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Regards sur la poésie française contemporaine des profondeurs : Pierrick de Chermont

FAUT-IL

Faut-il se livrer à ce travail introspectif sur sa propre œuvre, donner des repères, des indices sur son travail ? Comment se situe-t-on vis-à-vis de lui ? Et encore, inciter, encourager cet autre, le lecteur ou le simple curieux, à se lancer vers un ailleurs, hors des poèmes qu’on lui confie ? Un sentiment d’injustice monte alors : « Quoi, j’ai déjà fait effort de vie pour ces textes, choisi de répondre à cet appel intérieur, de m’y unir tandis que tant d’autres choisissaient de se disperser dans les jours, il faudrait en plus que je fasse un geste vers eux, que je me risque et me soumette à leurs jugements. Déjà ils me jugeaient et se moquaient tandis que je m’éloignais pour parler au silence, il faudrait aussi que je rende des comptes après, encore et encore ? Quand cela cessera-t-il ? Existe-t-il donc un espace où l’on peut s’efforcer d’être soi sans avoir à s’expliquer ? »

Non. Non, il n’existe pas d’espace sans la présence d’autrui. L’humanité qu’on porte est toujours un lieu ou un moment de partage au mieux, de déchirement et de blessure le plus souvent. Vouloir être soi, c’est accepter de communier à l’autre et de laisser l’autre communier à soi. Oui, en te donnant à la poésie, tu t’es mis en marche et il n’est plus possible de reculer. Il faudra te dépouiller jusqu’au bout. Il te faudra accepter l’humiliation, le mensonge, l’aveu de tes faiblesses. Tu te contrediras. Oui, tes vertiges, tes illusions seront mis à nu. Dans le poème et dans cet ailleurs qu’est ta vie de poète, que tu la taises ou la dises, tu seras consommé. Et tu devras t’avouer dans ce que tu te caches à toi-même et que les autres pointeront jusqu’à ce que tu saignes. Nulle échappatoire. Les yeux du poème désormais se retournent contre toi par le moyen du lecteur. Écrire des poèmes n’était rien, à peine le commencement. Il te faudra encore être brûlé par eux. Tu croyais leur donner que des heures, en vérité tu leur as confié ta vie. Tu croyais jouer en répondant à leur appel, ils te forceront à avouer que tu cherchais la vérité, quand bien même tu ne comprends pas ce que tu dis. Tu t’es mis à leur service et ils agissent désormais. Oui, tu seras poète jusqu’à la nausée de toi-même.

J’ai donc voulu avancer sur ce chemin inexorable. J’ai repris les textes publiés depuis vingt ans. Je les ai lus en m’appuyant sur cette longue durée pour essayer de découvrir des chemins qui permettraient de circuler entre eux. Trop tôt, ou peut-être au-delà de mes forces. Je n’ai pas pu passer de l’autre côté et les lire comme je lis d’autres poètes. Surtout, ils m’apparaissent comme une clôture impossible à traverser, grandissante, toujours plus haute, toujours plus proche, me repoussant davantage vers ce néant que je suis ; me resserrant auprès d’un mystère ou d’un abîme qui m’effraie, m’attire autant qu’il me blesse. Malgré le dérangement, je m’efforce pourtant de rester homme, d’assumer cet état de vie, de le confier pour ce qu’il est à qui m’interroge. Oui, cette vie de poète anonyme est mienne, puisqu’elle est la seule aventure que j’ai choisie de plein gré. Elle est tout entière dans ce oui à l’existence que j’ai donné et qui me déborde. Peut-être que cette acceptation participe et colore mes poèmes. Peut-être pas. Je ne m’en soucie guère. Ces poèmes que j’ai écrits me sont étrangers. Après s’être nourris de ma chair et de mes os, ils m’ont chassé. Depuis, nous ne nous fréquentons plus. Ils me sont plus lointains que tous les poèmes que je lis. Sauf un seul, qui me préoccupe encore : le suivant qui déjà a entrepris ma chair et mon âme, et va s’en nourrir, se l’approprier, réduisant encore un plus l’être que je suis hors de la poésie.