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Quadrille magico-poétique, de S. Torri

Serge Torri est né en 1952. Poète, il est fortement engagé dans une recherche spirituelle et intérieure ; Torri a publié plusieurs essais sur la poésie, dont il y a peu La pierre du Seuil (Rafael de Surtis). Il est au cœur de ce Quadrille magico-poétique, puisqu’il en est à la fois l’auteur, le sujet et par certains aspects l’objet. Cependant, ce livre est « à huit mains », si l’on peut dire cela ainsi : les textes de Torri n’existeraient pas sans les objets « passés » par le poète Michel Carqué, lequel est aussi l’auteur des photographies de ces objets, la couverture d’André Geyré, la volonté et les mots du poète éditeur Paul Sanda. Ce livre forme un tout, auquel la préface (Michel Carqué) et la postface (Paul Sanda) appartiennent intrinsèquement. La rencontre, dans ces pages, n’est pas seulement celle des objets, bien qu’elle le soit évidemment aussi, c’est celle entre ces quatre hommes/poètes/artistes. Cette rencontre collective est elle-même souchée sur la rencontre entre l’homme/poète Serge Torri et l’homme/objets Michel Carqué. En toile de fond, il y a aussi des rencontres multiples avec tous les auteurs cités : Monnerot, Novalis, Paracelse, Paalen, Paulhan, Daumal, Char, Claude Roy, Paz, Bataille, Eliade, Gracq, Bounoure… C’est d’une aventure intérieure dont il s’agit, quelque chose comme une extériorisation de ce qui a été vécu spirituellement, au cœur de l’art et de la spiritualité opérative, en commun ou en voies parallèles. On pense à certains aspects de ce que furent le Collège de Sociologie ou le Grand Jeu. Le surréalisme souterrain aussi. Le travail mené ici se situe précisément à la charnière de la véritable et profonde rencontre que peut ou doit vivre tout poète authentique, celle entre les avant-gardes artistiques/poétiques et les avant-gardes spirituelles, les deux demeurant les gardiennes du sacré. Celui-là même qui, s’il est oublié, s’oubliant lui-même, oublie la vie, et est oublié de la vie. La tendance est mortifère, il n’est que de regarder ce monde en lequel nous vivons tandis que nous pensons vivre dans ou sur. Oubliant combien ce monde vit simultanément en nous. Ce Quadrille n’est pas sans parler de cela. Il y a quelque chose de terriblement ridicule dans le rapport moderne que nous avons à la vie et au monde. Un peu ce « jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien… ». L’état adulte demeure éloigné de nous, qui en doute encore ?

En toile de fond : André Breton, René Daumal et Jules Monnerot. Il faut, chaque fois que l’occasion se présente, appeler à lire La Poésie moderne et le sacré (Gallimard, 1945), très grand livre de Monnerot, à l’influence cruciale bien que souvent discrète, un peu comme celle d’un André Rolland de Renéville (Rimbaud le voyant ; L’expérience poétique, deux livres réédités par les éditions Le Grand Souffle). Nous sommes ici dans des terres rappelées à juste titre par le poète Paul Sanda en postface, comme en prolongement des expériences vécues par Serge Torri dans sa rencontre avec quatre objets de l’art dit primitif : « C’est que le poète est un grand utilisateur de ces énergies immanentes, de ces énergies qui proviennent du fond du corps, du fond du vécu archaïque, et qui s’édifient sur les invariants collectifs du trésor psychique et spirituel de l’humanité. Le poète, introspectif, balaie ainsi des puissances en approche, venues du fond des âges, qui vont pouvoir par son intermédiaire s’incarner dans un objet extérieur, prendre forme, et signifier un acte vivant. Le poète va chercher alors, de toutes ses forces, dans l’irruption des images, et dans une tentative de formulation rythmique, dans le balbutiement d’un logos primordial, à relier ces énergies telluriques à des énergies cosmiques. Ces énergies, venues d’en-haut, venues d’une sorte de suspension aérienne que la connaissance accumulée à projeté dans l’espace quantique, va percuter les énergies d’en-bas, jusqu’à ce que la grande circulation se fasse, dans un fantastique va-et-vient de pensées bientôt projetées en des symboles, in fine, observables. C’est sous cet aspect immédiatement mystique que la poésie est avant tout une « magie », capable de faire advenir au tangible des événements jusqu’à présent seulement éprouvés dans l’inconscient, informulés jusqu’à l’actuel, et qui, sans la volonté éruptive du transmetteur bardique auraient pu passer pour éternellement insaisissables ». On se tromperait si l’on tentait de prendre ces phrases à la légère ou de façon discursive / didactique, ou encore si on voulait les analyser (ce qui de notre point de vue revient au même). Elles échapperaient immédiatement. Il s’agit simplement de laisser pénétrer l’intelligence du cœur par l’expérience vécue du poète qui signifie un « acte vivant ». Rien ici ne parle de théorie, ou d’on ne sait quoi, mais de la naissance de la vie en dedans de l’athanor/poète, cette vie même qui apparaît soudain devant ses yeux, là où sans doute aucun il ne l’attendait ni ne la voyait. L’alchimie médiévale, par exemple, a clairement exprimé combien le lieu de la venue de la pierre/vie n’est jamais celui auquel la raison aveugle peut s’attendre. Qui voudrait expliquer une chose pareille ? Et comment ? La raison est ici devant un impossible et ne pouvant l’appréhender, elle l’évacue, évacuant ainsi des pans entiers d’un réel pourtant bien plus que réel, entièrement vécu dans une relation complète entre toutes les parties du monde et de la vie, ce haut et ce bas évoqués ici par Sanda et qui nous vient, par Alexandrie, des profondeurs les plus anciennes et les plus humaines de la vie en son humanité. C’est de l’explosion de l’univers en l’être et de la renaissance à la vie en même temps que de celle de la vie dont parlent les poètes. Mesure-t-on alors l’enjeu, ce « grand jeu » initié par Daumal ?

Je parle bien évidemment de l’enjeu profond de la poésie.

Et cela peut gronder sous la plume de Sanda : « Et vous aurez compris que je parle des véritables aventuriers de la descente intérieure qui habitent l’expérience poétique, dans toute son ampleur, et non les petits scribouilleurs de lignes qui encombrent les vitrines de recueils insipides ». Engagées dans une aventure à la fois libertaire, spirituelle et poétique, les éditions Rafael de Surtis, et son poète animateur Sanda, n’ont rien abandonné des refus du début de l’aventure.

Les textes de Serge Torri, architecturés autour de quatre photographies d’autant d’objets d’art dits primitifs, font bien entendu écho aux mots de Sanda. On lit une continuité sereine de pages en pages. D’ailleurs, les deux hommes se placent sous l’égide de Breton, et en particulier de son Art magique. Un texte, parmi tant d’autres, que ceux croyant encore que le surréalisme avait quelque chose à voir avec, par exemple, le communisme devraient prendre le temps de relire. Avec un œil penché en permanence sur Arcane 17 ou le premier manifeste. Breton, oui, Novalis et Paracelse aussi. Manière de signifier la continuité évidente, et cependant délicate à exposer encore aujourd’hui, entre les avant-gardes du 20e siècle, certaines d’entre elles au moins, et ces hommes/penseurs/poètes de la Renaissance et après qui soulevaient le voile du réel, kabbalistes chrétiens par exemple, dans la droite ligne d’un Plotin. C’est le long de cette chaîne d’union qu’il convient de lire les travaux d’hommes tels que Breton ou Daumal, au regard de ceux qu’ils se sont eux-mêmes reconnus comme passés maîtres. À cette échelle, les élucubrations égotiques de prétendus héritiers dont les noms mêmes nous échappent importent bien peu. Serge Torri insiste d’ailleurs beaucoup au sujet de René Daumal. On le comprend sans peine, ici : quelle poésie serait aujourd’hui possible sans la figure extraordinaire de René Daumal approchant de ce que nous nommons la mort ? Soyons sérieux. Sans avoir lu Daumal, en particulier son Evidence absurde, Les pouvoirs de la parole ou La Guerre sainte ? Le poète/homme qui rencontre cela tue beaucoup, en un instant, de ce qu’il était auparavant. Il y a du vieil homme trépassé dans l’air. Bien sûr, l’on peut continuer si l’on veut à ignorer une telle œuvre et passer son temps à regarder mourir en se plaignant cette chose étrange que l’on prétend aujourd’hui être de la « poésie », simulacre assez souvent récompensé par de pauvres prix sans importance. Que restera-t-il de toute cette illusion ?

Les textes de Serge Torri sont des rencontres avec chacun des quatre objets « passés » par Michel Carqué. Et cela se produit dans l’univers ou les univers que je viens d’évoquer. Des rencontres avec ce qui est dans ce qui semble être. Un appel et une approche fixent le contexte de la marche vers l’œuvre artistique, puis surgit le poème. Et les pensées de Torri. C’est de la transformation opérative, magique, produite par ces rencontres dont parle ce livre. De la métamorphose, autrement dit de la présence réelle à la vie, laquelle n’est rien d’autre que permanente métamorphose. C’est ici que l’art et la poésie existent, dans l’acte vivant de cette métamorphose. Il n’est pas d’autre véritable grande affaire, celle-là même dont l’artiste et le poète, Elie en somme, sont simultanément le sujet et l’objet. Cela qui produit sans cesse une naissance ou une renaissance. La pointe est alors celle d’un triangle, comme partout dans le réel.