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Poétique du Petit Corps

[1]Le corps-en-vie est quelque chose
de plus que le corps qui vit[*1]

 

 

 

Cet exercice de langage est une fantaisie poétique écrite à l’usage de ceux qui s’interrogent sur le corps, notamment les acteurs, les danseurs et toutes personnes désireuses d’approcher le théâtre et la danse.

Ce texte peut être conçu comme un exercice dont le but serait d’aider l’acteur/danseur à acquérir la connaissance du corps en représentation. Il peut aussi donner lieu à un spectacle.

Cette pièce poétique peut être interprétée par deux acteurs ou par deux groupes d’acteurs.

Le travail des acteurs/danseurs consiste à se l’approprier ; c’est-à-dire à le traduire en sensations et à les  offrir au spectateur.

Dans le premier cas, l’accent portera sur le dépouillement. Dans le second, l’aspect chorégraphique sera mis au premier plan.

Le sexe et l’âge sont indifférents.

Le texte sera enregistré et diffusé pendant le jeu, soit simultanément, soit en différé selon le degré d’étrangeté recherché.

Il peut être également dit par un récitant présent sur scène.

 Le corps, dans la vie quotidienne, est probablement ce qui nous est le plus familier. Nous l’utilisons pour vaquer à de multiples tâches. Il est rarement nommé, rarement pensé.

Dès que nous en parlons, dès que nous l’écrivons, il devient étranger, « extra-quotidien ». Il est cet objet complexe qui se définit par rapport à l’espace et au temps qui l’environnent. Les deux critères qui permettent l’approche du corps sont le mouvement et l’immobilité. Le corps est dynamique.

Le corps, pour exister, fait un long voyage. Il est l’objet de multiples traductions.

Le langage dilate le corps, lui rend ses différents niveaux de perception, en fait un objet poétique. De cette poésie naissent des images, celles d’un corps-en-vie.

Ce texte est une invitation à éprouver physiquement ce corps dilaté, à le réécrire dans l’espace.

 Le corps qui est proposé ici est double. Il s’agit de deux profils. Celui de gauche est une description du mouvement. Celui de droite fait référence aux sensations que peut provoquer un tel mouvement.

Le corps crée les conditions de sa propre présence, conscient de ses potentialités. Le corps est actif parce que réceptif.

 

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Bouger... Ne pas bouger
Ne pas bouger
Se dire bougeant

Immobile
Se dire immobile
En attente d'un tremblement si preste
Ou si long à venir...

Longue dérision de l'espace rebelle
Apte qui pourtant se veut doux limpide lucide translucide

Immobile figé inerte
Comme les statues d'antan qui dénigraient les mers inconnues.

Immobile par peur du mouvement
Qui abîmerait les jardins inondés de rosée                                   

Immobile
Le corps est dans le sépulcre des ans
Immobile
Le corps est là où tout n'est que tumulte jaillissement et tempête
En attente en tension
Il prête attention au silence de l'aube

Bouger : s'autoriser à bouger
Puis crier
Rayer le silence d'un cri

Changer la surface du monde
En esquissant un tout petit mouvement
Lâcher une pulsation
Là où il est

Ouvrir une béance
Et regarder la béance
Se voir dans la béance
Ne pas la refermer tout de suite
Y laisser s'installer l'oeil
Qu'il capte l'étendue du vide
Provoquée par le si petit mouvement

Laisser résonner le cri
Jusqu'à ce qu'il se brise...
Et refermer
Ne pas bouger
Etre immobile
Arc-bouté sur l'espace refermé

Rétention

Se taire aussi
Laisser le silence recouvrir le corps immobile

La lumière est blanche ou grise
On ne choisit pas
C'est selon
Mais sûrement pas les deux
Même alternativement

"ohé, remue-toi"
Le corps entend
Il trésaille
La tête pivote légèrement...
Mais non espoir en suspens

Très lentement elle se replace comme avant
Le corps s'endort

Un peu plus loin un peu plus tard
Dans l'obscurité un cri

Aigu bref
Comme une déchirure
Une lame tranchante dans le vide de la nuit

Encore le silence
Revenu brutalement comme
Le plomb qui scelle le mystère
Des jours et des nuits
Inquiétant comme
Une menace d'éternité

Le temps est long
Nul ne peut savoir
S'il poursuit encore son cours

Le rythme s'accélère
Extension rétraction extension   rétraction...
Puis...
Très vite ça s'ouvre ça naît

Fragment de corps

Loin du corps un frôlement
Presque imperceptible presque inaudible
Qui tente de repousser le silence
Là nu posé sur le vide
Naissant du rien

Comme au début
Un tremblement de l'espace
Une zébrure du silence

Trois secondes
Puis un nouveau frôlement
Audible cette fois-ci
Il se prolonge se répète s'étale
Il occupe maintenant tout le champ sonore

L'immobilité est défaite déconstruite
Le frôlement brouille l'espace le découpe le hache menu
Il freine le silence
Ca avance

Le bruit de la respiration
Ça prend de l'air et le rejette

Le rythme
D'abord saccadé s'apaise
Devient lisse régulier

Ca bouge
Naissance du mouvement
Ca  s'agrandit se rétrécit
On dirait un coeur
L'intérieur d'un coeur
Un coeur dans un corps ouvert

Le mouvement vient du coeur
Et le corps le fait exister dans l'espace.                                    

Le corps s'étale
Il occupe l'espace millimètre par millimètre
Ca s'étire se prolonge
Se rétracte puis s'élance de nouveau dans le vide demeuré intact

Le rythme s'accélère
Extension rétraction extension rétraction
Puis...
Très vite ça s'ouvre ça nait

Fragment de corps

L'espace est ovale
Comme une coupe remplie des fruits rouges de l'été
Il est là attendant qu'on le saisisse
A plein oeil
A plein nez
A pleine bouche
A plein cou
A pleine épaule
A plein bras
A pleine main
A pleine poitrine
A pleine taille
A plein ventre
A pleine hanche
A pleine jambe
A plein dos

La moitié gauche de la tête est éclairée
L'autre est pour l'instant inexistante

L'oeil  d'abord glauque devient lumineux
Il est gris-bleu
Gris plutôt que bleu en raison de l'absence de soleil
En cette fin d'après-midi d'hiver
Il fixe l'espace nu qui est devant lui
Lentement il se ferme

Il s'ouvre à nouveau doucement

Lorsqu'il est ouvert il se promène
Scrute la lumière avec avidité
Millionième de millimètre par millionième de millimètre
Centième de seconde après centième de seconde

Il ne voit nulle ombre
Mais découpe l'espace en fines lamelles phosphorescentes
Il attrape chaque rai de lumière
Comme s'il était le premier et le dernier
Qu'il lui soit donné de percevoir

L'oeil bleu-gris sourit
Fragment de corps qui s'invente...

L'aile gauche du nez seule est éclairée
L'autre est inexistante pour l'instant

La narine petite ouverture du visage
Qui monte vers le cerveau
Nuit caverneuse où s'alanguissent
Les heures de nos vies

La narine frissonne au gré de l'air
Le nez est le lieu de l'échange
Le lieu vide d'un miracle
Il consume l'espace au bruit d'air
Il inspire et expire
Compte le temps
Transforme l'air en  secondes
Et inscrit le corps tout entier dans son onde mortelle

Le nez aux cris de vie
Le nez aux silences de mort
Transpire les jours et les nuits
Il soupire le poids du temps
Le nez fait toujours face
Il ne se replie pas ne s'absente pas
Témoin muet présence constante
Le nez regarde devant lui
Les confins étouffés du monde
Il ne se trompe pas
Ne vole pas ne rêve pas d'une fausse apparence

Il draine le parfum des étoiles
Et le diffuse à l'intérieur d'un corps qui espère
Il hisse des profondeurs la moiteur des entrailles
Et expulse l'espace qui meurt de seconde en seconde
Au fond de notre enfer
Il mêle et démêle les odeurs du ciel et de la terre
Le nez fait toujours ce qu'il a à faire
Il n'est jamais dans l'ignorance
Et il a l'arrogance de ne jamais se tenir au repos

Mais le jour où  lui vient cette tentation
Il inspire la mort
Et il expire la vie
Alors il respire du cadavre

Fragment de corps irrévérencieux
Où naît et meurt le miracle

La moitié gauche de la bouche est éclairée
Pour l'instant l'autre est inexistante

Deux lèvres minuscules minces et roses
Douces comme deux pétales
Sont  posées là dans l'espace immense
Closes pour l'instant

Elles frémissent de temps à autre
Déjà prête à s'ouvrir
Peut-être déjà prête à dire
Les sons si lointains encore

Très lentement elles se décollent l'une de l'autre
Étonnées de leur soudaine unicité
Elles tremblent légèrement
Elles blêmissent imperceptiblement
Affolées d'être ainsi séparées
Elles inventent un cri un tout petit cri
Minuscule pont qui relirait
Ces deux continents condamnés à la dérive

Un tout petit cri
Infime presque inaudible

Un souffle à peine teinté de voyelle
Murmure mini-explosion de l'espace

Puis soudain l'air se gonfle
Il s'engouffre dans la petite cavité ronde
Qui s'agrandit
Eloignant  de plus en plus les deux petites lèvres minces et roses
Douleur
Nul espoir de réunification immédiate
Désespoir de succion

Le cri monte
Comme un artifice
Il défie l'air et le temps
Immense béance où un oeil peut regarder
Vibrer la langue
Elle aussi mince et rose
A peine plus foncée que les lèvres
Un peu plus loin la luette
Qui tremble au son furieux de cet unique cri

Le cri agace l'espace
Long et continu
Maintenant audible de toute part
La  bouche est tendue verticale
Jusqu'à se rompre
Comme à son maximum

Les mâchoires sont lourdes
Les intenses vibrations du cri
Les rendent douloureuses
L'intérieur des joues se granule
La salive se retire en petites vagues successives
Les dents se réclament les unes les autre
Leurs hurlements silencieux déchirent les secondes invisibles

Tout à coup le cri se rompt
Le silence s'épaissit
Le silence entre dans la bouche
L'air frôle les joues
Aplatit  la langue
Caresse les dents

Immobilise les lèvres
Tout se résorbe en un bâillement sourd
Et la bouche se referme doucement
Dans la chaleur d'une fin de journée

La bouche est close comme avant
Les dents fondent les unes dans les autres
Les lèvres minces et roses se recollent en un baiser silencieux
La nuit tombe

Fragment de corps qui se reconstitue                                       

Le côté gauche du cou est brusquement rentré dans la lumière
Le côté droit n'existe pas pour l'instant

Le cou relie et sépare
Il est lien et promesse de liberté
Maintenant la tête est hors d'atteinte
Elle est déliée du corps par ce long fragment de chair
Souple et majestueux
Rameau d'arbre au coeur du printemps

Le cou supporte et transporte
Il est le transfuge du corps vers le ciel
Il est voyage
Il est  naufrage
Le cou fait perdre la tête
Et la rive en une promesse faite à la terre
Il est indolence
Il est insolence

Droite ligne tel un hercule
Il permet de garder la tête haute
Le cou est fier
Le cou est le tiers
Unissant le jour qui pointe des entrailles de la terre
A la nuit qui tombe d'un possible firmament

Parfois il s'incline
A droite
A gauche
Oblique il change d'univers

Il joue à cache-cache avec l'espace
Il retient le temps
De haut en bas
Il se renverse
Avant arrière
Arrière avant
Il danse le cou
Il tourne le cou
Se ride se lisse
De seconde en seconde
Dans la longue suite des tout petits instants
Il roule le cou

Fragment de corps immobile qui bouge

L'épaule gauche est en pleine lumière
L'autre est inexistante pour l'instant

L'épaule est le bord du corps
Elle s'en échappe
Elle est la fugitive humant l'espace
Tout près d'elle le vide

L'épaule est retenue
Du bout de la clavicule
Petit os à la dureté de dentelle
L'épaule crie et se meurt de vouloir s'en aller
Vivre là-bas au-delà du corps
Elle ne peut pas
Elle se débat

Haute
Elle caresse la joue
Avide de tendresse
Peureuse elle cherche à se blottir se cacher
Se chauffer
Elle a froid de son impossible liberté
Elle demande à rentrer
Dans la joue
Dans le visage
Dans la bouche

Mais non
Elle doit rester là à sa place
Mais rebelle
Fuyant l'immobilité
Elle descend
Profil bas
Là aussi elle doit s'arrêter
Ne pouvant descendre plus bas
Par là non plus elle ne peut s'échapper
Elle est en berne

Alors
Elle se rétracte
Regarde en arrière
Visant le dos
Voulant enlacer sa soeur
L'omoplate
Là encore
Profil bas échec
Elle s'arrête
Immobile muette de mouvement elle attend
Puis tout doucement
En  catimini
Elle monte
Voulant toucher les cheveux de l'arrière de la tête
Mais là encore limite

Limites échecs et douleurs
Ramènent l'épaule à sa position initiale
Horizontale regardant l'espace vide à côté d'elle
L'épaule soupire

Fragment de corps emprisonné
Petit rouage en mal de liberté

L'éclairage se porte maintenant exclusivement sur le bras gauche
L'autre est inexistant pour l'instant

Le bras segment majuscule du haut du corps
Lourde immobilité qu'attirent les profondeurs de l'espace d'en-bas
Il est lourd au repos
Il pend le long du corps immobile
En attente de mouvements plus amples il se balance imperceptiblement
Arrière avant
Avant arrière
Et revient au milieu
En un point fixe il frêle le corps
Délicatement suavement

Puis lorsque l'immobilité ne lui convient plus
Raide il part en compagne
A la conquête de l'espace
Il fait le grand
Il fait le beau

Le voilà déjà à l'horizontale
Il s'est éloigné du corps
Il est parti là-bas dans l'espace
Joyeux il s'est élancé vers la gauche
Il découpe l'air
Le fend en deux
Il y a maintenant l'air du dessus
Et l'air du dessous

Le bras est libre
Il régit le monde à sa fantaisie
Ivre de son indépendance
Il se met à tournoyer
L'espace devient volutes
Grandes ou petites
L'espace devient trouées d'air
Myriades de bulles

Le mouvement se ralentit
Devient nul
Le bras décide
Il veut explorer d'autres contrées
Lentement                                                                    
Majestueusement
Il monte
Il grimpe aussi haut  qu'il le peut
Il revient dans l'axe du corps
Frôlant l'oreille
Se frottant contre les cheveux
En toute quiétude
Il respire le ciel

Il est la tentation du géant

Le bras devient lourd
L'espace se referme sur lui
L'espace reprend ses droits
Il réclame la virginité des hauteurs

Le bras tombe
Il s'immobilise à l'horizontale
Devant le corps
Autre déchirure de l'espace
Autre prolongement du corps
Fuite en avant
Toujours pour se détacher
Toujours pour respirer
Illusion d'infini
Marcher droit devant soi avec son bras
Saisir l'avenir
Attraper le temps

Le bras est souple
Il sourit au temps qui passe
Le bras est lumière
Il devient promesse du lointain
Présence d'un là-bas
Soudain le bras se raidit
Il désigne il crie
Il n'en peut plus d'attendre
Là immobile
Que quelque chose veuille bien se passer

Alors il s'enfuit le bras
Jusqu'à la douleur
Il se retourne
Jusque loin derrière le corps
Là où il ne peut plus être vu
Là où il ne peut plus rien voir
L'espace est aveugle
L'espace est sourd
Le bras se perd
Le bras s'étonne
Il est moins sûr d'exister

Il est retourné au temps d'avant
D'avant le corps
Il se cache derrière ses peurs

Le bras au bout de sa fuite
N'ayant rien découvert dans le temps des ombres
Le bras revient faible épuisé
A force d'avoir été tendu
Il se plie
Il se case
A force d'avoir été un
Il devient deux
A force d'avoir été ligne droite
Il devient segments perpendiculaires

Le coude désarticule le bras
Il a le pouvoir
On ne voit plus que lui
Le coude devient boule
Il fait danser l'avant-bras
L'envoyant
En bas
En haut
A droite
A gauche
Il multiplie les brisures
Il orchestre les cassures
La boule tourne
Le bras choisit son devenir

Le bras devient fontaine
Le bras devient cascade
Le poignet devient rivage
Il ourle le bras
Ultime parure du bras
Le poignet est un coussin soyeux
Sur lequel le bras s'endort
Il est le silence du bras
Son point de finitude

Le bras fragment de corps multiple
Dévoreur d'espace

La main gauche est sortie de l'ombre
L'autre est pour l'instant inexistante

D'abord un point fermé
Petit galet rond couvert d'un duvet blond
Cachant un secret sous les doigts repliés
Au creux de la paume lisse encore dérobée au regard

Le poing tremble légèrement
Il se soulève du sol presque imperceptiblement
Une petite excroissance apparaît
Il pousse le pouce
Il a déjà bouleversé toute la petite structure dure et homogène du poing
Une béance s'est créée
Les quatre autres doigts lâchent prise
Ils se détendent
Ensemble ils s'allongent sur le sol

Le mouvement est dérisoirement lent
Il prend un temps infini
Les ongles raclent le sol
Tout petit crissement quasi-inaudible
D'abord les premières phalanges se dressent
Comme quatre immenses montagnes

Au fur et à mesure que les doigts s'étirent
D'autres montagnes apparaissent
Repoussant les  premières qui déjà appartiennent au passé
Elles occupent déjà ce point reculé de l'espace le lointain

La paume est maintenant collée au sol
Le secret s'est répandu
Plus rien ne le retient
Sauf l'extrémité des doigts
Serres d'oiseau
Agrippant leur proie

Soudain comme dans un souffle
L'ultime extrémité des doigts se retourne
Les ongles sont enfin à l'air libre
Quatre petits miroirs reflétant le ciel

Les cinq doigts des mains s'écartent
L'espace nu apparaît entre eux et autour d'eux
Le poignet se détend et s'aplatit sur le sol
La main est là toute entière prête

Fragment de corps étale

Dans la lumière la poitrine est là
Seule la partie gauche est visible
L'autre est inexistante pour l'instant

La poitrine s'impose
Territoire qui s'étale
Trapèze d'en haut
Elle est large pleine
Supérieure
Elle est active riche inventive
Elle est mouvance interne
Protectrice du secret
Elle a la beauté de la vie ardente
Siège du départ et de l'arrivée des flux sanguins
Elle résonne
Caisse de résonance du tumulte de la vie
Elle explose
Elle compose la multiplicité des chants du monde

Tranquille
Elle se soulève et s'affaisse
Comme une mer en attente de son rythme lunaire
Elle est astre fixe
Chambre nuptiale des flux et reflux
La poitrine contient le soleil de l'hiver
Et les étoiles de l'été
La poitrine est inspirée
La poitrine est traversée
La vie et la mort tour à tour s'y engouffrent
S'y querellent
Y cohabitent
Un temps

La poitrine est une battante
Elle est victoire

Elle expire du sang noir comme de l'encre
Pour se remplir de l'air transparent de l'aube
La poitrine se bombe
Elle se bande comme un arc

Elle affronte le dehors
S'installe au coeur de l'espace
Et attend
Au creux de la nuit
Que le corps se rassemble et palpite
Tout entier
Alors la poitrine est arrivée
À irradier la terre-mère

La poitrine fragment de corps flamboyant

La taille s'offre à la lumière
Seule la partie gauche est éclairée
La droite est inexistante pour l'instant

La taille est mobile fine fière élégante
Elle ploie
Pivote
Se cambre
Elle visse
Elle dévisse
Axe horizontal
Liaison de l'axe vertical
Elle est la croix du tronc
Elle est mariage
Elle est mirage
Elle est anneau
Elle est berceuse
Fragile elle élance le haut du corps
Vers la gauche
Vers la droite
Vers  le haut
Vers le bas
Elle détient le pouvoir du sens
Elle déroute l'espace
Le laissant libre de tourner autour d'elle
Ou l'interrompant dans sa ronde

Alors le tronc est à l'oblique
A l'horizontale
Vers la gauche
Vers la droite
Vers l'arrière
Vers l'avant
Et retour
Tours et détours
Telle est la taille
Espiègle experte rieuse moqueuse

Fine elle a des allures de flamant rose en semi-liberté
Elle connait ses limites
Celles que le reste du corps lui a imposées
Elle ne va ni en deçà ni au delà
Elle ne renonce pas
Elle ne se met jamais en péril
Elle est la justesse du corps
Fière elle s'oublie dans sa verticalité
Elle prend des allures de roseaux
Qu'aucun vent ne peut faire courber
Alors elle devient arbre
Et s'invente des racines dans le ventre
Ses branches s'égarent dans la lumière du coeur
Ainsi elle résiste aux tempêtes du temps
Elle attend que le ciel s'apaise
Et que la terre fasse taire ses fantômes
Elle est seule vivante en ce moment d'éternité

Lorsque l'espace redevient lisse
Lorsqu'il s'abreuve à nouveau de silence
La taille prend des poses
Elle fait des mines et veut qu'on l'admire
Elle se tourne se détourne se retourne
Elle brouille l'espace
Le prend dans son tourbillon
Elle annule toute pensée
Et devient tendresse
La taille appelle
La taille devient ivre
Attente d'un autre possible
Elle devient cri
Le silence se meurt
L'espace s'agrandit
Et la solitude demeure
La lumière advient puis s'éteint
La taille est mourante d'absence

La taille fragment de corps qui se brise à la frontière du désir

Le ventre est en avant en pleine lumière
Presque entièrement visible
Seule une petite partie est restée dans l'ombre à droite

Le ventre s'étale
Paresseux et majestueux
Il se gonfle et se dégonfle lentement
Le ventre est habité de nuit
Il renferme les profondeurs de la terre
Il gronde sourdement
Il est le tonnerre des enfers

Il est une vaste caverne
Où les dieux se reposent

Le ventre est l'aube et le crépuscule du corps
Le ventre est deux
Il se remplit
Et se vide
Il protège les allées et venues
Du monde
Il est un gouffre
Il est une montagne
Il est le soleil des aurores boréales
Il est ciel et terre
Sang et eau
Ami et ennemi du corps
Il est réminiscence
Transcendance et repentance
Il est fatigue
Il est désir
Chant et silence

Le ventre avance
Il  tourne il vire dans l'espace
Sûr de lui
Il est le pistil du corps
Il est l'arrogance égarée du monde
Il est la droite
Il est la gauche
Il est le haut
Il est le bas
Il est union de la poitrine et des jambes
Il est la tête à l'envers
L'ombre inversée de la pensée
Le ventre pense avec les mots d'avant
D'avant la naissance
Avec les mots du silence
Le ventre tisse la lumière
Il rit avec les rayons d'un soleil en construction
Le ventre respire la poussière des étoiles
Il se tord de jouissance
Il crie au delà de dieu
Il est la turbulence de la mémoire

Il abrite les frissons de l'oubli

Le ventre fragment de corps du passage

La hanche gauche est maintenant dans la lumière
L'autre est inexistante pour l'instant

La hanche cavité blanche au milieu du corps
Posée là quelque part en un point de l'espace
Où nul ne peut atteindre
Le creux
Un plein qui est creux
Abri où l'on peut flotter
Intérieur blanc et sombre
Sombre blanc du dedans

Carapace dure et saillante
Solidaire et fuyante
En attente de brisure
Avançant reculant
Avançant reculant
Pivotant
Au rythme lent du reste du corps
S'ouvrant se fermant
S'ouvrant se fermant
Au gré des déambulations dans l'espace incommensurable

Petit îlot sombre
Où le bruit continu de la circulation des liquides
Arrive assourdi en quête de silence
De repos de douces inclinaisons
Chambre de calcaire
Montagne insolente de solitude
Où naissent les excès du mouvement

Imperméable aux cris
Et pourtant assaillie par eux
Dès l'aube du corps
La hanche bourdonne de frottements
Lents et sourds
Comme les années
Rapides et brutaux

Comme les soubresauts d'un ciel en tempête

Siège d'un tumulte aux allures de silence
La hanche se prend de convulsions
Tout en elle se grippe se contorsionne
Sans bruit
Sans aube florissante
Ni spasmes dissolus
Tout se déroule dans la blancheur
D'une nuit sans commencement ni fin

Fragment de corps éternel
Élan du mouvement immobile

La jambe gauche entre dans la lumière
L'autre est inexistante pour l'instant

Longue fine musclée par endroit
La jambe est là en équilibre sur la  terre
Dans l'espace incertain

On la voit de face
Du pied jusqu'à la hanche
Fragment longiligne d'espace occupé
La plante du pied légèrement arquée repose sur le sol

Les orteils joints blancs et nacrés brillent dans la lumière
Comme ceux d'une statue
Le talon est rond lisse et dur
Empreinte solidement ancrée dans la terre

Apparemment inoffensif le talon grogne mugit
Il voudrait fendre la terre
S'incruster en elle
S'inscrire en son centre
Prendre racine en son sein

Pour cela rien que pour ça
Le pied se cabre s'arc-boute
Se déforme
Il devient flèche incisive
Mordant le sol

S'enfonçant un peu plus à chaque pas
Sur place

Le talon pense
Le talon crie
Il entre en terre
Il triture une matière visqueuse
S'accroche en elle jusqu'à en éprouver le poids

La cheville casse se brise
Elle se recroqueville
Le pied se referme
Comme une hélice à la verticale

Le mollet se dégonfle comme une pompe
Il devient lisse et s'amenuise dans l'espace de la jambe
La jambe s'étire le genou se tend
Tous deux à l'extrême de la tension
Le genou petite boule ovale et spongieuse
Entrelacs de muscles et de nerfs
Dédale de circonvolutions veineuses
Visant l'harmonie parfaite
Ca se plie ça se tend
Ca se tourne aussi
Étrangeté  ronde entre deux espaces

Ou petit nodule entre deux lignes infinies

La cuisse est là bourgeonnante de rondeur
Enrobée de phantasmes amères
Elle n'est plus perceptible au sens commun
Ni dans sa rotondité  ni dans sa fluidité supposée

Pourtant elle attend que la jambe entière se tende
Secouée des spasmes de l'impatience
Elle se résout à une immobilité provisoire
Elle est la désireuse empêchée  de la jambe
Attachée au genou et à la hanche
Elle parle sa captivité rampante en une langue bégayante et subtile

Verticale la cuisse crie son immobile posture
Elle respire l'espace immédiat et rêve

D'une incertaine horizontalité à venir
Pilier en tension elle renferme
Le secret de l'imprévisible de l'être sur la bête

La jambe toute entière résiste dans l'espace
Lourde d'une histoire cent fois répétée
Elle enrobe les méandres d'une humanité balbutiante

Légère et lourde la cuisse fatiguée
Se repose dans le cocon de la hanche
Dans le noir elle tourne imperceptiblement
Plongée dans un sommeil de somnambule
Elle se frotte au mur de son refuge calcaire

Fragment de corps en tension
Fini dans l'espace infini

Le dos entre à son tour dans la lumière
Seule la moitié gauche est visible
L'autre n'existe pas pour l'instant

Le dos est le mystère du corps
Il est celui qui n'est pas vu
Le méconnu
Objet de la non-voyance

Il échappe à la connaissance du regard
Il n'est pas image
Il est imaginé

Le dos est alliance
Il est colonne
Tension vers le ciel
Et appel de la terre
Il est omoplates
Surfaces planes
Masses immobiles et mouvantes tour à tour
Se rapprochant s'éloignant
Il est vertèbres
Cervicales dorsales ou sacrées
Petites surfaces d'os trouées
Petits coquillages agglutinés à leur rocher

Mouvants et criants
Dans la tempête des mouvements brusques
Paisibles et langoureux
Au repos dans les bras des étoiles
Les vertèbres sont sacrées
Lorsqu'elles se nichent au creux des reins
Là elles retrouvent les anges
Et s'endorment au son de leurs louanges
Il est sacrum
Quand il s'offre aux dieux
Et qu'il s'enfonce dans la terre
Pour y puiser la force de la rectitude

Le dos est l'arbre du corps
Large long et puissant
Il est le Maître Sensible qui soutient et protège
Il est la parole et le silence
Pensée muette et sensation vive
Le dos est vieux
Il a mille ans
Seul il connait les siècles passés
Sur lui les années ont dessiné les chemins de joies et de souffrances
Il est la mémoire des tyrans et l'ombre des fées

 

Un peu plus loin un peu plus tard
Un autre espace
Une autre lumière
Blanche ou grise
Un demi-corps
Un autre demi-corps

La moitié droite de la tête est éclairée
L'autre s'est éloignée pour l'instant

L'oeil est humide
Comme l'aube d'un été
Il passe et repasse
Sur les images d'avant
Au fil de l'eau
Au  fil d'avant
L’oeil est en dedans
Il agace les souvenirs

Il pleut
L'oeil se noie en cascade
Il tourne dans la transparence du temps
Et se nourrit de son ventre
L'oeil du dedans est éclos
Oeuf de la pensée
Il visite un à un les nerfs rouges du silence
Chemins aquatiques
Où remontent les ondes de la mémoire

L'oeil s'agrandit
Il boit le cerveau liquide
Ivre il danse
D'image  en image
Tel un soleil humide
L'oeil du dedans
Aperçoit la lueur de l'âme

L'oeil du dedans sourit
Légende qui s'écrit

L'aile droite du nez est seule éclairée
L'autre s'est éloignée pour l'instant

La narine droite inspire la nuit du monde
Elle hume le parfum de l'hiver
Aspire le sel de la mer
Et s'étale dans la voilure dorée
D'une lointaine caravelle

La narine
Se dilate
S'agrandit
Se rétrécit
Comme un coeur en plein visage

Tendue d'algues frémissantes
La narine s'enfonce dans la nuit sinueuse du Mystère

Des perles d'eau vive
Se suspendent aux branches de sa faune sauvage
La narine est intérieure
Elle s'étire en un long couloir obscur
Fille de l'oeil
Et compagne de la joue
Mère de la gorge
Elle soude le visage en plein partage

Le nez du dedans
Se contracte
Se rétracte
Se plisse
Il parle aux nuits de l'hiver
Il râle
Grondement sourd
Colère tonitruante
Ou plaintes aigus
Il pleure des mots liquides
Souvent il se répète
Noyant l'espace de ses humeurs aqueuses

Le nez de dedans
Se retire
Respirant sa honte
Fumant de fatigue
Il se ferme au jour

Entrant dans l'espace noir de ses fantômes
Il emprisonne l'air du soir
Le malaxe
Le triture comme une terre dérobée
Vacarme combat
L'air s'assèche
Se durcit se cabre
La narine se resserre
L'air crie à l'étranglement
Il monte descend tourne
Se détourne se retourne
Claustrophobie
Sa détresse n'a de limite que le son rauque de l'expire
Déchirant la nuit de son cri indompté

Le nez du dedans s'apaise
Il respire sa légende

La moitié droite de la bouche est éclairée
L'autre s'est éloignée pour l'instant

Derrière les dents de devant
Vitrine de la bouche du dedans
S'étale la langue
Apre secret du silence
Grains de beauté
Des mots en devenir de tendresse

La langue est aux aguets
Elle s'enroule dans tout ce qui la frôle
Surface bourgeonnante de terreur

Elle est aventurière
Elle se laisse emporter
Par le sel de la mer morte
Par l'humus sucré des fleurs d'été
Par le poivre du soleil noir
Par l'amertume d'une lune rose

La langue s'étire comme un chat langoureux
Elle est l'âme humide du jour qui décline
Elle se fait belle de nuit aux allures d'hortensia

Qui gémit de plaisir quand l'aube verte défait le minuit triste

La langue se tortille
Quand la salive la recouvre
De ses perles fines
Elle se baigne dans sa mer intérieure
Nue et vierge
Heureuse dans son printemps
Offerte à sa solitude bienheureuse

La langue danse
Dans la bouche du dedans
Elle s'appuie sur les dents
En haut
En bas
A droite
A gauche
Elle bondit
Se colle au palais
S'arc-boute
Fait le gros dos
Bonheur du mouvement
Elle s'arrête
Etourdie par la musique de son propre silence

Elle cherche de la compagnie
La langue
Alors telle une fillette ensommeillée
Elle se blottit contre la joue droite
Celle qui l'a toujours protégée
L'a toujours conseillée

La joue est un rivage
Large et longue
Humide et chaude
Imbibée de tendresse
La joue est mère
Hors du temps
Elle est le secret  de la bouche
Elle est la vibration interne du monde
Et la chair du silence
Elle ondule

Elle frissonne
Se gonfle
Se dégonfle
Elle renferme la racine du sourire

La bouche du dedans
S'arrête au seuil du malheur
Bonheur humide d'une nuit révélée

Le côté droit du cou est éclairé
L'autre s'est éloigné pour l'instant

Le cou du dedans
Gazouille
Oiseau vertical
Qui s'étire au grand soleil cervical
Le cou gesticule bascule
En un gargouillis de gorge
Qui remonte
Qui redescend
Boule de cinabre qui se serre et se desserre
Petit trou haché d'air
Gorge serrée
Angoisse d'air
Douleur d'enfermement
Déesse égorgée

Le cou est une cheminée qui fume les soirs d'été
A l'heure où le monde s'endort
Conduit tapissé de suie rouge
Échafaudage fou qui s'enroule
Et se déroule
Au rythme du temps
Au rythme des saisons
Le cou roucoule
Il est chute des sangs noirs de l'aube
Il est torrent limpide de salive blanche
Gerçure du son étouffé
Le cou bat comme un pouls tuméfié par la peur
Le cou craque comme un arbre mort
Le cou à la face d'hercule
Et aux jeux bondissants du taureau

S'enlise dans la moiteur d'un corps à naître

Le cou du dedans
Est passage des dieux
Il est Inspiration et Expiration
Coeur et tête
Il est espace d'en haut
Il est espace d'en bas

Le cou du dedans
Est la trace d'un soleil brûlé

L'épaule droite est en pleine lumière
L'autre s'est éloignée pour l'instant

L'épaule du dedans
Est ronde comme un soleil
Chaude comme la mer de l'été
Douce  comme un baiser oublié

L'épaule du dedans
Palpite sous le vent de sa peau
Elle tremble
Elle a le coeur sur les lèvres
Lorsqu'elle veut voltiger dans l'espace
L'épaule hurle
Lorsqu'elle se brise
Elle craque
De ne pas vouloir reste à sa place

Envol de douceur
Espoir de chaleur
Urgence de liberté à venir
L'épaule s'enivre de colères défuntes
Sans cesse elle se cabre
Assoiffée de tempêtes sidérales
Qu'aucun dieu ne lui a offertes
Elle aimante les pièges du passé
Et capte les spasmes d'un futur inventé
Elle hante la mémoire d'en haut
Elle se frotte aux étoiles d'en bas
Et renifle les parfums surannés des temps

L'épaule du dedans
Est à la dérive
Affolée par les vents chauds
De l'autre rive invisible
Dont elle rêve les contours
L'épaule soupire
Prise d'un soudain vertige
Elle se rétracte
Elle se contracte
Poulpe agacé de lumière
Elle se cache dans son étoffe rose
Comme une grande dame boudeuse
En mal de caprice
L'épaule descend
Solitaire dans sa nuit sans lune
En attente d'un autre jour
D'un autre rêve
D'un autre ciel
Sous lequel elle pourra recommencer
Recommencer à vouloir être libre
Recommencer à espérer
Recommencer à attendre
Attendre l'autre
Une autre
Une autre aube tremblante

L'épaule de Dedans
Est une presqu'île
Sur laquelle
L'espace s'assoit à califourchon

Le bras droit est seul éclairé
L'autre s'est éloigné pour l'instant

Le bras droit du Dedans
Est rempli de sable blond
Qui descend lentement
Vers le centre de la terre
Des milliers de grains de sable blond
S'égrènent lentement
Image fluide d'une éternité fuyante
Le bras murmure le temps

Petit écoulement incessant
Et douce mélopée
La chair rose chante des chants
Que nul n'apprendra jamais
Connus par elle seule
Chants de lotus verts
Qui résonne de haut en bas
De bas en haut

Les soirs d'orage
Où l'été tombe dans son abîme
Le chant devient strident
Il s'élance vers l'espace d'en haut
S'endort dans le coeur noir d'une étoile filante
Le bras du Dedans devient lumière

Puis à l'aube rouge de la terre
Le chant s'apaise
Il est maintenant murmure
Il rôde en avant du corps

Le sable blond a bougé
Longue langue dorée
Qui caresse l'espace
Doucement
Lentement
Le bras du dedans tombe
Épuisé à force de chanter
A force de murmurer
Il tombe dans des silences
Ruisselants de mer
Le bras du dedans se repose
Dans la chaleur blonde du temps
Il devient un soleil immobile

Rond jaune et rose
Qui brise l'horizon
Sable lunaire
Petite île qui émerge des flots
Rocher couvert de goémons
Le coude danse
Et le chant tourne

Et le chant grince
Le sable blond se sépare de la mer
La mer descend
Le sable se creuse
C'est l'heure de la brisure
L'instant de la musique des tempêtes tropicales
Le bras du dedans fait naufrage
Se coupe en deux

Il y a l'avant
Il y a l'après
Et toujours ce sable blond
Qui coule de bas en haut
Et bute sur le poignet
Dernière digue avant la mer
Là où le temps se sépare
Trou noir

La main droite est seule éclairée
L'autre s'est éloignée pour l'instant

Le poing du Dedans est dur
Comme une pierre
Sauvage comme la terre noire des profondeurs
Solitaire et amer
Comme un hiver précoce
Le poing est dense
Il est lourd comme les jours de détresse
Immobile nu oublié

Carpe et métacarpe
Se balancent enlacés
Ce sont les poissons de la terre
La joie et le bonheur des soirs d'été

Phalanges
Phalangines
Et phalangettes
Se jettent les unes sur les autres
Joyeuses
Alors le poing du dedans éclate
De rire

La paume est chaude
Comme un volcan qui s'éveille
Comme une tendresse qui se souvient
Douce et lumineuse
Elle grandit
Doucement doucement

Les doigts ajourés de dentelle
S'étirent  comme cinq longs fleuves d'argent
Ils appellent chacun leur horizon
Ils explorent chacun leur mystère

Les doigts du dedans se racontent
Des histoires de courants d'air
Et dansent au grand vent d'hiver
Ils tressaillent sur le piano du temps
Humecté de pluie
Flic floc

La main du dedans
Est une poupée gigogne

Seule la partie droite de la poitrine est éclairée
L'autre s'es éloignée pour l'instant

La poitrine du dedans
Est une vaste caverne ombreuse
Où  palpitent les ondes du temps
Elle est le miracle de l'amour
Liquide et solide
La poitrine s'amuse
Entre ciel et terre
Elle est poumons
Coeur
Seins
Sang
Rond
Carré
Rectangle
Un oiseau pourrait s'y cacher
Un oiseau pourrait y chanter

La poitrine du dedans
Est un orchestre multicolore
Le coeur bat doucement calmement
Son coloré du temps qui passe
Son aux airs de sauterelle
Le coeur bondit dans la lumière de l'aube
Le coeur s'affole en  plein midi
Regrettant l'heure des certitudes
Le coeur s'apaise lorsque le soir revient

Il croise le sang avec ses petits frères artères
Il croise le fer avec le poumon rose et noir

Le poumon chante dans la poitrine du dedans
Il parle de la terre des arbres et du ciel
De la mer qui s'étire au-delà de lui
Le poumon parle les mots de l'air
Il entend les mots du silence
Il est l'oreille qui se tait

Le poumon crache le feu noir de l'enfer
Il est la flamme rouge qui irradie la poitrine du dedans
Lieu des messes noires
Où le diable danse avec ses muses
Le poumon blasphème

Dans la poitrine du dedans
Aux premières heures de l'automne
Quand revient la douceur de la lampe allumée
Dans la caverne ombreuse
Règne le silence des meutes apaisées

La poitrine du dedans
Est un long printemps qui s'endort

Seule la partie droite de la taille éclairée
L'autre s'est éloignée pour l'instant

La taille du dedans est une forêt
Qui se balance doucement
Au détours d'un printemps
Enchevêtrée de lianes roses

Cachées sous une mousse bleue
Des rainettes palpitent au bord de quelque étang secret
Des libellules diaphanes dansent dans le silence d'un soleil brisé

Le temps bascule dans la taille du dedans
Il se vrille
S'enroule
Se déroule
Tombe
A gauche
A droite
En haut
En bas
Le temps devient goutte de pluie
Dans la taille du dedans
Le temps résonne
Se tisse
Se lime
S'épouvante

La taille du dedans
Devient lilas mauve
Aux contours de mai
Framboise
Dans les landes de l'été
Raisin aux fleurs de septembre
Noix
Orange dans le soleil noyé de l'automne
Rose de noël dans le hululement de décembre

La taille du dedans
Est un tulipier d’Amérique
Un baobab d’Afrique
Un gingobiloba du Japon

La taille du Dedans
Sent le jasmin et le réséda
Le camélia et la clématite

Des cris de corbeaux et d'oies sauvages
Déchirent le ciel rose et blanc
De l'intérieur de la taille

Ils embrassent ce pays de mystère
Où l'âme des fées se tisse
Et se suspendent à la candeur des matins oubliés

Ce pays du fond du temps
Aux allures de mémoire engourdie
Où le secret reste intact
Il est là flamboyant calme et joyeux
Il est l'ombre qui danse
De fruit en fruit
D'arbre en arbre
De fleurs en fleurs
Il est l'onde de l'eau
Silencieuse et pure
Ruban d'aube qui attache la nuit au jour

La taille du dedans
Est un voyage de perles d'eau
Qui s'étirent
Vers la droite
Vers la gauche
Vers le bas
Vers le haut

La partie droite du ventre
Est en pleine lumière
L'autre s'est éloignée pour l'instant

Le ventre du dedans
Est un vaste vaisseau lunaire
Où se reposent de tout petits soleils
Posés sur la nuit rouge
Ils sont bercés par l'apesanteur

Leurs danses ressemblent à celles des poissons
Inconnus d'eux
Ces tout petits dieux au profil de crépuscule
Habitent des cathédrales noyées
Où le temps bascule dans la joie des jours d'avant
Avec un bruit de torrent artificiel

Dans le ventre du dedans

La voilure d'un grand navire blanc
Se gonfle et se dégonfle
Au gré des tentations de l'air
Le ventre s'agrandit
Se rétrécit
S'enivre
Et s'endort
Se pâme
Se meurt
Se bouscule
Et se jouit

L'estomac  s'ouvre
Il est béant de chair
Il admire la saveur des liquides tièdes
Il tombe en pâmoison devant les régals de la terre
Et se tord dans les abîmes de l'abondance

L'intestin au labyrinthe de soie
Et aux senteurs d'héliotrope
Se vrille au moindre chagrin

Ses branches surchargées de givre
S'endorment dans la froideur de l'hiver

Le foie aux lames roses
Gorgé de sucs
Respire la pureté légère d'un printemps
Aux flagrances de santal
Aux relents de figues fraîches
Le foie digère la lumière de toute pensée
Il est le sceptre pourpre du ventre du dedans

Le ventre du dedans
Est le chant du corps
Musique profonde des entrailles
Sons bondissants de la galaxie
Arpèges en ut majeur
Epousant des mi bémol

Le ventre du dedans
Est la farandole sucrée des mondes à venir

La hanche droite est maintenant éclairée
L'autre s'est éloignée pour l'instant

La hanche du dedans
Est frontière
Elle sépare le haut et le bas
L'un et le deux du corps
Elle est pliure
Aux raies de pluie fine
Qui dégoulinent
Le long de ses murs de calcaire
Son silence est l'envers d'un cri de douleur

La hanche du dedans
Est un mausolée de marbre rose
Aux allures de coeur essoufflé
En attente d'un improbable battement
Demeure secrète et douce
D'un pharaon hors du temps

La hanche
Se dévoile
Se dessine
Se griffe
S'échancre
Balbutie
Le désir de quelque époux inconnu

La hanche du dedans
Danse aux sons d'un tambour brisé
Elle monte
Elle descend
S'ouvre
Et se ferme
Elle prend des airs de virgule
D'accent  circonflexe

La hanche du dedans
A des faux airs de victoire
Elle s'enivre des batailles
Qu'elle n'a pas mené
Elle se veut folle

Exubérante
Alors qu'elle n'est que sagesse
Et silence

La hanche du dedans
S'érode
Il pleut des étoiles dentelées de brouillard
Au dedans d'elle
Elle se craquelle
Elle se brise
Se fracture
S'immole
Se consume dans les flammes
De son propre autel

La hanche du dedans s'apaise
Elle est entrée dans la jouissance éternelle

Seule la jambe droite est éclairée
L'autre s'est éloignée pour l'instant

La jambe du dedans
Est un cylindre de chair rose
Où se rencontrent le ciel et la terre

Le haut et le bas
L'avant et l'après
Le proche et  le lointain

La jambe du dedans
Aspire la terre
Elle suce la moelle des enfers
La langue d'Héphaïstos titille le talon
Elle chatouille sa surface trop tranquille
La picote
L'agace
Lui fait pousser des soupirs d'outre-tombe
Espérant recueillir  son cri
Mais le silence blanc du talon
Règne en maître sur la terre
Le talon tombe et retombe à chaque pas
Muet et pesant

Il combat l'Ange des ténèbres
L'enferme dans le sein noir de la terre

Alors la cheville craque
Comme du bois mort
Elle se comprime
Se déchire
Se fend
Elle brûle avant de se tendre
A l'aube d'un autre pas

Les orteils se crispent
Petits anges hargneux
Petits dieux trompeurs
Aux colères multiples
Et irraisonnées
Ils reniflent la poussière d'en bas

Le mollet s'étire
Jusqu'à se rompre
Il devient lourd
Comme une barrique
Remplie de mauvais vin
Il est l'oiseau de chaux vive
Englué dans les marécages

Le genou nage
Il s'ouvre
Et se ferme
Comme les branchies
D'un requin d’Océanie

La cuisse se contracte
Elle tient bon
Elle tient fort
Jusqu'à la douleur lourde
D'un soir d'orage
La cuisse se détend
Elle est une goutte de pluie
Longue et effilée
Qui tombe
Au milieu d'un désert

Elle est espérance liquide
Harmonie retrouvée
Soupir de satisfaction
Au bord d'une jouissance à venir
Elle tremble
Elle frissonne d'aise
Enrobée d'une peur délicieuse
Molle et souveraine

La jambe du dedans attend
Elle vient de comprendre
Qui elle est
La surprise bienheureuse
D'un mouvement possible
Bloc de granit sombre
Devenu plume de geai rouge
La jambe s'étale
Au soleil rose de l'aube

Le dos est maintenant éclairé
On ne voit que la partie droite
L'autre s'est éloignée pour l'instant

Le dos du dedans
Est l'île déserte de la pensée
Il est l'onde méconnue de la lumière
C'est  un ciel d'orage menaçant et silencieux
Gris perle et jaune d'avant la tempête
Vaste plaine où l'écho se perd
Là où se nouent les douleurs de la raison

Paysage désolé de granit mauve
Où frétillent encore les crabes noirs
Qu'une mer ancienne a négligé d'engloutir
Débris d'un cauchemar vaincu

Mais le dos du dedans
Essaie d'être fier
Il se veut mur de soutien
Rempart
Arbre solaire où se cachent
Les grands rapaces de la nuit

Au petit jour
Ils dansent dans une allée de galets roses
Et prennent leur envol
Poussant des cris d'oiseaux de mer blessés

Dans le dos du dedans
Il y a des soleils qui s'ennuient
Et des étoiles qui crient
Des nuages qui filent vers demain
Il y a des silences qui s'étranglent
Des murmures qui s'épuisent
Des hoquets désenchantés
Le dos du dedans
Est plat comme une aurore
Long comme un mystère
Large comme l'amour
Courbe comme l'hiver

Au creux des reins
Se cache le désespoir des jours
Et la noirceur des nuits sans sommeil
La fièvre des rêves inaccomplis
Et le cri des goélands noirs

Dos du dedans
Au coeur de soucis
Aux sons de nuits
Aux tremblements de ciel rose
Aux ailes rognées
Aux aventures déjouées
Aux mille lunes en pleurs
A l'heure des secrets éventrés
A l'accent de déraison
Faune sauvage aux allures d'hippopotame

Sois en paix avec les étoiles des grandes mers
Et les baisers du vent de l'hiver

13juin 2000
 

[1] Eugénio Barba "Le Corps Dilaté" in "Un Dictionnaire d'Antropologie Théâtrale L'ENERGIE QUI DANSE - L'Art de l'Acteur" p. 34 Bouffonneries n° 32-33


 [*1]Eugénio Barba "Le Corps Dilaté" in "Dictionnaire d'Anthropologie Théâtrale L'ENERGIE QUI DANSE - l'Art de l'Acteur" p 34 Bouffonneries n°32-33