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Portes de l’anonymat, à l’usage d’un long voyage en Chine

 

Tu es la dernière de ta génération. Le jour, tu dors et veilles sans savoir s’il est tard.
Les bouffées blanches d’un feu d’herbes sèches traînent sur le pré. Pas un arbre ne bouge, comme impatient de fuir.
Des enfants organisent des courses et un cache-cache avec un chien qui jappe. Ce soir, le feu fumera encore. Il s’élancera droit comme un mélèze.
Qui d’autre oserait venir dans ce coin sans hiver, ni samedi, ni dimanche ?
La nuit, on t’entend vouloir mourir le cœur sec comme une souche.
Disparue la foule au sorti de l’immeuble, comme elle s’égayait dans les rues, telle une nuée de sauterelles sous les pas.
Reste l’amer et la peinture des nuages, une vie qui se faufile, coasse, barbote avec sa tête d’oiseau absorbée par le jeu du « je te vois, te vois pas. »
Dans tes yeux, nul paysage mais des éclairs de chaleur et l’impatience des vagues,
Tu tombes d’un envoûtement à un autre, sombres sous la charge d’un temps qui ne t’appelle plus.
La mémoire avec sa langue étrangère se vide elle aussi. Personne avec qui ramasser les filets, avec qui ravauder le blanc et le noir.
Chaque instant te blesse avec ses eaux profondes, et que faire du ciel et des étoiles et de l’unique chemin qui rentre en forêt et disparaît ?
Avant tu marchais dans le froid, tu espérais le soleil et les eaux sur la campagne.
La voix de nos pères te chantait à l’oreille comme un ruisseau. Plus rien sur ta page de silence.
Pourquoi la fraternité est-elle si fragile ? Ta main dans la mienne ouvre au vertige et c’est lui que j’embrasse.

 

Combien de justes ont-ils ouvert l’œil aujourd’hui ? Combien d’affligés ont-ils été consolés ? Combien d’opprimés secourus ?
Seront-ils assez nombreux pour entretenir le feu où chacun puise le mystère de sa vie ?
De grandes feuilles rousses roulent au vent telles un visage brûlé d’absence.
Est-ce lui, cet homme maigre perdu dans les étages ? Ou ce couple qui pousse un caddie,
Ou ce prêtre fidèle à l’enfant qu’il fut ? Ou ce clochard ayant vécu dix-sept vies et qui se tait, efface une à une ses pensées
Pour qu’il n’en reste qu’une, comme un soupir au milieu du désert, comme un lion assoupi au milieu de la bergerie ?
Lequel d’entre nous sera le sage sur qui va reposer tout le jour de la terre ?
Le monde s’effondrera demain. Le monde, comme un rêve impossible et les âmes aussi s’éteindront.
Mais il suffit qu’un seul repousse la mort du bout des lèvres. Seras-tu celui-là ?
Un acte, une pensée pour que s’écartent les limbes qui rongent la ville et les champs,
Pour que se déchirent les forêts d’amertume et d’impudeur. Nul spectacle en ce monde mais une circulation de particules
Qui pénètre les cœurs et réclame son lot de sang, veut un pas de plus sur le chemin, seulement un pas.
Une heure offerte à l’observation d’un arbre suffirait, ou la poursuite de la lumière sur le visage d’un passant,
Ici à Paris ou là-bas aux confins de l’Ouzbékistan. Une heure de paix suffit pour vaincre le monde.
Il n’est pas nécessaire de désespérer pour vivre.

 

 

 

à Ossip Mandelstam

Tenir le crayon pour se disperser soi-même, les yeux levés jusqu’à n’être vu que chose parmi les choses, simple écho des vents et des astres.
Éprouverai-je alors ta main à l’ouvrage aux côtés de la mienne ? Le soleil tombe sur ton front,
Ta chevelure brille. Je ne te connais pas, mais seulement ton image sur la couverture d’un livre.
Tu viens pourtant de remplir cette journée, avec la mousse verte des bords du macadam,
Paysage de l’intime, arrière-pays d’un jour faiblement contemplé. Je laissais mes enfants à l’école,
Maintenant je lis les reflets d’un goudron qui s’oublie sous la foule des pas.
Tu es de ce théâtre, toi dont je ne connais pas la voix, un dans ce théâtre ouvert et anonyme
Que je disperse avec gravité comme des braises qu’on éloigne pour que monte le dernier silence.
Je pèse l’or de ton chemin, plus profond que le repos et la mort. À quand la respiration avec ce qui fut et demeure ?
Les mains ne sont pas assez ouvertes, la parole pas assez espérante ni assez fière de la lumière et de la nuit.
Buvons, buvons ensemble, que nos empreintes gardent mémoire l’un de l’autre ! Si seulement nous étions vraiment de glaise, un parmi les rivières et le ciel,
Souples comme les insectes qui palpitent si bien avec l’univers, ou friables comme la pierre !
Non, ce n’est pas le manque mais la plénitude qui nous effraie, non pas le cri mais la parole.
La mort mène si bien d’un visage à un autre. Elle garde la résine et la sève de chacun sur ses humbles collines.
Elle porte une palpitation d’azur que je voudrais vivre à tes côtés. Remue tes lèvres encore, redis-moi le jour libre, libre à l’envie,
Nous fûmes comme la fougère et l’hirondelle, rois tandis que la nuit déferlait sur nos visages.
Sans honte, nous avons pénétré l’univers. Il est comme du pain avant que le jour ne s’illumine.
Je vais te perdre et te pleurer, toi que mes jours n’ont jamais abrité, toi plus présent en moi que tant d’autres visages.
Je referme ton livre de poèmes. La vérité est ce pleur qui lentement s’éteint contre elle.

 

 

En fin de nuit, j’aspire à la prière comme un éveillé de la terre espère après le soleil,
Après l’infini tremblement des feuilles, après l’oiseau immobile interrogeant l’univers, tel je suis en prière,
Au-delà de toute conscience, à l’extrême de l’humanité, en ce lieu où elle s’approfondit et boit le lait du vivant.
Ainsi je te parle, avec des paroles que je n’ai pas conçues ; ainsi je circule avec un peuple sur quelques brisées,
À l’écoute de la nuance, en quête de fruits et des prières qui peuplent ce monde.
À quand le cri de la louange qui est la souveraine liberté ? Patience sur le chemin des faiblesses.
Et pendant que le monde se découvre, tu travailles mon esprit pour qu’il marche vers une plus grande identité,
Qu’il se règle à la minutieuse horlogerie de tes vœux les plus secrets, qu’il se joigne aux artisans de la paix,
Puisque chacun de nos actes est plus rouge que le soleil et plus fragile que le blé.
Règle-moi, ô mon Dieu, toi seul connais ce que j’espère et sais comment m’y conjoindre !
À toi d’intervenir, dans ce laps de temps si mince où je vis, où je m’abandonne, plonge
Dans cette espèce de distraction fondamentale, dans ce temps de pure liberté où je me confie
Au plus humble et au plus fidèle d’entre nous.

 

 

à Réginald Gaillard

Le jour s’incline et j’assiste muet au spectacle, tel un grain d’ombre sous la forêt des constellations.
Un vent se mêle aux arbres immobiles. Une voiture glisse entre des champs craquelés de mauve. De quel visage disparu
Se moque un mamelon se couvrant de rose et de fausse gaîté ?
Un genévrier racle la route. La ferme se retire. Elle patientera jusqu’à l’heure de la traite,
Avec le bleu cendré de l’herbe au bord du chemin.
Le monde s’use mais nulle plainte à ses lèvres. Il boit la mort d’un long regard immobile.
J’entends les vies d’autrefois, les hommes marchant avec la même haleine et la même peine.
Les noms changent, mais la source est toujours là.
Quelque temps encore, après le cri des oiseaux dans le soir et l’aube ira se perdre sur la plaine encore fraîche.
J’apprends la continuité dans l’attente, la course d’un poème dans la pénombre d’un jour.
Une force tourne la terre vers le drap brossé des étoiles. Je voudrais l’éprouver comme les vagues de l’océan.
Il n’est pas interdit d’aimer la terre, de chercher comment elle se façonne et enracine nos esprits dans l’espace.
Un temps et l’humanité rejoindra sa demeure où brûle la lampe de la promesse.
Je chante son détachement, la beauté de ses doigts, ses épousailles avec les oiseaux et la terre.
Comme elle brille dans nos mémoires, comme elle est disponible à l’innommable !
J’apprends et j’ai soif du jour comme l’herbe au matin – voilà si peu d’heures que je vis,
Tandis que mon visage diminue et s’ouvre à l’ouvert, si proche du feu et de l’eau qui coule dans le sol.
J’écoute la nuit qui respire, le vent qui traverse les places et les rues de nos villes.
À genoux, comme les rois mages face à la noire beauté de l’étable, j’embrasse la pauvreté de nos paroles.
Dans ma main, une motte de terre. Je devine les cieux dans le murmure des dernières feuilles de l‘automne.

 

Éditions de Corlevour. 2012