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Réponse du comité de rédaction de Nunc aux reproches qui lui sont faits concernant Bousquet

Dans la dernière livraison de Nunc[1], nous avons placé en ouverture du numéro un « in memoriam Karol Wojtyla et Angelo Giuseppe Roncalli », deux ecclésiastiques dont les hautes figures peuvent, selon nous, inspirer notre temps : le premier, théologien, homme de théâtre et poète, a lutté contre les totalitarismes nazi, puis communiste ; le second a été proposé par d’éminentes figures juives pour recevoir le titre de Juste car il a, pendant la Seconde guerre mondiale, sauvé plusieurs milliers de juifs menacés de mort. à la fin de leur carrière ecclésiastique, ils ont été pape sous les noms, respectivement, de Jean-Paul II et Jean XXIII… Que cet hommage les ait salués sous leur nom « civil », et non sous les noms qu’ils choisirent lorsqu’ils devinrent pape, n’est pas un détail négligeable : c’est avant tout à ces deux hommes, pour l’intégralité de leur vie, que notre signe faisait référence, suite à leur canonisation au printemps dernier. Comme tous les autres in memoriam qui ouvrent chacun de nos numéros, ils faisaient écho non aux textes de ce numéro, et singulièrement à ceux du dossier du numéro, mais à l’ensemble du projet éditorial de Nunc.

Cependant, cela a choqué et a même été perçu comme une forme de violence par certains auteurs du dossier Joë Bousquet. Nunc a reçu de leur part une lettre collective où ils s’offusquaient de la mention de ces deux hommes d’Église en ouverture du numéro, se sentant pris en otage par une foi ou une institution dans laquelle ils ne se reconnaissent pas.

Alors, que cela soit dit, sans détour, et clairement : jamais notre intention ne fut de blesser les auteurs de ce numéro ; encore moins de les enrôler sous une bannière catholique. Ce que la plupart des autres auteurs du numéro ont bien compris, comme les plus de six cents auteurs qui ont participé à l’aventure de Nunc depuis douze ans. Auteurs dont la plupart ne sont pas catholiques, pour autant que nous puissions le savoir, car nous ne demandons à personne de préciser son appartenance religieuse ou idéologique pour paraître dans nos pages ! Tous sont bienvenus, dès lors qu’ils partagent avec nous une même conviction : le monde n’existe que par notre sens de l’hospitalité. Un sens d’autant plus décisif pour Nunc qu’elle a une grande part de ses racines – sans que cela soit exclusif – dans la culture chrétienne.

Nunc est une revue libre de toute institution, indépendante et, oui, encharnée par le souffle chrétien, pour reprendre le mot du socialiste Péguy. À la lecture de nos premiers numéros, certaines voix s’étaient élevées pour nous reprocher de ne pas afficher une ligne éditoriale claire. Elles avaient raison, et c’était de notre part tout à fait volontaire : nous avions alors refusé tout texte programmatique, préférant un dévoilement au fil des numéros[2], ce qui nous laissait une liberté absolue et une ouverture constante à l’inconnu. Enfin, cela nous a permis de tisser un « christianisme en filigrane », comme l’a écrit Robert Scholtus. Après douze ans d’une vie chaotique et 33 numéros parus, il ne fait plus mystère que Nunc est une revue de sensibilité chrétienne qui a consacré des dossiers à Jean-Louis Chrétien, Jean-Luc Marion, Andrei Tarkovski, Jean-Claude Renard, Jean Grosjean, Pierre Emmanuel, Marcel Jousse, sans parler de tous ceux publiés en marge des dossiers, poètes, essayistes et artistes.

Enracinée, entée et, à cause de cela, hospitalière.

Nunc n’a pas d’autre ligne de front que celle qui délimite ceux, d’une part, qui sont ouverts à l’échange, à la traversée de lieux qui ne sont pas forcément les leurs, et ceux, d’autre part, qui lèvent haut leurs bannières comme des murs, les identitaires de tous acabits, que ce soit d’un point de vue spirituel ou politique. à ceux qui préfèrent l’affrontement stérile, à ceux qui ont besoin d’un os à ronger pour se sentir exister, sachez-le : vous ne ferez que nous traverser, sans nous toucher, et nous continuerons d’avancer, libres – et sans rancœur aucune, précision importante.

Jean Paulhan écrivait à Jean Guéhenno, en 1932, que « la NRF n’est pas une revue politique, mais littéraire : je veux dire qu’elle attend des lettres une révélation de l’humain plus authentique, plus entière que de n’importe quelle doctrine sociale ou politique ». Nous ajouterions : « doctrine religieuse ». Toutefois Nunc n’attend pas seulement des lettres une « révélation plus authentique de l’humain » ; elle l’attend aussi de l’art, de la philosophie, de la théologie, de la prière, etc., en un mot : de toute activité de l’esprit.

Nunc ne s’interdit rien ; elle se nourrit de tout ce qui est susceptible de nourrir et grandir notre humanité. Ce que nous écartons : ce qui divise, abaisse, avilit, dégrade, l’esprit comme le corps. Voilà notre ligne de front.

Notre souci premier, depuis douze ans, est l’hospitalité. Sinon, quel sens cela aurait eu de publier Anne Teyssiéras, Lorand Gaspar, Salah Stétié, Nicolas Rozier, Werner Lambersy et tant d’autres qui, sans y adhérer tout ou partie, connaissaient parfaitement les fondements de la revue Nunc et y trouvaient ce sens de l’hospitalité qui, seul, nous tient ensemble ?

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L’hospitalité est ce qui définit l’homme. Elle n’est pas une qualité suplémentaire, une option qui ferait de nous un parfait gentleman, avec un soupçon de distinction. Non, l’hospitalité est l’essence de l’homme, elle dit l’essence de l’homme. Toutes les cultures humaines le savent et en ont fait une valeur cardinale, prioritaire sur tout – sauf les cultures modernes et post-modernes. L’hospitalité dit comment l’expérience de l’étrangeté est au cœur de l’expérience de l’humanité.

Sans doute, cela a-t-il commencé dans un coin de désert, autour d’un puits, sous le chêne de Mambré, près d’Hébron, en Cisjordanie. Quelques tentes dressées, un vieil homme attend. Il attend un fils. Et dans la sixième heure – ou était-ce la neuvième ? –, trois hommes, des étrangers – leurs habits, leur allure, leur langue, tout le dit – surgissent. Le vieil homme s’affaire, il appelle ses serviteurs, on dresse un banquet, on puise de l’eau. Sans doute, ce repas est-il pris en silence. Sans doute, le vieil homme est-il resté à l’écart. Mystère de la rencontre. Les étrangers s’avèrent être un. Signes de l’Étranger. Celui dont on ne peut prendre la mesure. L’Incommensurable. Qui nous heurte, nous déplace, nous nomadise.

Alors le vieil homme se met en marche à son tour, emportant ses tentes pour les étoiles. Il se met en marche et arrive là où il devient, à son tour, étranger, le signe de l’Étranger. Incommensurable.

C’est ce double mouvement que recèle le double sens du mot « hôte », à la fois celui qui reçoit et celui qui est reçu. L’ambivalence du mot – déjà présente dans le latin – n’est pas ambiguïté : elle dit seulement la dynamique vitale à l’œuvre dans l’hospitalité. Dynamique vitale et existentielle, comme un exercice en humanité qui nous donne à rencontrer en chacun cet Expatrié par excellence – Dieu. En effet, des commentateurs juifs, puis chrétiens, puis musulmans, ont vu, dans ces trois étrangers venus visiter le vieil homme Abraham, la manifestation de Dieu. Manifestation qui donne au vieil homme un enfant inespéré. Manifestation qui révèle le vieil homme à lui-même : c’est la visite des étrangers qui lui rappelle sa condition d’étranger. Initie une traversée de soi. De son propre désert.

Mais il n’est peut-être pas indispensable d’y voir la trace de Dieu. Certains pourront y lire celle du « dehors » (pour reprendre l’expression de Pierre Zaoui). Ou de l’Autre (dans la lignée d’Emmanuel Lévinas par exemple). Ou encore, pour ceux qui préfèrent le pluriel à la majuscule, des dieux, des dehors, des autres. À chacun de décider quel nom donner à cette expérience de l’exil si urgente en notre temps : « [Le sentiment d’être exilé] permet l’ironie qui dégonfle les faux sérieux et ne cherche pas à mettre du Sens ou des Valeurs ou des Identités à chaque coin de rue. Il permet une innocence qui dégonfle l’ironie auto-instituée, cette distance automatisée qui structure l’indifférence et nous arrache à l’exil. Il permet l’engagement qui n’oublie jamais la personne et la contemplation qui ne se prend pas pour le tout du monde. Cette expérience de dessaisissement est le chemin contemporain de l’homme. » (Liminaire de Nunc nº7, avril 2005).

Mais cette traversée n’est possible que si l’on sait accueillir l’autre, sans le juger, ni sans se déjuger. Si l’on sait aller chez l’autre sans le juger, ni sans se déjuger. Entrelacement de droits et de devoirs tournés vers l’autre, portés par l’attention à l’autre, lui donnant ainsi d’apprendre à vivre avec ce qui ne correspond pas à sa vision du monde. Pour que l’hospitalité se fasse rencontre – et non indifférence, et non ce relativisme idéologique qui masque si mal la bien-pensance –, il faut accepter une traversée de son identité, ce qui suppose d’avoir conscience de ses racines, de ses héritages, de ses trahisons. Ce qui suppose d’accepter l’autre dans son altérité. Dans la confrontation, qui parfois irrite, mais qui permet de vivre vraiment ensemble et ne ramène pas l’autre à soi, ne réduit pas l’autre à un autre soi-même.

L’hospitalité est l’acte fondateur d’un monde commun où une parole partagée demeure possible. Sans elle, l’hospitalité, et le respect de l’espace investi par les hôtes, c’est la guerre – le polémos /  la polémique –, l’intrusion de l’idéologique, id est l’envers de la pensée.

 

Réginald Gaillard, Franck Damour

 

 


[1]. Nunc n°33, juin 2014.

 

[2]. Cf. les liminaires des Nunc n°1 & 2 consultables, comme tous les autres liminaires, sur le site des Éditions de Corlevour : www.corlevour.com.