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Rouge contre nuit (5)

 

« aux failles des pentes », avec Angèle Paoli

 

Journal d’une observation.

Le regard est-il témoin de certitude ? Observation des « merveilleux nuages » : nuances du temps. Maturation secrète des cieux sur « la ligne de crête ». Le poète la suit lorsque le ciel et la terre, confondus en leurs couleurs (« fondu des gris ») unissent « la limaille » et la «pierre blanche».

 

« Rocaille sertie de lumière
le brun des laves se fond
au schiste noir
                     brume
en suspens
aux failles des pentes »

 

Est-ce la Corse, avec ses roches volcaniques ou ses schistes, vue rêvée, assortie dans la perception et l’imaginaire de la marcheuse ? Monte Cinto, plus haut sommet de l’île, montagne ceinte d’une couronne de neige ou de nuages ?

On peut penser à La Montagne magique de Thomas Mann : son héros, venu passer quelques jours sur la montagne à l’air pur, n’en repart que sept ans plus tard, transformé. Le monde aussi change terriblement : la guerre (celle de 14-18) vient de commencer…

Plus loin, est-ce voyage en Picardie, et rêverie devant Laon, butte marine de sable et de roches posée sur la craie, montagne couronnée d’une cathédrale ?

Sur la page, longueur inégale des poèmes qui suivent un relief heurté, celui qui domine la végétation, souvent simple « [r]ocaille », / « en suspens aux failles des pentes ». Ce paysage veut être lu par un devin déchiffrant les signes clairs du ciel :

 

« Ton regard scrute le ciel
en partance ».

 

Lecture d’un voyage perçu dans les aspérités de la montagne comme la douceur lente et mobile de nuages pèlerins. « Attente » ou « partance » ?

Un combat dans ce laps du regard devinant les dieux tutélaires ou les traces d’une Renaissance flamboyante :

 

« les draperies flottent
au vent       camp du drap d’or »

 

C’était plus au nord, près de Calais. Le magnifique François Ier y renversa à main nue le moins magnifique et trop lourd Henri VIII. La guerre pouvait commencer. Plus à l’est, c’est le Chemin des Dames, autre temps autre guerre, « autres combats autres visages ».

 

« La montagne couronnée
veille sur le temps
des hommes tambours
battants de la bataille »

 

Ce qui est révélé traverse alors l’histoire, lie la vue et l’ouïe, en une perception qui abolit le nœud de l’espace et du temps. Le poème devenu franchissement rayonne en ce point d’union. Il peut porter une empreinte dont la géométrie fabuleuse délivre des secrets :

     

« Trois merlettes traversent

 

triangle
épi                    vol

leur cri est semblable
au silence des lys ».

 

Triangle d’or, règle perdue qu’une secrète assonance de nuages martèle au soir. Le poète entend, lie les lignes au corps du signe. « [A]u fil des trames », dans les « couleurs passées », point une icône, « couronne d’or », celle de La montagne couronnée. L’or s’y déploie liant l’adverbe alors au métal précieux devenu constante du temps mais aussi lettre d’or lue depuis la terre alors que « des hommes tambours » rythment le travail des « bœufs attelés ».Merlettes silencieuses, sans bec ni pattes…

L’histoire dit que des attelages de bœufs montaient les lourds matériaux nécessaires à la construction de l’imposante cathédrale de Laon. Elle dit aussi que l’un d’entre eux, étant mort brutalement à la tâche, un autre bœuf apparut instantanément par miracle pour le remplacer. Depuis, seize bœufs de pierre nous observent du haut des tours de l’édifice. Les hommes ont besoin des miracles.

Souvenirs de batailles ou de travaux quotidiens, au présent comme autrefois se jouent les tâches répétées, ritualisées ou les identiques luttes lues en ce ciel de montagne qui porte en sa couronne les vestiges et ce qui est.

 

La montagne, plus qu’un élément du décor, est une piste où lire, comme dans les nuages filant dans le ciel, une histoire répétée et réinventée. Des chants la secouent : la « hulotte » et ses « trois notes discrètes et tristes », comme les trois sommets du triangle figurant la montagne. Alors, les fleurs deviennent couronne, pétales d’or des « bruyères /des cistes et des genêts ».Vue et odorat car le parfum révèle lui aussi le printemps « à même le ciel ». Les plans confondus du ciel et de la terre brodent la toile du jour menant au « tremblé du soir ». La métaphore filée du tissage liée à la mémoire fonde une représentation mythique du voyage immobile et porteur du poème.

 

Voile et toile, « empreintes » lisibles « dans l’azur du vitrail » :

 

« Couronne d’or posée
aux cimes des sentes

l’étoile signe de son nom
le mystère d’Édesse
parvenu jusqu’à toi

versants de sable ».

 

Est-ce une tapisserie ? Ou ce vitrail de la cathédrale représentant Véronique et son voile qui dirige la rêverie du poète vers ce royaume d’Édesse1, premier royaume chrétien, au nord de la Mésopotamie, dont l’histoire raconte que le roi Abgar, atteint de la lèpre, envoya un messager à Jésus pour lui demander sa guérison. Celui-ci prit un linge (le mandylion) dont il s’essuya le visage et qu’il donna au messager. Le roi Abgar guérit. Le mandylion2 portait le visage du Christ. Miracle, encore.

 

« Voyage des fils de couleur
treillis tissage dans la toile
carré d’ivoire

tendu dans la mémoire
des sentes traversières

empreintes seulement
images « non peintes
de la main de l’homme »
zeugma entre les mondes
invisibles

souffle ».

 

« [V]eraicona », dit le poète méditant, comme le disent les chrétiens orthodoxes du mandylion. Tapisseries qui s’effacent, vitraux, architecture, ciel, nuages, roches, végétation, générations qui se succèdent… Mystère de la vie.

Un zeugma3 associe le concret et l’abstrait, lie ce qui relève de sphères étrangères. Et c’est bien ce que font cette image non peinte de la main de l’homme, ces tapisseries aux couleurs passées, ces vitraux au bleu céleste, cette haute cathédrale. Ainsi que ces quelques poèmes.

 

« tu traverses le temps
l’espace
déserts de vents de nuages »

 

Cette histoire nourrit l’imaginaire et le désir de celui qui observe et cherche, dans l’énigme de la couronne, un symbole chiffré « aux avant-postes /du désir //vertige ». Il fait songer à celui du miroir4 dont le reflet multiple renvoie à l’un. Les signes mis à nu (à vif) entrent dans le vers. « [V]ertige » d’une « braise //incisée / dans la chair ».

La montagne couronnée en est le fruit.

 

 

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1Ville appelée Oroès dans l’antiquité. De nos jours Şanliurfa (ou simplement Urfa) pour les Turcs, Riha pour les Kurdes. Elle se trouve au sud-est de la Turquie, à quelques kilomètres de la frontière avec la Syrie. Les prophètes Abraham et Job y seraient nés.

2Le mandylion a connu beaucoup de vicissitudes. Volé par les croisés,  perdu, retrouvé, disparu à nouveau… Il aurait été un temps gardé par le roi Saint Louis dans sa Sainte Chapelle et aurait définitivement disparu pendant la Révolution française. Les chrétiens orthodoxes le disent acheiropoietos (« qui n'est pas fait à la main »). Il aurait servi de modèle aux premières icônes peintes. Certains y voient une légende née du Saint Suaire de Turin. Le mystère subsiste…

3Exemple de zeugma (ou zeugme) célèbre : « Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques, / Vêtu de probité candide et de lin blanc », dit Victor Hugo de Booz.

Ajoutons que cette figure de style peut également s’appeler attelage (et revoici les bœufs de la cathédrale de Laon).

4 À propos de miroir, lire cet autre livre d’Angèle Paoli : De l’autre côté, Éditions du Petit Pois, 2013 (24 pages – 12 €).