1

Portraits de poètes russes « méconnus » (1), Vélimir Khlebnikov

 

La verbocréation est l’ennemie de la pétrification livresque de la langue…

(V. Khlebnikov, « Notre Base », in  Vélimir Khlebnikov, Des nombres et des lettres, traduction et préface d’Agnès Sola, collection Classiques slaves, L’Âge d’Homme, 1986)

 

 

Vélimir Khlebnikov (1885 – 1922) n’est pas tant inconnu que méconnu. Méconnu, mal connu car trop souvent l’accent n’est mis que sur un seul des aspects de sa vie poétique. Un aspect est accentué et vient masquer, opaque, l’ensemble. La belle harmonie chaotique de l’ensemble. L’union sans confusion, l’uni-diversité  de la vie poétique !

Le masque le plus commun va de pair avec la facilité du classement en « iste ». Il en va comme pour Tristan Tzara et son encagement dans le mouvement dadaïste. Le ¨ en moins,  Khlebnikov, futuriste, se limiterait à être le plus inventif des inventeurs du langage « zaoum » (transrationnel). Déjà qu’il conviendrait de spécifier les différences radicales entre futuristes italiens et russes (ainsi Khlebnikov fut de ceux qui accueillirent Marinetti en le huant), il est encore plus urgent d’en finir avec le camouflage du « zaoum ». Ce désembuage permettra, en outre, de déterminer aussi tout ce qui poétiquement désencage Vélimir Khlebnikov de son supposé futurisme.

 

Perses, voyez – je viens vers vous
Le long du Sinvat.
Au-dessous de moi c’est le pont des vents.
Je suis Gouchedar – makh,
je suis Gouchedar – makh – le prophète
du siècle présent et je tiens dans ma main
Frachokereti (le monde futur).
Aujourd’hui, si une jeune fille
et un adolescent se baisent aux lèvres,
ils sont – Matia et Matian, premiers levés
des cercueils de pierre du passé.

(traduction Luda Schnitzer,
In Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes, Pierre Jean Oswald éditeur, 1967, p.199)

 

 

Si à la fin de ce curieux poème, qui appartient à son « cycle iranien » (La Trompette de Gul-Mullah), le poète promet à la Perse qu’elle deviendra un « pays soviétique » c’est que pour lui le soviétisme universel devait être le topos de la paix mondiale, de la réunification et de l’entente. Briser le joug conjoint du temps et de la séparation des langues : « aux langages nous tordrons le cou, comme aux oisons, leur cacardage nous ennuie. »

C’est bien contre le temps, Chronos, le dévoreur, que Khlebnikov s’élève. Dans un texte théorique il écrit que son but ultime fut « de trouver une justification aux morts », à tous ceux qui durent se coucher dans les cercueils de pierre du passé. Ses recherches et ses trouvailles sont toutes déterminées par ce but. Trouver et déjouer les lois du langage et du temps. Langage mathématique et langage verbal sont les deux champs de recherche que Khlebnikov entrelace sans cesse dans sa quête de l’unité et de la paix : « Qu’est-ce qui vaut mieux la langue universelle ou le massacre universel ? »

 

 A son grand poème épique et philosophique, Khlebnikov donne le titre de Ladomir. Et ce mot est le nom du pays à venir, paisible et radieux. Forgé sur Lado beau, bien (qui dérive de la grande divinité féminine Slave Lada) et de mir qui, en russe, signifie à la fois monde, univers et paix. Le mot est polysémique. Que les sens concordent enfin dans la concorde c’est l’espérance que porte cette proximité non encore réalisée, non advenue. Les premières lignes introductives de l’immense Philosophie de la cause commune de Nikolas Fedorovitch Fedorov interrogent ainsi : « Pourquoi donc les mots paix et monde ne sont-ils pas synonymes ? Pourquoi donc la paix, selon certains, n’existe que dans l’autre monde et, selon d’autres, pas plus dans ce monde que dans l’autre. » 

 

Extraits de Ladomir

Là-haut, vers l’universelle santé
Gorgeons les verbes de soleil.
Comme Péroun le long du Dniepr
Voguent les trônes en dieux déchus.
Envoles toi humaine constellation
Toujours plus loin dans les vastes espaces,
Fond les dialectes terrestriels
En une unique langue des mortels

La divinité fluviale
Tracera la courbe des verdures
Toujours, à jamais, ici et là !
Tout à tous, toujours et partout –
Notre appel filera par-delà l’étoile !
La langue d’amour se répand  sur le monde,
Le Cantique des Cantiques demande
à aller au ciel.

(Traduction Jolif-Maïkov)

 

Etrange futuriste, curieux soviétique, qui ne met pas le feu aux « musées » de la mémoire ancestrale, qui ne fait guère du passé table rase. Certes, athée, il l’est. Si le petit Viktor (son prénom, qu’il modifiera dans un sens plus archaïque) fut élevé par ses deux parents scientifiques dans un athéisme parfait il n’échappera pas au poète Vélimir que la source la plus ancienne de la poésie se trouve dans les contes et les légendes populaires dans lesquels le naturel de la vie quotidienne la plus ordinaire est toujours irrigué par le surnaturel qu’il soit céleste, féerique, divin ou souterrain, démoniaque, maléfique. Et cette ambivalence il la découvrit dans la contradiction interne du  langage qu’il classifiera ainsi  :  domestique/usuel – libérateur/créatif (1).

Esprit mathématique, brillant, rationnel, il l’est ; d’une rationalité débordée par une inspiration exaltée. Il aimera, par exemple, la Volga de son enfance d’un amour immodéré et poétique à l’excès. La « grande divinité fluviale » qu’on peut aussi rapprocher de la déesse Lada des Slaves, c’est encore elle :

 

Eh quoi ! En mère, en louve farouche jadis,
Volga hérissait son poil
Quand la mort s’approchait
Du lit de ses enfants.
Maintenant, ses enfants elle les dévore elle-même,
Les lances en fagots dans le four du temps ?
Qui t’a crevé les yeux ?
Dis, c’est un mensonge !
Dis, c’est un mensonge
Payé cinq sous la ligne !
Volga, redeviens Volga !
Hardiment, comme tu sais le faire
Regarde l’univers droit dans les yeux !

(traduction  L. Schnitzer, op.cit., p. 209)

 

Ses poèmes iraniens émanent eux de son aventure en terre perse. Parti de Bakou avec l’Armée  Rouge pour la campagne de Téhéran, il s’égare lors de la retraite. Au lieu de suivre les troupes il  se met à divaguer à la poursuite d’un « très intéressant corbeau à une aile blanche ». Son père lui avait transmis une forte passion pour l’ornithologie et les références antérieures à « l’aile » unique sont assez nombreuses. Il sera recueilli par des pêcheurs iraniens qui  baptisent celui qu’il prenne pour une sorte de « derviche russe » du nom de Gul-Mullah, « prêtre des fleurs ».

 

Malgré son souhait qu’on ne prophétise plus avec l’écume aux lèvres mais grâce au pur intellect seul, le « Derviche russe », le  pèlerin perpétuel, girovague, il fut  fol-en-poésie… Sa rationalité transrationnelle, à dire le moins. Khlebnikov toujours en mouvement. Comme ses vers ou sa prose. L’unité de la vie poétique. Etre statique c’est être mort. C’est être la proie hypnotisée du temps. Mais, dans le même temps par son verbe unique, par son verbe qui constamment s’élève en spirale vers l’imaginal et fond en piqué vers le réel-quotidien, le poète voit bien que dans cet arrêt, de cet arrêt, il y a la promesse d’un mouvement nouveau, d’une résurgence, d’une ressuscitation (espérance qui est le terme à venir de la Cause commune tel que définie par N.F. Fedorov)…

 

Futurien… C’est le terme forgé par les artistes Russes pour se démarquer des futuristes. Et notre poète ce n’est pas le futur qui le fascine, le subjugue. Le futur c’est encore et toujours être sous la coupe du temps. Le futur est toujours là. A peine le temps de le dire et le voilà. A peine le temps de sauter une ligne qu’il vous saute à la gorge, affamé !

 

Lada, Peroun, les vieux dieux des Slaves. Sinvat, le pont des vents, le passage vers l’autre monde de la cosmogonie des Guèbres, adorateurs du feu. Khlebnikov prend à pleine main l’héritage le plus ancien et le projette dans l’ici-maintenant pour lire-dire le présent transformable … en un avenir délié du temps, de la durée, de l’effacement. C’est Ladomir cet à-venir. C’est en perçant la croûte anesthésiante et sclérosante de ce monde toujours ici et actuel qu’on vainc l’assassine désunion.

En déterrant les lois premières, camouflées, des mots et du temps qu’on s’achemine vers la fraternité authentique.

 

« Ainsi la langue transrationnelle (zaoum) est l’embryon de la future langue universelle. Il n’y a qu’elle pour unir les hommes. Les langues raisonnables ne font plus que désunir. » (« Notre Base », op.cit.)

 

L’art poétique de Khlebnikov est la mise en pratique de ses théories linguistiques et mathématiques, ces théories la mise au clair de ses intuitions poétiques. Aussi la langue zaoum est-elle, en effet, à la fois centrale et accessoire. Zaoum est pour trans-rationnelle (2), qui dépasse, surpasse la raison (razoum). C’est un terme inventé par une clique de futuristes russes. Khlebnikov, par sa connaissance intime des vieilles coutumes russes sait que le peuple n’a jamais hésité à forger des termes pour désigner des phénomènes nouveaux ou inattendus. Il devait bien savoir aussi, quoiqu’il n’en fasse pas mention, que cette notion de zaoum trouvait également une racine dans une vieille expression russe désignant la folie : « être passé par-dessus sa raison » i.e avoir perdu la tête, le bon sens…  Et que la pratique de la glossolalie s’était conservée dans les strates les plus archaïques du peuple. Au sein même de l’Eglise dissidente des Vieux-croyants, auxquels se rattachaient d’ailleurs des poètes contemporains tels que Kliouev ou Essenine…

 

« Le fait que, dans les incantations et les conjurations, la langue transrationnelle prédomine et supplante la langue rationnelle prouve qu’elle a sur la conscience un pouvoir particulier et qu’elle a un droit particulier à exister à égalité avec la langue rationnelle. » (« Notre Base », op.cit.)

 

C’est en appliquant, entre autre, la théorie zaoum à sa poésie que Khlebnikov va plus loin et découvre la portée fulgurante de la similitude consonantique. La semence des mots, les graines de la compréhension mutuelle. Il en déduit que la première consonne des mots simples oriente entièrement ces mots, donc tous les mots simples commençant par la même consonne désignent des notions communes. V, par exemple, désigne dans les langues d’origine indo-européenne la notion de rotation. 

 

Alors se dévoile l’alphabet stellaire. L’espérance inouïe d’un temps qui, tout en s’écoulant encore, ne blesserait plus, d’un temps unissant tous lieux où l’humanité fraternelle ne serait plus divisée « en une série de marché verbaux » par la division des langues, une plénitude de l’archaïque prébabélien s’épanouissant dans  un état poétique projectif des commencements en commencement par des commencements infinis…

 

(1) Gustav Chpet (1879 – 1937) dans sa recherche sur la forme interne du mot distingua lui, entre une forme interne logique et une forme interne poétique…

(2) Il est intéressant de noter que, dans le domaine philosophique, Semion Frank (1877 – 1950) fit de « transrationnel » l’expression de « l’inconcevabilité objective de toutes les manifestations de l’être en tant qu’unité du rationnel et de l’irrationnel… » cf. Dictionnaire de la philosophie russe, p. 893, L’Âge d’Homme, 2012