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Quentin Biasiolo, Arias (Extraits)

Monuments

Prisonnier désormais des énormes cités je me heurte à certaines sortes de contradictions nouvelles – voyant là le lieu seul où je pourrais te trouver tout en sachant qu'à la fin c'est ailleurs qu'il faudrait aller vivre. Toujours les rues m'apparaissent alors comme ce lieu impossible où pourtant il faut être – la ville et ses si grandes façades sans cesse bloquant ma vue tout en risquant toujours d'y donner son objet je me rappelle nos anciennes demeures en d'anciennes cités et je vois combien les paysages que l'on désire tiennent en nos pensées et à chaque moment infiniment plus de place que le lieu quelconque où en effet l'on reste parce qu'il se trouve qu'on y est sans que l'on sache pourtant par quel hasard on y est arrivé.

 

Alors aux anciens monuments parfois je reviendrai – ayant besoin encore de rouvrir quelques portes et croyant sans doute que personne depuis lors n'a jamais eu l'occasion de les franchir – portes et fenêtres illusoirement vierges depuis nos récents départs. Revenant ainsi sur les marques de nos passages déjà tellement vieux je ne veux parcourir ces places ni en simple curieux ni même en voyageur. De retour en ces vieilles terres je puis dire qu'il n'y aura ni visite ni photographie d'aucune sorte – mais une fois loin des villes seule maintenant comptera notre situation commune d'autrefois cette campagne mouillée qu'au commencement des heures l'on semble voir comme au travers d'une vitre sale et certainement vieille.

Mais ces places je crois pouvoir le dire ne me contenteront pas. Sans doute y serai-je en fait comme j'eusse été ailleurs – rendant par la simple avancée de mes pas chaque lieu identique à tout autre et croyant parce que j'aurais retrouvé quelque endroit pouvoir en même temps ramener quelques heures.

 

Quentin Biasiolo, Restes, L'Armourier Editions, Coll. Fonds poésie, 2016, 12 € 50.

Mais ces places je le sais jamais ne parlent assez haut – je n'y vois pas ce que je voudrais voir et je sens qu'à force de ne plus me trouver dans les choses j'en viendrai à ne plus figurer au-dedans de moi-même – sentant bien que me fait défaut celle qui seule aurait su faire le lien entre l'ancien monde et les sphères nouvelles ouvertes face à moi. Mais les pavés où nous fûmes ensemble je le sais ne sont plus – les lieux que nous avons connus se sont retirés du monde de l'espace et je comprends désormais que les maisons les portes et les rues sont fugitives – comme sont aussi les heures. Et parce qu'à la fin jamais je ne t'y trouve chaque rue chaque ville chaque trottoir à l'arrière de mes pas s'effondre et disparaît tandis qu'en moi reste seule l'impression incertaine d'avoir connu pour rien une nouvelle aire du monde qui pourtant me semblait familière et dont j'oublie déjà les détails singuliers – conservant seulement la pensée que ce séjour à la fin me fut bien inutile.

 

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Choses

Certains prétendent en effet qu'en rentrant dans tel lieu telle cour telle maison où l'on vécut plus jeune – et comme alors au contact d'une atmosphère à la fois vieille et bien connue – on retrouve un moment ce que l'on fut jadis. Ce sont là pourtant pèlerinages bien hasardeux où il semble que jamais l'on ne trouve ce qu'on était venu chercher – faute d'avoir mieux senti que les lieux fixes à la fin ne sont guère qu'en nos propres pensées et que ce que l'on voudrait maintenant découvrir dans les choses – comme une sorte de clarté droit issue de nous-même – ne tient en réalité qu'à cet assemblage unique d'idées qui lorsque nous les regardions se faisait en notre cerveau et formant pour elles une espèce de voisinage leur donnait en même temps un espace commode où s'étendre.

Mais lorsque des minutes anciennes il ne reste plus rien lorsque les choses les plus familières ont été détruites ou que tout en semblant demeurer identiques à elles-mêmes elles ont seulement cessé d'être ce qu'elles furent pour nous seuls alors – plus fragiles mais aussi plus vivants – les odeurs et les sons longtemps restent encore – car il est des impressions tenaces que rien ne saurait effacer et si leur intensité vient un jour à baisser la marque subsiste – comme un sceau qui façonne et qui forme chacun de nos gestes et de nos sentiments pour l'ensemble des minutes futures. Me demeurent ainsi en pensée tantôt le bruit des parquets des fenêtres à demi-ouvertes tantôt l'odeur de quelque savon de quelque pâtisserie de quelque livre usé posé là sur ton bureau ou bien celle surtout de tes vastes rideaux auxquels s'accrochaient à la fois la poussière les multiples parfums de ta chambre d'enfant et la lumière enfin des innombrables jours.

Combien suis-je ainsi resté dans tout ce que j'ai vu entendu et senti – combien il doit rester de morceaux de moi-même en ton ancienne chambre comme en toi-même aussi toi tantôt debout très droite en toute pièce tantôt allongée ou assise siégeant ou dormant au sommet de quelque meuble aux draps tellement nombreux. Moi-même auprès de chacun de tes gestes et de tes vieilles postures au plus près de ta nuque tes mains et tes yeux inclinés – comme une singulière substance m'étendant ainsi par degrés à l'ensemble de tes choses éteintes me voici présent là où toi-même n'es plus – au-devant de nos rues ou des vastes campagnes au-dedans de nos chambres ou sous l'orage la foudre et les chutes de toute sorte au plus près de ce que nous fûmes à la fin je demeure – dans mon expansion muette et continue rencontrant au hasard nos plus vieilles figures et cherchant quelque abri pour faire taire mes pensées.

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Pensées

Mais ces quelques pensées jamais ne m'abandonnent – conduisant une vie ni tout à fait semblable ni tout à fait distincte de la mienne elles disposent sans me quitter jamais d'une espèce de rythme propre que je devine sans le connaître et que j'éprouve sans le saisir. Ainsi souhaiterait-on parfois n'avoir plus rien en tête et comme l'on sent que penser à la fin gêne autant qu'une marche lente au-dedans d'une pluie fine on voudrait pouvoir se donner quelques heures ou minutes d'oubli – choisissant peut-être la facilité si c'est tellement facile de trouver le repos au prix d'années perdues si c'est à ce point simple d'avoir vécu pour rien pour vivre enfin tranquille.

Voudrais-je m'amputer quelques bouts de cerveau encore faudrait-il savoir où sont allées se loger ces multiples idées – car il n'est pas certain qu'une seule partie de moi-même puisse alors demeurer tout entière tant il est vrai que ce sont mes mains mes pieds ou mes narines qui d'abord se rappellent et que fermer les yeux ou s'occuper un bref instant l'esprit souvent ne suffit pas à oublier le chemin de nos anciennes places ni l'odeur et le bruit des fruits chauds au plus haut de l'automne ni enfin ta silhouette tantôt longue tantôt ramassée au plus près de l'accord naturel de nos muscles. En les revoyant moi-même après si longtemps j'éprouve face à nos lieux d'autrefois combien la présence simple des choses peut ranimer ce que vivement l'on sentit auprès d'elles – sans que l'on sache toujours où tout cela s'était allé réfugier pendant tant et tant d'années sans que l'on sache non plus les possibles effets que ces impressions tues eurent alors sur nous comme sur la conduite aussi de notre vie quotidienne.

Mais pourtant je sens bien que ce qui me reste ne consiste plus guère qu'en de vagues images désormais bien communes et sans rapport aucun avec ce que tu fus ni avec ce que tu dois sans doute être aujourd'hui. Je sens bien toute la dispersion qui règne en mes idées mais sans toi comment parvenir à seulement me rassembler – moi et les quelques restes d'une pensée confuse depuis que toi qui jadis gouvernas nos deux corps ne sais plus me servir de canne ni d'appui. Quel supplément trouverais-je au désordre qui maintenant compose ma vie mentale – moi-même allant mendier quelque secours auprès de nos plus vieilles places – pathétique tocsin des anciennes années qui peut tout rappeler sinon toi qui au commencement voulus m'apprendre à penser et qui développas si bien ce monstrueux instrument qui me passe et me domine. Alors tandis qu'il ne me reste qu'une plate collection d'images figées et sans doute hors d'usage je voudrais seulement connaître – moi qui de loin n'en sens plus les effets – si les quelques pensées que jadis je fis naître en toi sont encore présentes et quelque peu vivaces quoique confusément ou si l'infinie succession des années et des heures a fini après tout de les rendre muettes et de recouvrir alors – comme un peintre fait d'une couleur trop forte comme une couche nouvelle sur une ancienne terre – tout ce que j'avais tâché de déposer discrètement en toi.

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Minutes

Alors nous en reviendrons peut-être à l'époque des chutes extérieures où le plus grand dénuement finit par s'observer alentour de chacun. Tantôt il fera noir tantôt il fera froid et toi absente de ton ancienne demeure comme moi-même isolé de mon lieu véritable nous connaîtrons de ces nuits qui étouffent et compriment le muscle comme un papier qu'on froisse – et chacun allant deci delà au milieu des villes et des rues innombrables nous connaîtrons que le dégoût de ce que l'on possède est un état cent fois pire à la fin que le simple regret de ce qu'on a perdu.

Incapable de goûter jamais le lieu où je me trouve je me tiens en pensée à l'arrière de mes vieilles fenêtres et je revois d'abord la route ni droite ni courbe au-delà de laquelle commençaient les hauteurs et ensuite les arbres de toute sorte nus et comme entassés les uns par-dessus les autres. L'instant d'après nous serons au-dedans de ta chambre d'enfant et seules au milieu de notre vaste nuit tes mains resteront parfaitement visibles tes mains désormais choses – choses mentales pour mon esprit fatigué – ma pensée ainsi dispersée demeurée présente en chaque endroit que nous avions connu y restant attachée par quelque inconcevable lien et ne sachant plus désormais comment se rassembler alentour d'elle-même – distendue enfin par tant d'éloignement et se trouvant en mon cerveau comme en une terre inconnue et pourtant familière.

Quand remontant peu à peu l'un des innombrables fils qui les ramènent à moi quelques-unes de mes pensées rejoignent leur résidence il me paraît alors que qui nous fûmes ne doit être au fond qu'une chose vue au-dedans de nous-même une chose bien vague aux contours imprécis et que les souvenirs eux-mêmes en tant qu'ils ramènent nos pensées aux lieux les plus anciens et les laissent à nouveau s'y établir pour un temps travaillent à effacer – de sorte que je ne suis plus tellement sûr aujourd'hui que le malheur soit affaire seulement de déception. Privé désormais d'une pensée entière et continue c'est au jour le jour que tout cela a lieu – mesurant au temps que mes plus nombreuses pensées passent éloignées de moi-même le poids en mon cerveau des minutes patiemment amassées. Et puisqu'au moment des crises au-dedans de mon muscle le temps a repris sa plus grande lenteur puisqu'à l'arrière de nos vieilles fenêtres traînent encore quelques pensées solitaires on en viendrait presque à commettre de vieux gestes de supplique – demandant quelque chose comme un air tranquille de musique ou juste un peu d'oubli en attendant que la saison finisse – n'importe quoi en somme pour nous faire presque sentir ce qu'au travers des vitres on ne fait que rêver n'importe quoi enfin pour nous empêcher autant qu'on le pourrait de produire des pensées.

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Consolation

Ainsi rendu à ces minutes longues longues comme les ans l'on voudrait à la fin pouvoir trouver çà et là et peut-être même en n'importe quel lieu quelque forme de vie qui fût calme et à peu près tranquille. Et sans doute irions-nous alors en ces anciennes terres qui gardent la mémoire de ce qui n'a pas su rester et qui – nous offrant la vieille image de très vieux monuments monuments déconstruits de ce qui depuis longtemps n'est plus et tâchant malgré tout de faire taire nos chutes intérieures sans accélérer l'effacement des traces qui au-dedans de nous a lieu – nous procurent un remède bien faible et souvent ridicule. De même c'est en vain que nous explorerions toutes sortes de places jusqu'alors inconnues pensant par là renouveler le mobilier et les tapisseries de notre vie mentale – car s'il est vrai qu'ensemble jamais nous n'y aurions été s'il est vrai que jamais nous n'y aurons confondu nos gestes nos pas et nos pensées je connaîtrai bientôt que dans ces lieux nouveaux où les sensations multiples ne sont pas encore amorties par un effet certain de l'habitude on retrempe soudain et avec une force que nous n'attendions pas quelque vieille marque laissée au creux de notre muscle.

Si bien que c'est sûrement en ta propre figure que je voudrai trouver ma tranquillité la plus haute et comme la plus certaine – cherchant mon front une dernière fois posé sur tes genoux à goûter à nouveau la couleur chaude encore des restes d'une saison passée. Que ne saurais-tu être celle en qui – mère à la tête penchée – les minutes les unes après les autres retrouvent la rapidité qu'elles eurent en mes années premières – toi la mère du pire des ingrats toi l'inconditionnelle sœur du pire des méchants qui te fit ce que l'on sait que ne voudrais-tu être encore la certitude principale où mon muscle enfin pourrait se rassurer.

Ce sont là choses impossibles car ces temps ces états ces époques ne sont plus et s'il me semble parfois que nous sommes toujours unis par quelque inconcevable accord de nos intérieurs propres il me faut avouer à la fin combien tout cela n'est qu'une malice de plus jouée par mon cerveau et propre à me faire sentir la vivacité de ma situation – car lorsque je conservais encore l'espoir de te revoir je me flattais en pensée qu'un instant de ta présence rétablirait mon calme et j'envisageais au moins dans les possibles un état plus heureux que le mien. Mais désormais tu le sais c'est un corps que je pleure – et de ne plus revoir ces mains cette tête ces yeux tellement inclinés que j'ai cru posséder et n'ai jamais connus – plus encore qu'un esprit car pour cela outre qu'en la succession inlassable des ans il aura sans doute fait preuve d'un peu plus de constance que les formes variées de ta silhouette de fille je ne désespère pas d'y pouvoir pénétrer à nouveau – ne me trouvant alors qu'à moitié et peut-être seulement pour de très brefs jours en ces lieux inférieurs où seuls finissent ceux qui ont eu quelques raisons sérieuses de désespérer de soi. Moi-même ayant tout de même pitié de mes vieux intérieurs – où seule encore demeure une petite vieille mendiant quelque aumône – mais ayant enfin compris que bâtir sur les muscles est une chose sotte et qu'être malheureux c'est ainsi avant tout s'être trompé de croyance.

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Sentiment

Égaré ainsi d'un tel égarement je vois désormais combien ce qui fait la substance de mes intérieurs les plus vastes ne tient au fond qu'à quelques vieilles images que je peine à ressaisir et qui ne ressemblent plus à rien de ce qui maintenant demeure. Aussi mon muscle principal n'est-il qu'une sorte de théâtre vide où seuls se font entendre quelques rires et quelques moqueries méprisant cet état de tranquillité bête dont les idiots se contentent si bien. Pour moi malgré la déserte étendue que mes yeux peuvent découvrir au-dedans de mes plus récents horizons malgré ces égarements où ma tête ayant souvent l'envie de se jeter en arrière je suis parfois et presque malgré moi conduit je ne sais que trop la valeur et le prix de mon sentiment comme aussi je connais ce qu'enfin je lui dois. Je n'ignore pas qu'en cette matière certains pourront me dire que ce sont là terres d'infertilité et de confusion mais ne serait-il pas vain de vouloir affecter tant de mépris et tant d'indifférence pour cette vie interne à l'organe majeur dont chacun malgré lui se trouve toujours pourvu comme il serait aussi pareillement vain de vouloir substituer comme on l'a vu parfois une langue mentale aux paroles du muscle tâchant ainsi de faire d'un sentiment une pensée ordinaire et s'efforçant encore de confondre l'existence du cœur et la vie de l'esprit – tandis qu'il faut on le sait maintenir les deux ordres tant il est vrai que s'il pouvait parler le muscle principal aussitôt s'arrêterait tant il est vrai enfin qu'il vaudrait mieux parvenir à l'arrêt immédiat des minutes plutôt que d'être encore sans pouvoir rien sentir.

Ne pouvant moi-même me résoudre à traîner au long des étendues l'insipide vie d'une personne quelconque je comprends enfin tout ce que je lui devais comme aussi je vois combien rares sont ceux dont la conscience intérieure garde toujours une continuité. Pour moi quoique jeune encore je sens mon muscle neuf et pourtant tellement vieux déjà et capable seulement de suivre la succession heurtée des minutes qui une à une autour de lui s'amassent et l'irrégulière poussée des plus vieilles images marquant combien mes intérieurs manquent à la fin de cette cohérence qui fait l'identité des personnes tranquilles. Ainsi est-ce pourquoi je ne me reconnais dans aucun de vos âges incapable toujours de comprendre mon état présent et commençant déjà de vernir et de peindre les images d'autrefois.

Et cherchant à m'expliquer avec moins de confusion je me heurte sans cesse à de nouvelles barrières tant il est vrai que ce que nous sentons comme nous étions décidés à le cacher toujours nous n'avons jamais vraiment songé à la manière de le dire – mais tout d'un coup c'est en nous comme une bête immonde et inconnue qui s'est alors formée et dont l'apparition soudaine en leur esprit effraie ceux qui de nous reçoivent cette confidence qu'on a faite parfois sans y réfléchir comme aussi les ferait trembler l'aveu proféré par un criminel ne pouvant s'empêcher de confesser un crime dont jusque-là ils ne le savaient pas coupable. De celui-là sans doute dois-je au moins partager l'inquiétude ambiguë – éprouvant déjà le ridicule mépris de mon ancien état et des errances répétées de mon muscle d'antan me revoyant pauvre et bête égaré à force d'insistance en la mauvaise voie espérant que les égarements du muscle trop jeune trouveront une fin plus tranquille mais inquiet enfin de savoir qu'un jour sans doute c'est avec calme et ironie qu'on lira tout cela – en une situation nouvellement apaisée moi-même relisant peut-être sans pouvoir ressentir à nouveau cette urgence d'alors tant il est vrai que la mémoire ni le cœur ne sont jamais assez vastes pour pouvoir être fidèles – redoutant donc désormais de trouver en moi-même un muscle à jamais desséché.