Représentation de la Croix
1. ZACHARIE
Seuls les muets peuvent parler
	des machinations célestes. Moi, Zacharie,
	officiant de l’autel des parfums,
	je fus visité par un ange, et élevé
	incroyablement au rôle de père
	dans la fleur de ma décrépitude.
	Et pour que, d’un événement si étrange
	il fût fait silence, ce fut le silence
	jusque dedans ma gorge... Mais lui, l’ange,
	parla de nouveau, et cette fois ce fut
	à une femme de Nazareth, Marie,
	une parente éloignée de mon épouse,
	et il lui annonça qu’elle accoucherait
	non à cause de son mari, qu’elle n’avait pas encore,
	mais à cause de l’Esprit. Ainsi,
	à quelques mois de distance l’un
	de l’autre, deux enfants
	vinrent au monde de manière incompréhensible
	et le premier, fils d’Elisabeth et de moi,
	fut appelé Jean,
	l’autre, de Marie et de l’Esprit, Jésus.
	Et moi, de tels mystères,
	je suis ici pour en dire ce que peut dire
	quelqu’un qui bouge en vain les lèvres, un de la bouche duquel
	ne sortent qu’avortons de paroles.
2. HOMMES ET FEMMES DE BETHLÉEM
Mais comment ! vous ne savez donc rien ?
De quoi ?
Des soldats.
Quels soldats ?
Les soldats d’Hérode.
Hein ? qu’est-ce qu’il dit ?
De quoi parle-t-il ?
	                                 Il parle de soldats.
Je parle de ce dont tout le monde parle.
Hérode ? notre roi ?
                                   Taisez-vous un peu,
	laissez-le finir.
                            Cela fait plusieurs jours
	que les soldats s’attardent dans les villages,
	entrent dans les maisons...
C’est vrai !
                                                                 C’est vrai !
	Ma femme aussi l’a entendu dire !
L’homme qui porte l’eau
	les a vus de ses yeux !
                                     Au marché
	tout le monde en parle !
Ils sont si nombreux...
Ils abattent les portes...
Ils fouillent sous les lits, dans la cendre...
Ils cherchent quoi ?
                                  Et que veux-tu qu’ils cherchent ?
	comme d’habitude : à manger, de l’argent...
Oh non, ni à manger ni argent. Pire :
	ils emportent les enfants.
Tu es fou ? que veux-tu qu’ils en fassent
	des enfants ?
                        Moi je sais ce qu’ils en font :
	ils les tuent.
                         Comment ? Je n’ai pas compris.
	Parle plus fort.
J’ai dit qu’ils les tuent.
Ils tuent les enfants !
Mais pourquoi ?
Ordre d’Hérode.
                             Vous avez entendu ?
	ils emportent les enfants ! ils tuent les enfants !
Ils vont venir aussi chez nous : tiens, écoutez,
	on entend déjà le bruit des épées...
Mais pourquoi ? pourquoi ?
                                               Ordre d’Hérode :
	dans toute la région
	aucun garçon de moins de deux ans
	ne doit rester en vie.
Mais pourquoi ?
Ils viennent aussi chez nous !
	ils emportent les enfants ! ils tuent les enfants !
Pourquoi ? Parce que quelqu’un est allé lui dire
	qu’un enfant né dans ces contrées
	deviendrait roi à sa place.
Ils viennent par ici ! ils nous prennent nos enfants !
	ils tuent nos enfants !
Ils arrivent !
                     Je les vois !
	                                          Ils sont là
	parmi les dernières maisons, au fond de la venelle...
J’entends le bruit de épées ! je vois
	la lueur des casques et des épées !
3. ZACHARIE
Tous ces anges, dans si peu de ciel !
	L’air est encore convulsé par les ailes
	des grands anges de l’annonciation
	et déjà plus foncés, plus discrets se hâtent
	les mini-anges de l’avertissement :
	l’un a pris son vol pour conseiller aux mages
	de passer à distance
	du palais d’Hérode, un autre vole
	vers l’Egypte, il doit trouver Joseph
	et lui dire qu’Hérode, l’assassin, est mort,
	qu’il peut revenir avec Marie et Jésus
	en Israël, à Nazareth, chez lui...
	Entre un vol et l’autre, le carnage.
4. UNE FEMME, MARIE
FEMME
	  Marie ! ne pars pas. N’y a-t-il rien
	  que tu veuilles raconter à une amie ?
MARIE
	  Oh si, bien sûr je veux. Mais depuis
	  que nous sommes revenus à Nazareth
	  tout est si tranquille, si clair,
	  tout se répète avec tant d’ordre
	  que je pourrais raconter seulement ce
	  qui ne se peut raconter : la joie.
FEMME
	  Pourtant, si je te regarde, j’ai l’impression
	  que tu as quelque part, qui sait où,
	  un trésor tellement rare et précieux
	  que tu as oublié où tu l’avais caché...
MARIE
	  Trésor ? caché ? tu veux rire !
	  Mais c’est étrange : j’ai compris tout à coup
	  que j’ai quelque chose, oui, à te raconter.
FEMME
	  Tu vois ? j’en étais sûre.
MARIE
	                                           Voici, de temps en temps,
	  quand je range ou prépare à manger,
	  il me semble que je réentends une voix
	  que j’ai rêvée un matin, bien avant
	  que naquît mon bébé, une voix
	  qui disait des mots de salut
	  mais aussi de réconfort, qui essayait
	  de m’encourager, de me préparer
	  à je ne sais quelle histoire effroyable
	  encore à venir : mais laquelle,
	  justement, je ne sais, je ne me souviens pas,
	  je me rappelle seulement quelques phrases, ou plutôt
	  morceaux de phrases : “je te salue,
	  pleine de grâce” et puis “dans tes entrailles”,
	  “ne crains pas”, “trône”, “il sera appelé”,
	  “règnera sur la maison”... Mais ce n’était
	  qu’un songe – ou du moins c’est ce
	  que j’ai pris l’habitude de croire
	  pour demeurer en sûreté
	  parmi mes douceurs de chaque jour,
	  pour que rien, pour moi et pour mes chers,
	  puisse changer...
FEMME
	                               Au contraire beaucoup de choses
	  vont changer, tu le sais bien, le bébé
	  deviendra un garçon,
	  un homme, s’en ira au loin...
MARIE
	                                                   Mais pas maintenant,
	  pas maintenant ! Mais dis-moi : si cette voix
	  je ne l’avais pas rêvée,
	  si je l’avais entendue vraiment ?
	  et si, ensuite, Syméon...
FEMME
	                                           Syméon ?
MARIE
	  Oui, un homme, un vieux qui, à Jérusalem,
	  quand nous avons présenté Jésus,
	  s’est approché et a dit des choses
	  que personne n’a comprises...
FEMME
	                                                        Bon, calme-toi,
	  ma sœur, c’est un tort de chercher à comprendre
	  ce que notre cœur
	  n’est pas encore prêt à supporter.
MARIE
	  Mais prêt, mon cœur ne le sera
	  jamais, même pas après, même pas...
FEMME
	                                                                 Écoute-moi,
	  ne te laisse pas faire, ne serre pas
	  cette main qui pointe du futur !
	  Il est tard : rentre chez toi, ma fille,
	  et dis à ton mari qu’il me pardonne
	  si je t’ai retenue dehors aussi longtemps.
	  A cette heure, j’imagine, il a fini
	  de travailler ; et le petit Jésus
	  joue sur le sol à côté du feu
	  et t’attend, il attend que tu le prennes
	  dans tes bras et le lèves jusqu’au ciel.
5. JUDAS
Je n’y suis pas encore, moi, dans cette histoire,
	pas tel que vous me voyez.
	Pendant que Jésus joue sur le sol
	d’une maison luisante de propreté,
	ses futurs compagnons aussi jouent
	quelque part, au bord de la mer
	ou du désert, quelques-uns
	dans la propreté, comme lui, quelques autres
	dans la boue d’un taudis.
	Oui, tout doit encore advenir – tout
	excepté mon nom. Mais pour le moment
	ce n’est qu’un nom comme tous les autres,
	innocent comme la créature
	qui innocemment le porte.
	Le dire est, je crois, superflu. Et si par hasard
	il y a quelqu’un qui ne l’a pas deviné,
	tant mieux : en un point infinitésimal
	de la germination du crime
	quelque chose, qui sait, pourrait encore s’enrayer...
	Quelle absurdité ! Ce qui est écrit est écrit,
	ou mieux, si je pense à qui m’écoute :
	ce qui est lu est lu.
	Mais laissez-moi encore pour un peu
	l’illusoire, passagère douceur
	de ne pas l’avoir fait.
[…]
	Milan, Garzanti, 2000
	(trad. de l’italien J.-Ch. Vegliante)