1

Roger Munier ou le souffle du « Néant de Dieu »

Roger Munier a laissé de nombreux carnets inédits, dont un portant la mention « Commencé, je pense, vers 1958 » et intitulé Passé sous silence, titre qui sera repris plus tard pour un autre ouvrage. Ce carnet, dont seuls quelques fragments sont datés, semble avoir été un instrument de travail dans lequel l’écrivain notait des réflexions ayant alimenté plusieurs ouvrages publiés ensuite, comme Contre l’image et Le Seul. À la dernière page, il a ajouté « ‟Lecture faite, persiste et signe.”  – Mais réserve la publication. »  Dans les trente premières pages de cet épais carnet non paginé, on peut lire cette réflexion :

La pensée et le souffle.

L’esprit comme πνεῦμα

L’expression de la pensée n’est pas séparable d’un certain rythme. C’est pourquoi sans doute, la pensée originelle est poésie.

D’où l’aphorisme.

 

Il nous semble qu’est résumée dans ces quelques lignes l’idée majeure d’une œuvre dont la  principale caractéristique est de ne jamais dissocier pensée et poésie et dont l’aphorisme sera l’une des formes privilégiées. Mais quel rôle joue le souffle dans l’œuvre ?

 

Le souffle de la pensée

Il convient d’abord de s’interroger sur la référence au terme grec de πνεῦμα dans un fragment consacré à la pensée. Πνεῦμα est un mot polysémique qui désigne aussi bien le souffle de l’air que, chez Aristote, le principe animant l’univers, et dans un contexte religieux l’esprit divin, voire l’Esprit saint dans la religion chrétienne. Ce troisième sens est celui auquel renvoie Roger Munier à la deuxième ligne du fragment : « L’esprit comme πνεῦμα » sans qu’il soit cependant question d’une religion précise. L’esprit est compris comme le souffle, comme la respiration de la matière, dont il est indissociable, ce que dit bien le titre Le Seul. Il n’y a pas d’un côté l’esprit et de l’autre la matière, pas davantage que d’un côté le monde divin et de l’autre le monde des hommes. Il y a le Seul, un monde unique sans arrière-monde. L’esprit dont il est question ici ne renvoie à aucun dogme, il ne s’agit pas de l’Esprit saint mais d’un esprit habitant tout étant, qui se manifeste dans la présence de tout étant, l’animant du fait qu’il est souffle.

« La pensée et le souffle », expression qui fonctionne un peu comme le titre du fragment, peut se lire de différentes façons. Le « et » qui relie les deux termes peut constituer d’une part le point d’interrogation d’une relation entre la pensée et le souffle, et dans ce cas l’expression peut se traduire par la question : quels sont les rapports entre la pensée et le souffle ? Mais l’assertion de la quatrième phrase, « la pensée est le souffle » nous invite à considérer l’ambivalence du « et » qui préfigure peut-être la copule « est », dans l’hypothèse que la pensée serait le souffle. Posant la question du rapport de la pensée au souffle, Roger Munier émet l’hypothèse d’une relation entre pensée et poésie, voire de leur identité si l’on peut aller jusqu’à dire que la pensée est le souffle. En déclarant « la pensée originelle est poésie », l’écrivain s’appuie à la fois sur son expérience de traducteur d’Héraclite et sa lecture des présocratiques - car comment ne pas penser au Poème de Parménide quand, comme Roger Munier, on a traduit Heidegger ? – et sur sa lecture des romantiques allemands pour lesquels la Poésie comprenait la pensée. En outre, si l’on sait que l’idée de tenir des carnets est venue à Roger Munier lors d’un voyage au Japon où il a commencé à noter ses pensées dans un carnet parce qu’il se trouvait éloigné de sa table d’écriture, il n’est pas à exclure que le « souffle » dont il est question ici soit teinté d’une couleur orientale. C’est lors de ce voyage que l’écrivain découvre le haïku. Il s’intéresse au Zen et lit le livre de Herrigel, Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc. Sur la même page que le fragment consacré au souffle, Roger Munier écrit un fragment sur le Zen. Le souffle ne renvoie pas à une théorie précise : il est grec, allemand et oriental à la fois et ne se réduit pas à une définition qui le figerait dans un sens fermé.

 

Le rythme de la pensée

« L’expression de la pensée n’est pas séparable d’un certain rythme », précise Roger Munier, mettant ici l’accent sur la façon dont la pensée se manifeste lorsqu’elle tente de se dire, voire de s’écrire. Lorsque la pensée prend forme, lorsqu’elle advient et se développe, elle ne peut le faire sans adopter « un certain rythme », étymologiquement une cadence, un mouvement. En grec ancien ῥυθμός désigne un mouvement réglé et mesuré. Ce peut être celui de la musique mais aussi de la poésie. Parler de rythme de la pensée, c’est renvoyer à sa pulsation, à des mesures marquées par des pauses, lesquelles sont essentielles à l’expression de ce qui est en train de se dire en même temps qu’il se pense. Le silence est fondamental pour la pensée. Très tôt, dès Le Seul, Roger Munier fera entendre sa pensée selon un rythme particulier, un rythme qui n’est pas celui de la philosophie en tant que discours. C’est dans les écrits de la fin des années soixante et dans ceux des années soixante-dix que ce rythme est le plus imprégné de lyrisme.

Le Seul développe une pensée du rythme, interroge l’origine du rythme :

« Au cœur du réel est une source, mince filet perdu ou force jaillissante, en sa joie bondissante, dont le murmure, la rumeur, parfois l’inoubliable chant m’invite. C’est le chant de Ce qui, pris dans le négatif, passe absolument le négatif auquel il s’est soumis. Le chant de la Force enclose dans le fini, l’emplissant, le comblant jusqu’au vertige, et qui l’emporte. Dans l’immobile de la forme, le chant de la Force disparue incessamment s’élève. Je suis là pour l’entendre. Il est l’origine, l’appel, l’impulsion de tout chant. L’instance toujours ouverte du rythme, la sourde trépidation d’un rythme englouti que mon propre chant libère, amplifie, célèbre. L’exultation muette qui m’attend[1]. »

 

La pensée épouse le chant, chante « la Force disparue » et à l’origine de ce chant trouve le rythme primordial. Remonter à l’origine en chantant cette « Force », ce qui ne peut être nommé que sous la forme d’un neutre ou d’une multiplicité de noms toujours impropres à cet innommable, c’est pour Roger Munier associer la pensée à la mystique et à la poésie. Le texte du Seul désigne cette « Force enclose » sous différents noms qui tous conservent le mystère de ce qui échappe au langage mais qui vient à l’expression par la célébration, laquelle est le développement, l’extériorisation, du « rythme englouti ». Ce rythme qui relève du mystère est ainsi lui-même célébré, mis au jour :

« Le rythme absolu, le fond du rythme, le rythme abyssal qui, né de la limite, soulève la limite, et auquel tout rythme, cadence, respiration, halètement, entraînement, emportement extatique de la parole, du geste, de la danse, de tout signe appelant, ne fait que répondre. Le rythme antérieur à toute forme, d’où procède toute forme comme son moment figée, et à quoi tout obéit. C’est de lui, de l’élan réprimé, bondissant, qu’est issue toute joie : hiératique en ce qui est, ce qui vit, exultante dans l’homme[2]. »

Si la pensée est rythme, c’est qu’elle a pour vocation d’aller chercher au plus profond, d’interroger ce qui précède l’être et que Roger Munier, dans l’héritage de Maître Eckhart, nomme le Rien. Évoquant ce rythme, dans la joie de le célébrer, le penseur trouve un accord avec ce « rythme englouti », si bien que la cadence de sa phrase s’accélère, que l’énumération traduit l’exultation de la pensée épousant le rythme. Les mots suivent une cadence qui tend à reproduire le mouvement de la vie et le sujet pensant devient lui-même le lieu du rythme source de tout ce qui est, dans le balancement de la phrase, mimétique de l’amour. Le texte devient célébration de l’amour par son rythme même :

« Je suis le lieu réel de cette joie enfouie que je ratifie sans fin dans le rythme du souffle, pneuma, premier nom de l’esprit ; à quoi je réponds par le balancement de mon pas ; que je scande dans le son de ma voix qui est parole ; que je mime au plus juste peut-être dans le rythme profond, abyssal, des mouvements de l’amour. Que j’atteins alors dans le délice pur où elle s’accorde en elle-même, libre de tout mélange, immédiate, violente, dans cette épreuve physique du corps qui sait le fond… Je suis né pour la connaître, la reconnaître, la célébrer, la magnifier, lui donner cours[3]. »

Dans la marche, dans la parole mais surtout dans l’amour, le corps de l’homme rejoint l’esprit dans le rythme, dans le balancement ; dans l’amour, l’homme célèbre le souffle en s’accordant à son mouvement. Il épouse le rythme du monde, devient le souffle du monde. Cette unité, le Seul, est souffle et le « délice pur » consiste à rejoindre ce qui est à l’origine de tout ce qui est par un exister dans sa respiration la plus profonde. L’union des corps aimant répond à l’appel du souffle primordial, va vers le mystère de l’origine, en cela elle est mystique. Elle reproduit le mystère du souffle qui donne la vie, elle est, par son rythme, mimétique de la φύσις. L’amour physique est célébration de la φύσις ; la vocation de l’homme est de la « reconnaître », d’en faire l’expérience comme Erfahrung.

 

Le rythme de l’aphorisme

À la fête qui célèbre la joie de retrouver le rythme primordial et s’exprime à travers le lyrisme d’une prose qui mêle pensée et poésie s’oppose le rythme plus mesuré de l’aphorisme. Celui-ci traduit aussi le souffle et surtout permet l’union de la poésie et de la pensée dans l’instant de leur rencontre. Sa brièveté laisse la voix en suspens et invite le lecteur à la méditation. Plus encore que dans la prose poétique ou dans le poème, c’est dans l’aphorisme que se fait entendre l’alternance de la parole et de la pause, de la voix et du silence. L’importance de l’aphorisme apparaît à Roger Munier dès les années soixante, si bien que, dès ses premières publications, il pratique les deux formes d’écriture : la prose poétique et l’aphorisme. Ce dernier est, tout autant que la prose poétique, lié au souffle :

« Aphorisme, fragment.

Rapidement, comme dans un souffle, dire ce qui est à dire. ‘Rendre’ avec le minimum de moyens[4] ».

 

Ce fragment apparaît sous une forme plus longue dans le carnet inédit d’où il semble extrait :

« L’aphorisme. Rapidement, comme dans un souffle, dire ce qui est à dire. ‘Rendre’ avec le minimum de moyens. Rendre à qui ?

Expirer. »

 

Le souffle de l’aphorisme, c’est d’abord la brièveté de l’émission de la parole. L’aphorisme cherche à se confondre avec l’instant de pensée, à coïncider avec la pensée. Pour Roger Munier, c’est le genre le plus approprié à l’expression de la présence, à cette expérience qui permet au sujet de se perdre dans l’existant jusqu’à s’effacer en lui. Par l’aphorisme le sujet rejoint également le souffle primordial, il coïncide un instant avec lui et le ramène à l’expression. Ce souffle apparaît dans la forme de l’aphorisme grâce à des pauses, notamment la dernière qui assure sa clôture. Car l’aphorisme enclot la pensée. « Une pensée : elle se dessine et soudain elle est close, comme un oiseau de Braque[5] ». L’aphorisme répond donc au mouvement de la pensée qui, verbale et en quête de formulation, trouve son achèvement dans la forme close de l’aphorisme.

Il convient de remarquer que l’aphorisme de Roger Munier marque souvent une pause, puis reprend son élan pour atteindre rapidement sa chute. C’est le cas dans les deux exemples que nous venons de citer. Dans le premier, l’aphorisme semble achevé en raison de la ponctuation forte mais elle ne vient que marquer la césure, permettre à l’aphorisme de respirer plus longuement avant le rebondissement de la pensée qui atteint son terme par la reprise de la structure infinitive dans « ‘Rendre’ avec le minimum de moyens ». Cette réduction des moyens d’expression est comme une ascèse qui impose au souffle primordial de ne plus s’exprimer que dans les pauses de l’aphorisme, celle qui précède sa chute et celle qui la suit. La première des deux pauses semble moins forte dans le second exemple en raison du choix d’une virgule mais ce n’est qu’une apparence car la dernière mesure de l’aphorisme est une comparaison inattendue, « comme un oiseau de Braque », qui produit un suspens.

Le fragment consacré à l’aphorisme dans le carnet inédit s’achève sur une question qui joue sur le double sens du verbe « rendre » et entraîne une réponse qui nous semble essentielle si l’on veut comprendre l’œuvre de Roger Munier. « Rendre à qui ? // Expirer. » renvoie au négatif dont il est question dans Le Seul et annonce ce que sera plus tard l’aphorisme pour l’écrivain. « Rendre avec le minimum de moyens » consiste à dire « le moins du monde » dans une langue qui puisse s’allier à la négativité du « moins », qui soit suffisamment humble pour ne pas détruire ce « moins » qui est à dire. Car à la question « Rendre à qui ? » suppose l’accord entre l’aphorisme et son destinataire, lequel devient explicite dans Vision : « La forme ne rêve que d’être forme de Rien. D’autant plus belle et pure qu’elle en approche[6] ». L’aphorisme n’a pas pour premier destinataire le lecteur, contrairement à ce que l’on pourrait croire, mais le Rien. Il s’agit de « rendre » au Rien, par ce minimum de moyens qu’est la forme « belle et pure » de l’aphorisme, l’hommage qui lui est dû. L’aphorisme est cette forme qui tend à atteindre « avec le minimum de moyens » un accord profond avec son destinataire, le Rien. À la limite, l’aphorisme n’est pur que s’il est expression pure et simple du Rien, que si l’écrivain s’efface sous le « Pouvoir » du Rien, c’est pourquoi Roger Munier a souvent réfuté le titre d’écrivain. L’aphorisme consiste à « expirer », à rendre le dernier souffle, l’ultime, celui qui s’accorde dans sa pureté au retour au Rien. Car « le rien est divin. La dimension du rien, impalpable, mais ressentie, impensable, hors d’atteinte est de Dieu même, du Dieu divin[7] ». Écrire par « instants », par « aphorismes », c’est « expirer » dans une coïncidence avec le Rien. Mais l’homme ne peut, de son vivant, coïncider que fugitivement avec le Rien, il ne peut « expirer » que dans l’achèvement de la phrase, mieux : dans celui de l’aphorisme. Le dernier fragment de Vision le dit bien : « J’évolue, ou cherche à évoluer, ne fût-ce que par instants, dans le Néant. Mais c’est le Néant de Dieu[8] ». Et « par instants » signifie aussi bien ‘par moments’ que ‘par aphorismes’, si l’on se réfère au recueil L’Instant.

 

Le souffle est donc à la fois chant et expiration, d’où le caractère duel de l’œuvre de Roger Munier, composée de méditations qui célèbrent et d’aphorismes qui laissent la parole expirer. La pensée est liée au souffle, que celui-ci soit chant ou dernier souffle. Le carnet inédit de Roger Munier se présente comme le réservoir de l’œuvre à venir ; dès ses débuts elle obéit à une vocation fondamentale : « évoluer, ne fût-ce que par instants, dans le Néant », expirer dans l’aphorisme pour mieux célébrer la dimension néante de la déité. Si l’œuvre célèbre le souffle de l’amour, elle exprime tout autant l’expiration de la mort. Vivre et mourir, s’élancer et retomber, dire en chantant et dire par fragments, c’est coïncider avec « le Néant de Dieu ». En ce sens, l’œuvre de Roger Munier est la mimesis de ce Néant, elle en traduit sans cesse le paradoxe d’être et de n’être pas, elle se veut toujours plus proche de cet oxymore du « Néant de Dieu », paradoxale et cherchant en permanence la forme adéquate à ce paradoxe, lequel ne s’exprime jamais mieux que dans l’aphorisme.

 


[1] Roger Munier, Le Seul, Paris, Tchou, 1970, rééd. Deyrolle, 1993, p. 132-133.

[2] Ibid., p. 133-134.

[3] Ibid., p. 136.

[4] D’un Seul tenant, dans Le Seul, op. cit., p. 169.

[5] R. Munier, À vrai dire, Lausanne, PAP, 1988, sans pagination.

[6] R. Munier, Vision, Paris-Orbey, Arfuyen, 2012, p. 64.

[7] Ibid., p. 65.

[8] Ibid.