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Rouge contre nuit (2)

Parfois pour les donner
ceux qui portent les mots s’en délivrent
et d’eux les reçoit
la vie qui commençait à peine

 

 

« la seule / qui paraissait attendre »

 

Suggestion de brume. Entrer par le gris : volutes et le tourbillon « difficile » livrera-t-il le passage vers le printemps que le titre nomme pour aussitôt le réduire ? Regarder d’abord (lire) les aquarelles de Marie Alloy : elles tremblent de naître. Trois d’entre elles sont reproduites en couleur, rapprochant l’espoir logé quelque part (entre ciel et terre : sur le papier, deux horizons). Livre offert à Rüdiger Fischer.

Voilà le seuil de Printemps difficile, une anthologie1 des poèmes de Gérard Bayo. C’est aussi le titre des deux grandes parties du livre, coupées par deux autres titrées « Didascalies » I et II.

Frappante entrée : les personnifications proposent les personnages d’un conte secoué par des arbres, « peuplier », « bouleau », qui chantent et se meuvent. Leurs sanglots éveillés par le temps revenu au présent des douleurs et d’un amour, comme une chanson réconcilierait autour de la mémoire vivante le souvenir très ancien revenu peupler le long des routes une allée d’arbres animés. Des troubadours ressurgis par la visite d’un musée (« Quand Bernard de Ventadour se rendait à Dalon… ») à la « rue Klazinczy », l’ancrage déplacé de l’espace et du temps :

« Ce monde ne passera pas,
le temps en a besoin. »

Entre chacun, des ponts, le « miroir » de la route pour le ciel, une composition quotidienne et fantastique car les hommes ne s’y rencontrent guère. Alors le chant s’orchestre de répétitions avec gradations : l’allongement des groupes rythmiques cadence les anaphores et les fait vivre d’un élan qui se propage – au paysage seul :

« Chant d’un peuplier immense qui s’égoutte. »

Puis

« Chant d’un peuplier qui s’égoutte et ne dit rien qui ne soit [révélé.] »

Larmes et pluie porteuses. Autour de ce qui est, l’arbre s’enroule, il gagne le ciel devenu « roux », écureuil ou « branche » du ciel que le passage d’un avion fait paraître dans un balancement entre « rien », le pronom indéfini qui tout de même désigne quelque chose (étymologiquement), et les menues faveurs apparues, la forêt les garde autant qu’elle les montre.

Ainsi notre conscience happée entre dans le texte, s’éveille au rythme des vers, à ce qui est suscité, regardé par le poète. Attentivement.

Pour chaque poème, un titre, en capitales. Sous forme de groupe nominal ou de phrase courte le plus souvent. Indication d’un motif. Passage par un pôle où le sens veille : PAR LA PORTE DE LA SALLE D’ATTENTE (lire entre les lignes), LE CŒUR POURPRE (l’amour bat dans les feuilles). Les poèmes peuvent suivre un fil narratif, promenade où le temps se mesure à l’ombre portée des arbres, au frémissement de leur feuillage. Tout est attente : la vibration seule des feuilles, comme un cœur, fait trembler le chemin qu’il reste à parcourir pour atteindre. Atteindre ne se peut, la suspension fragile devient miracle, signe de vie :

« Dans l’arbre quand le vent fut tombé, la seule
des feuilles qui remuait encore
était aussi la seule
qui paraissait attendre. »

Long premier vers (11 syllabes) : il penche, ce seul mouvement désormais fait naître ces trois vers, plus courts (8-6-6 syllabes). L’attente ne se résigne pas, elle vit de ce laps qui, en passant, se suffit à lui-même. Une « douleur » nous fonde, ne pas l’éteindre, l’étreindre. Le poème le peut, déployant un espace où le sanglot se signe, même silencieusement. Les arbres nous entourent, témoins de larmes et feuilles, les « frênes » au tronc dur. Vrai, ce qui « se meurt », heure « éternelle»  pourtant :

« Blesse, printemps. Blesse
 

encore. »

 

en cette blessure, le poème remonte la douleur, intègre la « violence » que « nous faisons/ semblant d’oublier ».

Des ellipses gagnent le texte, semblables à des blessures, elles offrent aussi l’apaisement des mots qui s’engendrent :

                          « De loin en loin

des noms. Et
 

en arrivant la mer est bleue, le ciel clair
 

étonnamment (peu importe, demain
nous embarquons).
 

Peu importe, le ciel bleu. »

 

L’enjambement d’abord qui fait hâter la lecture puis la juxtaposition, dans le dernier vers : elle établit cette assertion du ciel bleu comme une réalité indiscutable. Au pied du mur, ce constat. Il renverse de lointaines perspectives au profit de l’immédiat assentiment à ce qui est. Équivalence établie : le va-et-vient décline les mots, change la personne des verbes pour que se reflètent les instances :

 

« Nous connaissons les noms. La lumière
nous connaît. »

 

Pronom sujet devenu objet en ce transfert des qualités et capacités. Aux disparus confier cette lumière, porteurs de feu, ceux qui rejoignent alors qu’ils reculent :

 

« Il nous manque tant de jours, amis. Tant
de vie nous manque. »
 

« En tous lieux, en tous temps, nous sommes
                chacun n’est là
qu’une seule fois. »

 

Le prix de ce miracle : la disparition. « Survit. » Un seul mot sur le dernier vers de l’un des poèmes de la dernière partie. Résistance en toutes lettres, lumière. Les détails précis entrent dans le poème : souvenir d’un « in-64 », de Baczynski, poète résistant abattu à vingt-trois ans en 1944, lors de l’insurrection du ghetto de Varsovie. Plus loin Gérard Bayo dédiera un poème à Macha Malnikaite qui raconta dans son journal la persécution des juifs de Vilnius et sa survie, à quatorze ans, dans les camps de concentration de Strasdenhof et Stutthof.

Le lieu ancre également le poème en le liant aux êtres : page 210, Breslau, où une note de l’auteur nous signale qu’est née Edith Stein, disparue à Auschwitz en 1942 – Breslau, la Wroclaw polonaise, ville martyre de Silésie, dont le gauleiter Karl Hanke fit pendre les habitants par centaines, notamment des élus municipaux condamnés pour « défaitisme », assiégée par l’Armée Rouge, ville rasée, population massacrée2

« Corps sans tête,
sans mains,
sans pieds – qui demandait
d’aimer la vie. »

Seul soleil disponible : « Le soleil qui est en toi. »

Parmi les horreurs, les tortures et les massacres, Gérard Bayo veut voir et nous dire ce qui subsiste d’humanité, ce qui peut faire vivre l’espérance. Malgré tout. Sans se voiler les yeux.

De Dordogne en Bretagne, d’Espagne en Pologne ou en Roumanie, subsiste le souvenir des souffrances infligées à des hommes par des hommes, mais aussi celui des luttes et des résistances pour l’humanité et la fraternité.

Aimer, chanter, vivre.

« Seule la vie
nous surprendra sans fin. La mort
viendra trop tard. »
(Ce sont les derniers vers du livre.)

 

Tout ce qui disparaîtra (énoncé au futur inéluctable dans LES UNES APRES LES AUTRES) n’empêche pas ce qui fut et le « soleil du matin » de poindre. Énumération de verbes répétés (« s’éteindront »), verbes condamnés à ne pas trouver (« chercheront tes épaules et les étages »), négations conclusives : l’achèvement devient la condition pour reparaître. Soleil « éperdu », à la clôture du poème, les vers courts le consacrent et affirment sa présence comme, la nuit, le soleil continue à exister : long fil de soie, « couleur de sang séché », « langue/ jamais parlée ». À inventer après tout ce qui vacille.

Ce peut être une blessure « brûlée/ dans la fleur de pommier », ce qui reste parfois rejoint le pire gisant, plein de secousses. Nature semblable, elle cueille l’or de ses fleurs, « le ciel est plein de séraphins » et « leurs ailes aux mains coupées », leurs ailes pourtant, demeurent au ciel comme vivent les sanglots, les vestiges et les ombres longtemps après s’ils se lèvent. Ce sont parfois les arbres (hêtres, bouleaux, érables, mélèzes, ormes…) ces témoins jamais assoupis : sous certains, une ombre, une carence (une plaie peut-être) continue. Les noms effacés des mémoires, restés sur les boîtes aux lettres. Intacts noms sous des ruines et des « villes lasses », des lettres encore, « boîtes aux lettres du ciel sans clarté ». Alors se révèle le miracle de neige, une préservation sans couleur, pureté de givre pour la vie, « un mot », comme allé rejoindre l’unité vers la jetée, une « fleur qui meurt dans les fossés du polygone », « de nacre », l’âme pour « une lumière/ qui semble de demain, qui aide/à vivre ».

Autre témoin ou victime, l’ « immeuble  abandonné » au-dessus duquel peindre l’or imperceptible pour les générations futures. Ne pas laisser les ruines sans devenir. La syntaxe coupée laisse aussi entrer à sa suite un possible :

« […] sans doute autour de nos pieds
existe
mais pas facile
d’imaginer où existe. »

Complément absent d’une grammaire suspendue où l’imperceptible (prévisible) gît dans le silence. Le verbe répété (« existe ») porte une réalité supposée, un principe où construire peut se limiter à la légèreté d’un geste menacé. L’or cependant, lumière autant qu’humanité, reste. Ancre certaine d’une civilisation massacrée, encre d’un poème dont le suspens dit la disparition mais aussi la trace.

Un fil narratif tend le texte vers un futur en marche, boitant ou blessé, il demeure : « la parure/ de neige, inchantable – // chantée ». Porté par la préposition sans fin « avec », en fin de vers, unissant le désenchantement et la levée possible d’une parole murmurée ou sécante (elle vit).

À l’appel de l’ « érable » répond le « rivage », lettres-sons inventant un chemin d’arbres vigies ou d’écho dans le poème où les mots, par le son – a ici –, se visitent, se lient et accompagnent une progression.

L’interpellation, le conseil et l’ordre (« regarde », « comprends », « va-t-en ») se réduisent le plus souvent aux verbes énoncés sans être développés, ponctués de neige, celle de l’est et du songe.

« De quelle sorte de fleur
la rose est-elle le commencement ? »

La diction n’entame ni le sens ni son pluriel, dans l’espace elle propose une floraison, naissance impossible ou incertaine de sa fin noyée par le passé. Sur la beauté, on lit sa marque, dans le nom « fleur », cependant que son initiale dans le devenir promet autre chose. Réponse à ce qui cesse, « un autre merle » et toujours, « psalmodie ». C’est peut-être la neige, elle dépose ses flocons au multiple des angles, dans le poème. L’été même, le flocon le garde (il n’est plus seul, le passé qui fond, se transforme). Dates et lieux précis, noms propres, « l’inscription » dans le poème.

« [M]eurs
Comme une graine en terre […] »

L’accompli ne se dérobe pas.

 

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1. Les poèmes de cette anthologie sont extraits d’une vingtaine de recueils publiés chez différents éditeurs de 1975 à 2010. Certains poèmes ont été remaniés, d’autres sont inédits.

2. Plus de 20 000 civils tués, 60 000 soldats soviétiques tués ou blessés, 29 000 soldats allemands…