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Portrait de Ricardo Paseyro

Parmi mes amitiés, Ricardo Paseyro représente un cas à part. Car je ne comprends toujours pas comment, en seulement deux ans — nous nous sommes connus en 1998 —, il est devenu l’une de ces rares personnes avec lesquelles on a la sensation que l’on peut s’abandonner sans restriction, en toute confiance, au flux des mots et des idées, sûr qu’il va toujours nous saisir, même lorsque l’on ne parvient pas à formuler ce que l’on ressent. Comme ce sentiment est le propre des vieilles amitiés, j’en suis venu à penser que Ricardo Paseyro possède l’art exceptionnel, paradoxal, de transformer un ami récent en vieil ami, de conjuguer, presque miraculeusement, la fraîcheur de la nouveauté avec la maturité de ce qui a été éprouvé au long des années.
Nous nous sommes rarement vus, mais nos conversations ont toujours été longues et intenses. Ricardo raconte toujours des choses (et comme il sait bien les raconter !) qui ne laissent personne indifférent. À son écoute, on ne sait qu’admirer le plus : sa passion, cette passion qui n’exclut nullement le plus soigneux discernement, ou son intelligence, une intelligence qui va toujours plus profond. Si sa capacité pour le dialogue a eu la vertu de me le rendre aussi proche, la lecture de ses poèmes m’a fait entrer par la grande porte dans le cercle de son intimité.
Ricardo Paseyro est aussi un cas à part parce qu’il réunit en sa personnalité une série de qualités qui ne vont guère ensemble. Il concilie en lui la réflexion et la vivacité avec lesquelles il parvient à déchiffrer le sens des étranges évolutions du monde qui nous entoure, la force de la passion et une exquise modération, que seule une pratique des formes poétiques — unique enseignement authentique pour Ricardo — a pu lui concéder. Mais ce qui brille plus haut chez Paseyro, c’est son sens de la liberté et de la civilisation ; de la liberté contre toute forme d’oppression — y compris ces formes, subtiles et non moins onéreuses, qui se dissimulent sous la rhétorique de prétendues libérations —et de la civilisation contre toute forme de fanatisme. Dans un monde où tant de ceux qui passent pour grands — je me réfère surtout aux écrivains — ont courbé la tête devant des pouvoirs dont la monnaie courante est et était l’oppression, l’intolérance et même l’extermination du dissident (je pense à des phénomènes comme le stalinisme, le maoïsme et ses luxuriantes séquelles) jusqu’à vendre leur âme pour une poignée de propagande, Ricardo Paseyro a gardé l’esprit libre, sans pour autant perdre son intégrité d’un iota. C’est à la seule clarté de ses idées ou à son seul art poétique qu’un tel miracle peut être attribué.
À Paris, en juin 1963, Carlos Edmundo de Ory est parvenu à attraper avec le prénom et le nom de Ricardo Paseyro, en seulement quatre vers, une ressemblance qui vaut bien mieux que le portrait le plus expressif. Qu’on me permette de me l’approprier, car il synthétise fort bien ce que je ressens moi-même :

Ricardo ardente ardeur
Paseyro passe
passe vite et sans t’attarder
vers ton autre demeure.

C’est bien cela. Il y a chez Ricardo Paseyro, dans ses vers comme dans sa personne, une sorte d’ardeur incessante, comme si sa propre substance distillait, à la manière du phénix, un combustible qui toujours se renouvelle. Cette ardeur, aussi tendre que le bois du chêne — car, chez notre poète, rien ne résonne au crépitement des bois spongieux —, est due, je pense, à un intime besoin de traverser légèrement le monde, d’arriver vite, sans tarder, à ce lieu mystérieux et attrayant comme un aimant au pouvoir infini qu’Ory appelle « son autre demeure ».
Ce que je viens de dire a un air mystique, et je ne le nie pas, bien qu’il s’agisse d’une mystique à part. Dans un poème intitulé « Annonce » (1998), Paseyro dit avec un sens de l’humour qui ne cache pas la profondeur du concept :

Je me présente en mystique
d’un Dieu tout néantistique.

  (Pièces d’échecs)

Ou, mieux encore, disons-le avec ces deux vers, de 1965, intitulés « Art poétique », qui reflètent, outre cette disposition, le sens peut-être le plus intime de sa poésie :

Du vertige de l’eau
tout à coup s’élance une mouette blanche.

  (Dans la haute mer de l’air)

Est-il possible d’exprimer avec moins de mots, avec d’aussi simples mots, suggestifs, exacts, inépuisables, inattendus, le sens profond de la poésie ?
Poète de la condition humaine, Ricardo Paseyro, en de nombreux vers, se dépeint comme un nomade, un passant, un rapide visiteur de ce monde, et nous ne tardons pas à découvrir la plus radicale condition de l’homme, son destin. Nous en avons un bon exemple dans le poème intitulé « Je suis un visiteur » (1965), où nous l’entendons dire :

Que la Terre ne sache pas que je vis !
Qu’elles ne sentent pas, les mers, que je navigue !
Qu’il ne comprenne pas, le ciel, que je le regarde !
Qu’à son horloge le temps ne me découvre pas
ni que l’air ne s’agite, si je respire !
Je suis tout juste un visiteur, je ne reste pas,
je quitte le monde sans y être venu...
Mais c’est en vain : le soleil frappe mon corps
et mon ombre lui sert de témoin.

                                     (Mortel amour de la bataille)

Cette manière inébranlable d’être un visiteur du monde prend parfois des caractères métaphysiques, comme dans ce poème de 1956, qui porte le titre de « L’âme et son visage » :

Nous sommes en Dieu
des feux vagabonds, des étincelles d’un instant :
dans notre fond d’air
pèse un destin, un axe cherche le centre
qui gouverne et le soumet à sa domination.
Dehors,
clarté désordonnée
quelque chose apparaît, brille, agite le temps.
Et ce qui vit est ce qu’on ne voit pas.

                                                 (Le flanc du feu)

Il suffit de ces vers pour montrer que Ricardo Paseyro est un poète affamé de mondes invisibles, qui se trouvent au-delà, toujours au-delà, sans pour autant cesser d’appartenir au coeur de notre propre monde ; un poète, donc, de la condition humaine, mais cette expression, qui pourrait avoir l’air trop emphatique ou ampoulée — rien de plus contradictoire avec la poésie et la personnalité de Ricardo —, se tempère par le fait que notre poète semble vivre dans une dimension où les choses peuvent se défaire, s’écrouler, au moindre frôlement. Celui de Paseyro est un monde de choses qui ne se touchent pas, qui sont seulement caressées par un regard compréhensif et éclairé ; un monde de choses au-dessus desquelles nous devrions circuler en état de lévitation contemplative, comme cette « marche de la fumée » que Paseyro voit « tel un oiseau lent sur les montagnes » (« Prière pour les choses », Rome, décembre 1949).
Ceci dit, on comprendra pourquoi, pour aller plus avant, je dise à présent que Ricardo Paseyro est aussi — et peut-être surtout — le poète des profondes écoutes, de ces appréhensions abyssales sans lesquelles la voix poétique ne pourrait être proférée, comme on le voit dans ces vers de son Poème pour un bestiaire égyptien, dans lesquels le désert et le dépouillement des yeux sont la préparation, le viatique, pour les plus hautes contemplations  :

Et j’écoute déjà le désert abandonné,
mes yeux se dépouillent : je suis seul.
Aucun corps ne pèse sur aucune herbe.
Et je suis seul dans un désert lent
tandis que la foule des étoiles tourne.

À ces vers de 1950 semblent faire écho ces autres vers, écrits neuf ans plus tard dans Musique pour hiboux :

... la transparente
compagnie du soleil semble éternelle
tandis que la mort dans ses quartiers sommeille.

Dans son exploration de la condition humaine, faites de coups de pinceaux aussi légers que les couleurs sont profondes, brille de sa propre lumière « L’histoire », poème appartenant au livre Pour affronter l’ange (1993) :

Naître, pleurer, dormir, grandir, aimer,
en terminer et revenir seul au début,
telle fut, telle est, telle doit être l’histoire
des heures passées sur la Terre.
Avant et après, absorbée en elle-même,
l’éternité ne ressemble à rien.

C’est-à-dire le temps avec ses histoires, avec ses tenaces analogies et métamorphoses, face à l’éternité, qui transcende tout, absorbée, abstraite du monde.
Ces dernières années, l’anxiété, le pessimisme, l’amertume envers le destin de la civilisation, de l’humanité, qui, avec de sombres tonalités depuis l’observatoire privilégié de Paris, a creusé dans la poésie de Ricardo Paseyro des galeries de plus en plus profondes, souterraines, comme on le voit dans ce poème, intitulé « Avenir », écrit au cours de ces deux dernières années, où nous assistons à une singulière répartition des rôles, comme si l’Auteur de l’oeuvre représentée dans le grand théâtre du monde avait décrété des mutations qui, sous une apparence humiliante, offrent de nouvelles opportunités à une Humanité éblouie :

Les arbres parleront des poètes.
Les poissons peindront les peintres.
Les éléphants, de leurs fines trompes,
écriront les notes du solfège.
De leurs trous, les taupes transies
éclaireront le ciel cendré.
Et les hommes ? Après avoir médité,
ils reviendront à la forêt originelle.
Peut-être qu’à force de ronger des racines
ils réapprendront à avoir une âme.

Parfois, ce n’est pas le pessimisme qui assaille le poète, mais une vision, blessante et perplexe, de cet étrange monstre qu’est l’homme, comme on le voit dans le poème qui clôt ses Poésies complètes et qu’il m’a fait l’honneur de me dédier :

Le meilleur monde est celui de chacun !
Cette fleur exhale son parfum,
le cactus du désert aime les dunes,
le crabe se plaît avec ses pinces,
le requin cultive des dents saines.
Il est revenu à l’homme, par bonheur,
de posséder un cerveau embrouillé
et l’âme divisée en mille morceaux.

Ricardo Paseyro appartient à la race de ceux qui ont regardé le démon en face, sans sourciller, sans faire un pas en arrière, sans perdre contenance, sans renoncer aux grandes et aux petites valeurs qui donnent du prix à la vie. Et il l’a vu sous les formes terribles, sinueuses, paralysantes avec laquelle on l’a rendu si fréquent, si létalement fréquent, dans ces cinquante dernières années. Sa voix s’est élevée contre l’hypocrisie et le cynisme de tous ceux qui ont fait de grands et misérables commerces avec la rhétorique — la rhétorique de la cause du prolétariat, la rhétorique de la libération des peuples, la rhétorique de la solidarité humaine, la litanie est interminable —, rhétorique qui a seulement servi à ce que les plus féroces tyrannies oppriment des centaines de millions d’êtres humains sans déranger la conscience des tyrans et de leurs serviteurs. Ricardo Paseyro n’a jamais été du côté des bourreaux, aussi déguisés qu’ils aient pu se présenter sur les scènes du pouvoir ; il n’a jamais été non plus l’un de ces poètes courtisans, si primés, si récompensés, si invités, parce que pour lui la fonction de la poésie, de l’écriture littéraire, n’a jamais consisté à orner de plumes d’autruche, avec des lambeaux de rhétorique, un aussi macabre office. Et c’est pour cela, pour cela surtout, que, comme Fernando Arrabal nous le rappelait il y a quelques jours, Ricardo Paseyro a subi « le harcèlement de la meute (jusqu’aujourd’hui !) : durant plus d’un demi-siècle de persécutions, de vetos, aucun absolu ne fut harcelé par d’aussi horribles calomnies. (...) Paseyro fut victime de ceux qui comptent sur la ruine de la dignité et sur des fantômes tyranniques et titaniques. Sans rappeler les assassinés, les muselés, il écrit avec une infinie discrétion: “Cela fait déjà tant de siècles et de morts / que je salue et bénis les étoiles” ».
On comprend qu’un poète qui, d’Istanbul, un mois de janvier d’il y a cinquante ans, osait dire : « Donnez-moi la lune et son vaisseau d’argent », ait été la cible des flèches de ceux qui n’ont pas hésité à mettre la liberté et l’intégrité sous la botte des Titans.
« La beauté du monde — dit Paseyro — est un cadeau / et la contempler me coûte la vie. » Qui dit cela ne peut que bien savoir ce qu’il dit et avoir atteint le fond des choses.

Ignacio Gómez de Liaño
Madrid, 9 mai 2000.

 

Traduction Yves Roullière.

 

La conférence ici traduite a été prononcée à l’occasion de la sortie des Poesías completas de Ricardo Paseyro, puis publiée dans Poesía, por ejemplo, Madrid, n°13, été 2000.
Elle a ensuite fait l'objet d'une publication dans le 5ème n° de la revue NUNC.
Recours au Poème remercie Réginald Gaillard, Franck Damour et Yves Roullière pour leur aimable autorisation.