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Revue La Passe, n° 17

La revue des langues poétiques consacre son n° 17, en grande partie, à la poésie roumaine. On se souvient (peut-être) que le très parisien Salon du livre avait décrété qu'en 2013 la Roumanie ferait figure d'invitée d'honneur, à défaut de faire de la figuration. On passera sur le côté rocambolesque des suites de cet oukase : boycott décidé par certains auteurs pour des raisons politiciennes internes à la Roumanie (mais la presse d'ici nous a fait grâce des lecteurs français pris en otage !), début d'une polémique, pléthore de traductions (parfois approximatives si l'on en juge par le résultat en français)…

    Enfin, voici un peu d'humour et de fraîcheur avec La Passe qui avoue sacrifier à la manie. L'humour ne manque pas avec ces références à Dracula (qui "signe" cet aphorisme en bas de page, "Gageons que cette rencontre créolise et qu'entre étrangers à soi-même, l'on se reconnaisse", qui est tout un programme : ces mots auraient pu servir d'exergue à cette livraison). Albsi Neijra donne une petite prose intitulée "Le Chant des Quarts-Pattes", pastiche poétique du conte noir. La fraîcheur est apportée par le dossier "Éclairs d'enfance / Fragments de mort" qui donne à lire (en traduction) cinq jeunes poètes roumains que Tristan Félix (la directrice de rédaction de La Passe) a accompagnés de photographies. Pas des illustrations au sens commun, mais des équivalents plastiques, des traductions des vers qui sont eux-mêmes traduits ; une sorte de mise en abysse bien réjouissante au-delà des pertes et profits attachés au passage…

    Côté français, le lecteur découvrira quelques expériences intéressantes. Comme le passage d'une langue à l'autre tel que le voient Tristan Félix et Carivan, son traducteur : le poème est "farci" de sa traduction, le vers tantôt français et le vers tantôt roumain alternent pour donner un nouveau poème qui met en évidence la musicalité du roumain. L'Hymne Gagaouz de Maurice Mourier est hilarant avec sa langue inventée… qui est traduite ! Christine Minot, partant d'une des célèbres gravures des Caprices de Goya, dont le titre en français est Le sommeil de la raison produit des monstres, remarque que le mot espagnol suenõ a deux sens : sommeil et rêve. Elle se livre alors à une improvisation passionnante qui interroge la traduction. Malheureusement, elle tombe dans le piège de la polysémie du mot matérialisme pour n'en retenir que le sens vulgaire (état d'esprit caractérisé par la recherche des jouissances et des biens matériels, selon le Petit Robert). Exit alors le sens philosophique ! D'où un raisonnement boiteux, voire fallacieux dans la troisième partie de son texte : l'idéologie dominante a de beaux jours devant elle…

    Figurent aussi dans ce numéro de nombreux textes de création qui relèvent de l'expérimentation et qui illustrent parfaitement la raison d'être de La Passe. Relevons Anomalies Incovar : le point de départ en est une note de service adressée par un supérieur à ses employés. Tristan Félix en "emprisonne " le texte dans un poème lui-même farci de "réminiscences apollinariennes". Frédéric Moulin le transforme ensuite de semblable manière à sa façon. Et il donne enfin naissance à un dessin d'humour dû à Hervé Borrel. C'est décapant ; toute la prétention et l'absurdité du chefaillon (mais aussi de l'époque) apparaissent dans ce jeu. Ou la poésie comme outil de critique sociale, ou la langue comme outil occasionnel de subversion…

    La Passe : une revue qui sort des sentiers battus et qui sait, parfois, être jubilatoire.