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Pour Joë Bousquet

 

                «Un des plus grands secrets peut-être pour la poésie, c’est de ne point s’isoler du mouvement général au sein duquel elle se produit, sans sacrifier néanmoins son indépendance aux passions du moment qui s’agitent, sans se jeter en aventurière dans la mêlée des opinions et des intérêts qui se choquent. Il ne faut point, pendant que le monde souffre, qu’elle se livre à de prétentieux et stériles jeux d’imagination, et il ne faut point qu’elle se fasse l’auxiliaire des partis. Il y a un point, une limite où l’expression de l’immortelle vérité humaine prend dans la poésie un intérêt actuel, saisissant et utile.»

 

                                                  Charles de Mazade       (Revue des Deux Mondes T. 11, 1851)

 

I.

 

         D'emblée, il faut bien avouer que Joe Bousquet, né à Narbonne (Aude) le 19 mars 1897, mort à Carcassonne le 28 septembre 1950, est dans les trois ou quatre plus grands écrivains-poètes de la première moitié du XX ème siècle, mais aussi l'un des plus méconnus, pour ne pas dire : ignorés. Il est de ceux, comme O.V. De L. Milosz, St Pol Roux ou P. de la Tour du Pin, qui se sont retrouvés, – comment dire ? - de gré ou de force, investis dans une aventure de l'esprit strictement personnelle et singulière, alors qu'ils n'ambitionnaient pas, lorsqu'ils ont commencé à recourir à l'écriture, d'accéder à des sphères qu'on a souvent considérées comme «mystiques». Si, au départ, ils se sont approchés de la littérature pour des raisons propres à chacun, on pourrait qualifier globalement leurs démarches – celle de Joe Bousquet, en tout cas ! - «d'auto-thérapeutiques». On entendra par là un travail sur soi et sur ce qu'on nommerait aujourd'hui l'interface entre le moi et les choses, destiné à rendre habitable (Cf. Hölderlin) l'univers où, jetés à la naissance « de quelques coups de serviette et un soupir » comme le dit Joe fort joliment, certains êtres, par leur nature ou par les accidents du destin (en général les deux), ont la plus grande difficulté à vivre, - plus exactement de fait à survivre -, tant les agressions et les handicaps qu'ils subissent leur donnent le sentiment d'avoir été projetés sans mode d'emploi en un monde hostile, cruel, inexplicable - « En ce monde où rien n'est expliqué, ce qui manque le moins c'est bien le mystère !», remarquait notre poète - et périlleux. Le sentiment de ce péril, sorte de vertige de la jeunesse et particulièrement de l'adolescence, comme tous les vertiges donne envie, à force de se sentir constamment imbriqué dans des engrenages où rôde l'idée de la mort possible, de s'y précipiter délibérément, ainsi que le vertigineux se jette dans le vide afin d'en finir avec la peur qui le taraude. Bien entendu, pour qu'intervienne le passage à l'acte, il faut qu'un événement particulier concrétise le mal-être, rassemble sur lui comme en un symbole la somme générale de tout ce qu'a d'insupportable l'environnement auquel la personne souffrante est en butte.

 

         En ce qui concerne Joe Bousquet, la circonstance décisive, connue des initiés, se présente ainsi : après une naissance difficile – son père l'ayant cru mort-né dans un premier temps, avait soupiré « Quel dommage, c'était un garçon... » - un jeune garnement de la jeunesse dorée provinciale de Carcassone, fils de médecin, assez remuant et adulé de sa mère comme héritier de l'avenir de la famille, achève une adolescence par toutes sortes de frasques amoureuses, dont la principale est la rencontre d'une jeune femme (Marthe) un peu plus âgée que lui.

         Né à Narbonne le 19 mars 1897, il a eu, à ce qu'il en a dit, une enfance heureuse. Promis à des études à HEC, il doit y entrer en 1915. Cet avenir terne et bourgeois n'excite pas le jeune homme, qui aurait plutôt l'humeur à l'aventure et de l'énergie à revendre. De plus, il y a eu quelques querelles entre les amoureux, car Joe, s'il a des côtés, il l'avoue, quelque peu voyou et volage, est aussi d'un tempérament fougueux, jusqu'au boutiste, et secrètement idéaliste. Sa maîtresse est d'un caractère plus « rassis » et sinon raisonnable, disons plus « réaliste ». Plus âgée aussi, et plus ou moins pessimiste sur l'avenir avec un aussi jeune homme. Manifestement, elle n'aura pas beaucoup pris au sérieux l'éventualité d'une liaison durable avec Joe, et sera restée dans le flou évasif, si bien que l'amant qui n'a pas vingt ans sent bien que quelque part il y a un « loup »... 

         Bref. Joe, peut-être pour qu'elle le prenne davantage au sérieux, s'engage dans l'armée, qui est en guerre. Il a devancé l'appel et se retrouve dans le 156 ème régiment du 20 ème corps d'Infanterie. Il reçoit la Croix de Guerre dès son baptême du feu, rapidement accède au grade de lieutenant, et après quelques mois, à vingt et un ans se retrouve couvert de distinctions et décorations. Il est risque-tout, audacieux, méprise le danger ; car convaincu qu'il a perdu l'amour de sa vie puisque Marthe, dans un moment de romantisme exacerbé sans doute, lui a envoyé sur le front une lettre de suicide  (stratégie à court terme pour se débarrasser d'un amant encombrant), Joe, désespéré, affronte la perspective de mourir avec indifférence. Plus tard il tombera de haut quand, revoyant Marthe, celle-ci lui avouera la vérité : elle était en plein divorce,   sa liaison avec Joe, le courrier qu'il lui envoyait, risquait de lui compliquer les choses matériellement, alors elle n'avait trouvé que ce subterfuge pour qu'il s'efface.

         Après avoir traversé les pires combats, la vie du futur écrivain bascule et il est mortellement blessé, par une ironie du sort, le 27 mai 1918, alors que six mois après, le 11 novembre, sera signé l'armistice ! Mortellement ? Non, pas tout à fait. Un certain Joe est mort, certes, mais ses soldats ramènent son corps et il est hospitalisé chez les Américains, à Ris-Orangis, où les médecins le sauvent, certes, mais à demi, en quelque sorte. Le jeune homme en pleine vigueur, guéri mais le corps paralysé à partir de la taille, est ramené dans sa chambre de la Rue de Verdun à Carcassonne, qu'il ne quittera guère et où il mourra fin septembre 1950 après avoir passé vingt cinq ans à écrire comme un forcené, pour se reconstruire, à travers une démarche mentale inouïe, une «autre vie».

 

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II.

 

         Si l'on veut accéder à ce que les écrits poétiques de Joe Bousquet ont à nous transmettre d'essentiel, il faut avoir compris ce premier moment de son «autre vie». Il est celui d'un renversement radical. Le jeune Joe allait vers le monde avec une inconscience et un enthousiasme juvéniles, le blessé est désormais au centre fixe d'un monde qu'il doit inciter à venir jusqu'à lui, et considérer autrement : «L'homme n'est pas un point dans l'existence de tout, il est l'existence de tout en un point» constate-t-il. Ce qu'il découvre également dans ce renversement des choses, c'est que si l'effet physique de sa blessure est évidemment radical chez lui, d'une manière ou de l'autre les humains s'illusionnent s'ils croient qu'être dans un corps intact n'est pas une prison de même nature que celle qu'a radicalisée la balle qui «l'empêche de se mettre debout». Il découvre que « tous les hommes sont blessés comme [lui] ».

         Par cette démarche mentale de renversement lucide et métaphysique de l'ordre apparent des choses, Bousquet entreprend de « naturaliser », comme il dit, « sa blessure ». Écrire devient le journal, en romans, en poèmes, en essais, en articles critiques, en notations quotidiennes, parfois philosophiques, ou humoristiques, de cette naturalisation. Il ne cessera plus d'écrire jusqu'à sa mort, qui finira par achever en 1950 une œuvre commencée en 1918.

          Son entreprise de « naturalisation » d'une part travaille à relativiser sa situation : par exemple il s'appuie sur le langage même pour affirmer « L'homme immobile est le plus rapide de tous. » Afin que ses réflexions gagnent en solidité, il creuse également la question de la vérité : « La vérité, dit-il, est ce qui se passe de preuves... » D'autre part, il réfléchit sur les mythes, ceux qui révèlent la difficulté ontologique, pour ainsi dire, de la condition humaine : par exemple celui de l'Androgyne, arraché à lui-même et dont les moitiés traumatisées cherchent à se rejoindre. Ou encore les considérations métaphysiques reliées à la doctrine Cathare sur la Chute et ses degrés, qu'il relie métaphoriquement à des dimensions, comme dans le cas de l'éloignement perspectif. Ainsi, les dinosaures d'aujourd'hui s'étant davantage enfoncés au cours des éons dans cette chute-là, poules, crocodiles, lézards, sont minuscules comparés à leurs aïeux, les «Terribles Sauriens» du Jurassique.

           Enfin, tout cela que sa blessure l'amène à considérer, lui a fait découvrir, disais-je, que « tous les hommes sont blessés comme moi. » Et que « c'est parce que nous sommes blessés que nous ne pouvons aimer qu'en blessant. ».

                                     

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         C'est à partir de ce constat qu'il explore les philosophies et les mystiques, confiant aux capacités de l'esprit, et donc du langage, le rôle de compenser les impuissances du corps. Puisque son corps est fixe dans l'espace – ou disons malaisément déplaçable -, il devra rayonner afin d'attirer le monde à lui, sur le schéma de « l'étoile qui naît de son reflet ». La seule limite qu'il s 'accorde est sur le modèle de celle de cette même étoile « qui a sa limite en son centre ».

         L'entreprise qui consiste à rendre inopérant, non-pertinent, ce qui sépare l'homme blessé de l'homme intact est naturellement mal comprise au départ, de son entourage proche en tout cas. C'est une situation que Jean Cassou, lisant les premiers livres de Joe Bousquet édités par Debresse, n'identifiait pas parce qu'il ignoraient encore le sort de celui qui deviendrait un ami : je l'entends encore me dire qu'il avait été intrigué par cet étrange style qui aboutissait à une « manière retournée, contournée, de présenter les choses et les événements du roman ». Et l'on peut comprendre l'effet sur un lecteur non-prévenu de l'ambiance étrange et assez déroutante de ces récits qui, sans le dire, ont pour pivot un héros qui systématiquement semble imposer au monde, aux acteurs des livres, à la femme aimée, de venir à lui, et qui observe les choses poétiquement, pour substituer les charmes de la poésie au peu d'action de l'intrigue. Car l'intrigue des récits de Joe Bousquet est quasiment inexistante en ce qui concerne les faits et gestes des personnages, excepté dans les contes ou dans le Médisant par Bonté, où la réalité cette fois est faite des observations d'un « écouteur de rumeurs », d'un « voyeur », qui est friand de ragots locaux aux fins de les transfigurer en comédie humaine digne d'un La Bruyère méditerranéen, ou en contes amusés.

 

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         Et  de fait, dans son lit d'infirme, Joe Bousquet ne fait rien d'autre que s'instruire, lire et écrire comme un forcené, répartissant les pensées ou les narrations que lui inspirent ses découvertes et ses observations dans divers cahiers selon les thèmes concernés. Il distribuera ses cahiers aux amis, surtout aux femmes qui seront ses confidentes ou dont il sera le confident, et qui ne manqueront pas autour de lui, avec des statuts cependant très différents en importance, depuis la relation amicale jusqu'à la relation érotique. En effet, il avoue lui-même qu'un désir intact résidait dans son corps qui ne « comprenait plus ce qu'on attendait de lui ». C'était donc la parole, principalement, qui était dans le rôle d'exercer une puissance que ne pouvait plus manifester ce corps incapable d'obéïr ou de réagir à partir de la taille, là où la colonne vertébrale avait été atteinte par la balle qui l'avait changé : comme si le bas de son corps avait commencé de quitter la vie, sans que la mort ait réussi à conquérir son torse, ses bras, et sa tête.

         Une expérience que nous faisons, à un degré quasi-insignifiant, avec les ongles et les cheveux, insensibles et pourtant reliés au corps. On peut imaginer quel bouleversement ce fut, au long de sa vie, que cette expérience traumatisante qui  irradiait au fond de son inconscient. Il suffit de constater combien psychanalytiquement la symbolique des cheveux ou des ongles, ces choses à la fois mortes et vivantes, paraît dans les coutumes des peuples, les œuvres d'art, les mythes plus ou moins sacrés, pour se faire une idée de ce que l'inconscient éprouve à loger en un corps dont les jambes sont insensibles, parfois animées de mouvement spasmodiques incontrôlables, comme d'une vie propre, alors que la moitié supérieure fonctionne comme auparavant.

         Si par exemple, l'on cherche à comprendre la relation de Joe avec les objets, on voit bien que sa vision de l'objet est imprégnée de l'impression, qui déteint sur tout, qu'un corps inerte n'est pas forcément « inanimé ». Que l'inertie n'est pas obligatoirement le signe de l'absence de vie ou de pensée. Ainsi, Bousquet se sent il facilement « regardé » par les choses, meubles, bouquets de fleurs, tableaux, qui l'environnent. Pour lui qui a le rôle de « l'immobile », ce qui l'entoure prend le rôle du « potentiellement mobile ». Sur un rythme temporel différent de l'être humain, sans doute, qu'on pourrait appeler le « mode de l'attente » auquel par force sa vie va initier le blessé : puisqu'il est à la merci de la personne qui le nourrira, de l'infirmière qui viendra combattre ses escarres, de l'interlocuteur qui lui rendra visite pour parler art ou philosophie, ou, comme son ami James le faisait, pour le prendre en voiture de sport décapotable afin de lui offrir un moment compensatoire de vitesse, une sensation de rapidité.

         Ce qui explique aussi la multiplicité des signes-coïncidences par lesquels le poète, en les détectant systématiquement, pense que d'invisibles liens, d'occultes décisions sont prises par le monde en réponse à sa situation vitale. Cela touchera également son entourage et finira par l'influencer : je pense à la profusion d'histoires mystérieuses qui se sont racontées dans Carcassonne, y compris après sa mort, par exemple lorsqu'on a affirmé que sur le trajet suivi par son corps vers le cimetière, toutes les pendules se sont arrêtées. Ou encore que lorsqu'on parle de lui dans une pièce, se répand l'odeur particulière de la chambre du poète, avec son mélange de parfum et d'odeur d'opium refroidi : il était en effet autorisé par son père médecin à utiliser cette substance (aujourd'hui ce serait la morphine, peu employée alors, dans son cas), lorsque certaines crises de douleur devenaient impossibles à maîtriser par la médecine classique.

        

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         Cette vision de la réalité, à travers les différentes composantes psychologiques que je viens brièvement d'évoquer, psychédélisme, traumatisme de l'inconscient, réflexions à travers l'écriture (entre autres), et dont le concours a conduit à ce que certains disent de Joe Bousquet qu'il était un « mystique sans dieu », l'a poussé à travailler sur la puissance poétique de la parole. À partir d'une parole qui informe, et ne change le réel que par l'intervention de cette information, il a rêvé de parvenir à ce que la parole soit davantage « performative », qu'elle soit l'équivalent d'un acte résultant d'une volonté. Restituer en quelque sorte la force mythiquement divine de la parole : ce qu'il appelait « assurer son salut ». Si l'homme était perdu, sa parole, elle, serait sauvée par l'écriture, la poésie, la pensée, et imposerait son existence « intacte », alors même que le corps dont elle émanait ne le serait plus jamais... En cette parole singulière, la pensée qui a suscité le chiffrage signifiant (la phrase écrite), chiffrage qui a précipité, au sens chimique du mot, en une formulation de cette parole, demeure et reprend une autre vie en celui qui lisant cette formule en ressuscite, à travers son propre esprit de lecteur, la pensée. La seule condition est que cette parole soit suffisamment intéressante pour devenir inoubliable dans l'esprit du plus de lecteurs possible. À travers le langage, l'astre Bousquet tentait d'ensemencer de la forme de vérité dont il se sentait découvreur et dépositaire, sinon toute l'humanité, du moins le plus d'humains possible. Tel était le « salut d'une parole » que Joe Bousquet rêvait d'assurer...

                                                                                                           (À suivre.)