1

RIMBAUD ET LA GUERRE

 

RIMBAUD ET LA GUERRE

 

                 « Qu’est pour moi le pays de la poésie ?
                C’est celui de toute ma vie, à commencer par l’enfance en Alsace, bientôt                        perdue et dévastée par la guerre.

 Claude Vigée, Les Sentiers de velours sous les pas de la nuit, Les Cahiers  de Peut-être, 2010, p. 86.

 

         Ce matin du 15 mars 2014, le jour même où je suis invité par Anne Mounic à parler de « Rimbaud et la guerre » et à participer ainsi à l’après-midi poétique annuelle de l’Association des Amis de Claude Vigée, Grand Prix National de la Poésie 2013, je découvre dans le beau recueil Le Corps du monde, que m’a offert un jeune poète d’aujourd’hui, Gwen Garnier-Duguy, une pièce intitulée « Arma virumque cano »[1].

Ce sont les premiers mots de l’Enéide, « Je chante les armes et l’homme », ou, plus explicitement, « Je chante les combats et le héros », une guerre qui n’a pas besoin d’être précisée, un chef qui n’avait pas même besoin d’être nommé aux lecteurs romains, Enée qui, après avoir fui Troie, et la guerre de Troie, a abordé le rivage de l’Italie et dû s’engager dans de nouvelles luttes armées provoquées par la colère de Junon, la reine des dieux. Après avoir, comme Ulysse, battu les mers et vécu une manière d’Odyssée, ce fils d’Anchise et de Vénus est au cœur de ce que Jacques Perret a appelé « une Iliade virgilienne », apparaissant « sous la forme des  combats singuliers, des guerres, des négociations diverses qui emplissent les six derniers livres de l’Enéide »[2].

Arthur Rimbaud, solidement formé en latin par ses professeurs de lettres au Collège municipal de Charleville, Ariste L’Héritier en troisième, Charles Duprez en seconde, et en particulier par le dernier en date, en « classe de rhéto », Georges Izambard, aurait pu écrire des vers latins sur ce héros. Il a, pour la classe, traduit des vers de Lucrèce invoquant Vénus comme « mère des fils d’Enée » (Aeneadum genitrix), avant de la célébrer dans le troisième poème adressé à Théodore de Banville pour accompagner sa lettre du 24 mai 1870, avec l’espoir de le voir publier dans Le Parnasse contemporain, « Credo in unam », qui deviendra dans une seconde version « Soleil et Chair ».

Mais c’est  à un autre enfant illustre né dans les collines arabes, à un descendant de Jugurtha (nepos Jugurthae), qu’il avait consacré, dès la classe de seconde, quand il était sous la férule de M. Duprez, un poème latin composé le 2 juillet 1869, ayant obtenu le premier prix du concours de vers latins de l’académie de Douai et publié dans Le Moniteur de l’enseignement secondaire spécial et classique. – Bulletin officiel de l’académie de Douai, le 15 novembre 1869. Ce descendant du Jugurtha de Salluste, roi de Numidie vaincu par les Romains, livré à Marius en 104 et mort dans les geôles des envahisseurs romains, n’est autre que le sultan algérien Abd-el-Kader (1808-1883) vaincu par les troupes du duc d’Aumale en 1847, libéré par Napoléon III en octobre 1852, et fêté officiellement à Paris en 1865 et 1867, même si depuis 1855 et jusqu’à sa mort il a vécu à Damas.

L’élève Rimbaud était donc dans la note officielle quand il faisait parler l’ombre de Jugurtha à son lointain descendant :

 

      tua vincula solvet
Gallia ; et Arabiam, Gallo dominante, videbis
Laetitiam : accipies generosae foedera gentis

 

La Gaule va briser tes chaînes… Et tu verras l’Arabie heureuse, sous la domination gauloise : tu accepteras le traité d’une nation généreuse[3].

 

Si l’éloge de Napoléon III pouvait plaire aux  autorités académiques et à la mère d’Arthur, peut-on se demander, avec Jean-Jacques Lefrère, s’il faut chercher dans cette composition latine du jeune Rimbaud « le souvenir de son père, dont le régiment s’était battu contre le chef arabe », alors qu’il n’était encore que sous-lieutenant[4] ? De ce père, on le sait, Arthur ne parle pratiquement jamais, comme s’il appartenait, d’une autre manière que « la mother » à une « Famille maudite » (c’est le titre de la première version, récemment retrouvée, du poème « Mémoire »). En 1869, le capitaine Frédéric Rimbaud s’était depuis longtemps éloigné du foyer conjugal et de ses enfants. Mais on peut rappeler, non seulement sa participation à la guerre d’Algérie, sa rencontre avec Vitalie Cuif quand il était à Mézières, affecté en 1852 avec son régiment, le 47e d’infanterie, à la caserne Bayard, leur mariage le 8 février 1853, le colonel Lemaire, commandant en second de la place forte de Mézières alors entourée de remparts, étant l’un des témoins[5], donc la place de l’armée dans la mémoire familiale devenue inévitablement, au moins en partie, la mémoire de l’enfant.

Pour moi, « Enfance » et « Guerre » se complètent et se répondent d’une certaine manière dans les futures Illuminations. Dans « Guerre », il part de son enfance (« Enfant » est même le premier mot) pour aller vers un « à présent » humiliant et incertain qui l’amène à « songe[r] à une Guerre, de droit ou de force, de logique bien imprévue ».

Dès 1869, Arthur Rimbaud avait l’impression que l’histoire recommence, et celle du nouveau Jugurtha en était l’illustration. En tête du poème latin tel qu’il a été publié dans le Bulletin officiel de l’Académie de Douai est placée une phrase de Guez de Balzac, - le Balzac du XVIIe siècle - extraite d’une de ses lettres :

 

La Providence fait quelquefois reparaître le même homme à travers plusieurs siècles.

 

D’un tel recommencement nous avons maintes preuves aujourd’hui. Arthur Rimbaud est né le 20 octobre 1854, l’année où a commencé la guerre de Crimée, et son père (dont je ferai observer qu’il est né en 1814) y est parti au début de 1855 et a participé au siège de Sébastopol.

Etait-elle finie en 1856, cette guerre de Crimée ? Non, et pas davantage la guerre d’une manière générale. Le début de notre XXIe siècle et celui de l’année 2014 nous en apportent la preuve. Rimbaud allait connaître la guerre franco-prussienne de 1870-1871, dont on put craindre des sursauts et qui devait, on le sait, reprendre en 1914 et 1939, prenant l’extension au XXe siècle de « guerres mondiales ». Charles Péguy, né en 1873, avait prévu que la guerre précédente allait recommencer. Jean Giraudoux savait très bien que la guerre de Troie aurait de nouveau lieu. Charles Cordier, évoquant la SDN, a intitulé La Paix au lac dormant un livre publié en 1947 que j’ai acquis récemment où il s’étonne que dans le Palais de Genève dont la première pierre fut posée en 1929, personne n’ait, jusqu’en 1939, « aper[çu] les grands signes précurseurs de l’Apocalypse »[6].

C’est en 1939, comme il l’a lui-même précisé, que Claude Vigée a commencé à écrire, à Strasbourg, ce qui devait être son premier livre de poèmes, La Lutte avec l’ange, achevé dix ans plus tard aux Etats-Unis après avoir « longtemps dormi au fond d’une malle, égaré parmi [s]es bagages d’éternel errant »[7].

Rien de tel sans doute, dans la valise de Rimbaud, conservée au musée de Charleville, que j’ai évoquée dans un article récent[8]. Mais pour moi qui suis né le 17 juillet 1939, un mois et demi avant la déclaration de guerre, et dont le père, lui aussi capitaine dans l’infanterie sans l’être de carrière comme le père de Rimbaud, allait partir pour le front, l’émotion ne peut qu’être intense quand je lis le récit par Claude Vigée de l’été 39[9],  des « dernières grandes vacances » en Normandie sans possibilité de retour dans son Alsace natale et de ce qui a suivi, ou des poèmes comme « La Poésie » ou comme « Les chevaux de halage sur les rives du Rhin ». Le premier fait partie de « L’Acte du bélier », dernière section du Soleil sous la mer (1972). Le second des Sentiers de velours sous les pas de la nuit (2012). Anne Mounic les a retenus l’un et l’autre dans L’Homme naît grâce au cri, en 2013[10].

« Ce grondement muet dont naîtra le tonnerre », nul doute que Rimbaud l’ait entendu, mais, même s’il s’est le plus souvent écarté avec horreur de l’armée dont il était issu, il est douteux qu’il ait traversé la guerre, et même les guerres, en « éprouv[ant] malgré tout l’extase sur les décombres ».

Il n’en reste pas moins qu’il resta en quête de la vie, de la « vraie vie », sans pourtant aller jusqu’à la joie pour laquelle Gwen Garnier-Duguy reste confiant dans le poème dont je suis parti, malgré son titre « Arma virumque cano » :

 

Les apparences sont contre nous

Il n’y a pas que malheur en ce monde
et tous les hommes ne sont pas mauvais

Derrière les événements furieux de ce temps
court un visage
étranger à la douleur

C’est la face fervente

Au fond des êtres
veille la joie.

 

 

« Joie », c’est précisément le mot sur lequel Claude Vigée lui aussi met l’accent, « la secrète joie » dans « Lamentation de Jacob », poème écrit à Toulouse le 15 juin 1941, l’année de ses vingt ans, quand il se heurtait déjà, en temps de guerre, à la persécution des nazis à l’égard des Juifs[11].

Dans « Le chant de ma vingtième année », « le regret des jours disparus vient hanter son sommeil », mais après les vers vient ce commentaire :

 

Tout art procède d’un intense désir de joie[12].

 

Et ce désir de joie est inséparable du désir de création. Celui qu’il appelle « l’inventeur de l’œuvre » « veut posséder à travers elle la présence sensible de la joie ‘dans un corps et une âme’ ; aujourd’hui il va conquérir un coin de paradis en ce monde sans chair ni âme  sans lumière, et sans joie »[13].

A un détail près – l’inversion -, Claude Vigée citait bien dans ce texte écrit en temps de guerre la fin de l’ « Adieu » d’Une saison en enfer quand Rimbaud espérait, « à l’aurore », qu’il lui serait « loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps »[14].

 

                                                              


[1] Editions de Corlevour, 2014, p. 13.

[2] Jacques Perret, Virgile, éd. du Seuil, coll. Ecrivains de toujours, numéro 47, 1959, p. 106. Ce grand professeur à la Sorbonne, qui avait consacré sa thèse principale aux Origines de la légende troyenne de Rome (Les Belles-Lettres, 1942), est aussi l’auteur de la seconde traduction de l’Enéide publiée chez le même éditeur dans la collection des Universités de France, 1978, deux volumes.

[3] J’ai sensiblement modifié la traduction de Jules Mouquet dans son édition de Vers de collège d’Arthur Rimbaud, Mercure de France, 1932, où l’on retrouvera le poème p. 44-45. Gallia désigne évidemment la France.

[4] Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud, Fayard, 2001, p. 97.

[5] Voir Yanny Huraux, Les Ardennes de Rimbaud, Didier Hatier, coll. Terres secrètes, 1991, p. 11-22, avec de précieuses photographies de la caserne Bayard et de l’ancienne église Saint-Rémi de Charleville où fut célébré le mariage, une caricature du colonel Lemaire et p. 32 la reproduction d’une aquarelle d’époque, due à  Albert Capol, représentant Mézières telle que l’a connue Arthur Rimbaud jusqu’au 31 décembre 1870, ceinte de remparts, - « une ville qu’on ne trouve pas » -, comme il l’écrivait à Georges Izambard dans sa lettre du 25 août 1870.

[6] Bruxelles, La Renaissance du livre, p. 15-16.

[7] Le recueil a paru en mai 1950 aux éditions Les Lettres,  et a été repris par Flammarion en 1972. Nouvelle édition L’Harmattan, 2005. Je cite l’Avant-propos de Claude Vigée lui-même à cette nouvelle édition, p. 7.

[8] Dans le volume collectif d’hommage à Gérard Martin et Alain Tourneux, Rimbaud « littéralement et dans tous les sens », Classique Garnier, 2012, p. 63-69.

[9] Dans La Lune d’hiver, Flammarion, 1970, rééd. Honoré Champion, 2002. Ce texte a été repris à la fin de la nouvelle édition (2005) de La Lutte avec l’ange. – Un chant de sombre joie dans l’agonie.

[10] Points, p. 156 et 282.

[11] Ibid., p. 191-194, et voir p. 188-189. Il a débarqué à Toulouse avec sa mère au début du mois d’octobre 1940.

[12] Ibid., p. 18.

[13] Ibid., p. 19.

[14] Une saison en enfer, Bruxelles, Alliance typographique (M.-J. Poot et Compagnie), 1873, p. 53.