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Roger Dextre, Des écarts de langage

 

 

Cinq parties composent ce recueil : suites de poèmes et longs poèmes en plusieurs parties ; mais cela n'a sans doute guère d'importance…

La      première partie, qui court de la page 7 à 39, est une sorte de journal sans complaisance car les pentes sont boueuses et la rivière grasse et brune. Sans complaisance car le dernier mot du premier poème est possession"Avant la possession" : que désigne ce vers ? L'imparfait qui commence le poème semble indiquer au lecteur qu'il s'agit d'un temps où la découverte du langage avait lieu… Ce serait donc une exploration du passé propre au poète. Impression renforcée par La Suicidée (p 15) où la voix est avant tout un son, le poème tout entier semblant exprimer la stupéfaction… Cette première suite, en tout cas, hésite entre le journal où chaque poème immortalise un moment (l'exemple le plus probant en est Fleuve) et le récit du rapport au langage à travers diverses expériences…

La deuxième suite, "Travail", situe la tonalité des poèmes : élégie à la gloire des travailleurs du temps passé ? Ce serait l'histoire d'une grève ("Dans son bleu de travail, mon père arrête l'usine"), la poésie parle rarement des grèves ! Mais nul ne sait si le poème est une illustration-dénonciation du "Arbeit macht frei" inscrit à l'entrée des camps de concentration ou d'extermination nazis… À moins que ce ne soit l'occasion de parler de la désindustrialisation et de la fermeture des usines… Élégie donc, mais ambiguïté…

"Le regard, du dedans" est plus intimiste, plus introspectif. Il est consacré à la lecture et Roger Dextre note : "Sur les lèvres, lentement, ira la langue. / Ses lèvres attendent le rêve / pour y trouver la parole, // la rallier." Le temps du langage s'échappe-t-il toujours ? La méditation se poursuit ; "Le temps de parler / était-il passé dès qu'on a senti / son imminence. " Les écarts se comblent-ils ?

Roger Dextre continue à déchiffrer le monde à travers différentes expériences de "lectures" (livres, poèmes, photographies, souvenirs, paysages…) dont la moindre n'est pas celle d'un recueil de poèmes choisis d'Apollinaire : "Ce livre de poche / ouvrit ainsi plus que le monde / à l'insolite parole qu'il comportait". Tout est toujours à reprendre car le monde est perdu. Je retiens ces vers : "L'image qui vient en souriant / est cependant d'un père / dans les années soixante, / sortant de l'usine tranquillement…" Oui, quelque chose échappe toujours…

"Une catastrophe" part d'un mot prononcé par la mère âgée en maison de retraite : pour la première fois, elle peut voir et dialoguer, via l'ordinateur, (avec) sa petite-fille qui se trouve au Japon. Sa réaction est de s'exclamer "C'est une catastrophe" qu'il compare, dans le poème, à une phrase trouvée ultérieurement dans un livre consacré à Peter Sloterdijk : "La catastrophe serait alors la présence simultanée de toute chose". Hasard objectif ? Ou plus ? C'est ce mot de catastrophe qu'ausculte Roger Dextre. Et si ce qui n'est qu'un outil (immatériel, de surcroît) n'offrait qu'un simulacre ? C'est une invitation à retrouver le réel que signe Roger Dextre, un réel avec ses odeurs et ses goûts…La réalité, quoi !

Un  recueil nécessaire !

 

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