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Rouge contre nuit (9), Maxime N’Débéka, Toi, le possible chimérique – suivi de Les divagations de rêveur insomniaque

 

 

Jamais n’est si trop tardive
la poursuite de la Beauté
l’exigence du monde humain
la résistance aux vandales
des rives de la vie rêvée.

Oser l’apostrophe du titre (vers emprunté à un poème de Mahmoud Darwich), le pronom direct de deuxième personne pour nous interroger. Quel est le nom ? Quel est l’adjectif ? Lequel l’emporte ? La visée serait-elle accomplie dans la chimère, être hybride ou dans l’hypothétique hypnose du « possible » non réalisé ?

Trois parties, pour le premier livre, avec des sous-parties numérotées et un titre en italique : chacune révèle un état ou un processus (Détraquement, Frustration, Hallucination…), étapes psychologiques, phases d’instabilité pour constituer le socle épineux du poème. Les vers sont irréguliers, du vers court au verset :

« un smog de cerveau embrouille le pôle magnétique de l’horizon fertile »

Brume où débutent les « termites chimères à l’ouvrage ». Ça décante où démarre. Il semble que « les viscères du rêve » ont freiné l’amorce, pas caduque. Les sons en rebonds lancent une étape, « un fluide caustique qui chaotique la terre utopique ». Les images, nombreuses (on ne lésine pas), se télescopent et les vers vont leur chemin de poème, « une ère glaciaire qui lapidifie les bronchioles de l’espérance ».

Poète d’un pays secoué par des guerres civiles, par des coups d’état ou des présidents se maintenant par la force, voici que s’avance le poète Maxime N’Débéka, également auteur de pièces de théâtre dénonçant les crimes des pouvoirs post-coloniaux (et ministre de la culture de la République du Congo en 1996). Il rappelle ici, en une sorte de litanie bilingue, les souffrances de villes et villages du Congo lors des guerres civiles : Mayama, Kinkala, Boko, Mpangala… Il dénonce les « vandales », il désigne la peur, le découragement, les renoncements face à ces violences sans cesse recommencées…

Mais il exprime aussi et surtout la nécessité de continuer la lutte et la quête de Beauté, la recherche du Bonheur.

« Tout comme le fameux rocher de Sisyphe»

ce vers seul sur la page se détache, il est suivi d’un grand espace vide…

Or la Beauté naîtra de la musique et de la poésie. Elle est engendrée par les mots et leur chant. Maxime N’Débéka en appelle à Sylvain Bemba (1937-1995), « l’Aîné », et à Sony Labou Tansi (1947-1995), « le Cadet », pour toucher peut-être un jour « le Continent concret du Bonheur ». Sylvain Bemba avait pour projet de rassembler « la phratrie des écrivains congolais », la décrivant comme « cette extraordinaire chaîne de montage intellectuel qui voit les écrivains au Congo rassembler page après page, rêve après rêve, le livre commun de la vie qui transpire de la douleur des opprimés et saigne de la douleur des souffrants »1.Toi, le possible chimérique formule ce vœu, activer le rythme de l’union se recomposant :

« bipe-lui le spin de la fraternité
de rythme digital infini
le temps compacté de là-bas
la galaxie ya Bemba et le cadet Sony
rattachés rassemblés réunifiés

ainsi longtemps ça dure peu de temps
des instants étroits gorgés de flux d’éternité

à l’évidence
la phratrie régénérée hâte le chemin de la Beauté »

Face à la mort et aux condamnations, le cheminement reprend sur la « lèvre émergente », une naissance dans la « dépression ». Celle-là même de l’état psychique délabré, de la météo d’orage ou du vide à combler de combustions « si la vibration d’une parole peut encore s’inventer ». Tout est mesuré en termes corporels : « dans le réseau des neurones », le poète racle sa voix, cible les « calories arides des arthroses », car dévoiler le rêve doit soulever les ralentisseurs. Beauté visée (majuscule à l’initiale dans le texte).

Les mots, le rythme habitent les corps.

On sent que ça craque, ça résiste : « ding ding dong » en onomatopées qui roulent sur plusieurs vers autant qu’en révélation dingue de ce qui coince. Pour la rupture des conjonctions ou adverbes temporels isolés, « quand » ou « alors » sur un seul vers, mais avant que démarre et enclenche, « le magma informe à lire ». On ne contourne pas, on se frotte dans Toi, le possible chimérique du poète congolais Maxime N’Débéka. D’ailleurs, en vers, moult arrêts sur des conjonctions apparemment rassurantes. Logique sauve ? « [C]omme si » c’était possible mais « arrêté / figé », mal parti l’envol « se néantisant », le participe présent souvent s’attache au processus de destruction traduit dans sa durée torturée.

L’enchaînement est agrammatical, la juxtaposition aligne le chaos par groupes nominaux, en vers inéluctables, « à vifs périples rudes haltes fatidiques ». Pour la diction, l’entrave cahotante des allitérations (-r) et les ensembles dans lesquels un adjectif peut s’adjoindre à un nom ou un autre tant la transcription du tumulte et la perception d’une faille rendent caduque une ligne mélodique accomplie. Le lexique d’ailleurs porte un référencement incomplet, « nul », « rien », « zéro », « néantisant », tous au diapason de la désorchestration générale, « chaotique » mettant sur le même plan « à quelle distance // à quel désastre ».

L’éraillement dans le vers et la langue achemine un sens déficient constamment inaccompli, « les cordes / déraillent ». La succession temporelle apparemment dénuée de logique est coupée par les interrogations qui la font vaciller. À la question « comment ? » répond l’adverbe « alors » suffisamment incident pour qu’on le perçoive comme fruit du hasard. La part de volonté et de maîtrise est écartée, là pourtant le beau, fragmenté, réduit à l’éclat, livre son étincelle :

« où le tirant de désir charriait l’émoi partout dans la chair »

Réponse éminemment humaine, incarnée, malgré « ratages dérives déconfitures déroutes ». Tour à tour l’énumération nominale puis la surcharge adjectivale : le lexique contemporain heurte quelques termes neutres, assez violemment pour qu’il en naisse quelque chose : « bipe / de suite / là / la nodale de son cœur patraque / fourbu fichu foutu ». Pas d’économie, tout enclencher pour. Sur un rythme jazzy, « flux d’enthousiasme », « à la barbe de Dieu ». Grand mot, « éternité », traduit en synonyme ou langue anglaise : « a very long time », comme titre de chanson peut-être, ou pour revenir au présent qui fume « des instants étroits gorgés de flux d’éternité », refrain/couplet dans le poème : l’effraction de mots ou onomatopées, de sons-frissons qui claquent en « bruits semenciers » répétés. Faire venir la pluie : bâton de désir « érectile », « peut-être l’instinct de résurgence ».

Entendre Toi, le possible chimérique. Pour le percevoir, l’adverbe change, « toutefois » en lieu et place d’ « alors »… « [T]u exhumes des éclats de mots que tu squattes pleinement », avec le battement accéléré, cadence trouble où trouver dans les mots répétés « toi ». Et une proposition d’adverbes (« évidemment », « véritablement », « conséquemment ») :

« personne jamais personne ne pénètre jamais jusqu’au tréfonds de l’autre ».

Oui mais :

« il existe encore toi là dans un repli du cerveau loin d’être là de toi
lui il reste la paupière nictitante grande ouverte sur les touches musicales de [la chimère ».

Le rêve à la proue, « une cybernétique spéciale des récepteurs sensoriels », et l’alphabet du désir qui soulève ou perce la langue, « la pulsation soudaine des artères du silence ». Le vide se gorge des lèvres :

« t’approcher érospoétise sa raison te toucher érotise les nervures de sa [carcasse. »

La Beauté, le Bonheur, le désir, l’amour pour incarner l’exigence de vivre :

« le spin de la frustration en clair dans la chair mute le gène du désir
la vérité absolue de l’amour catalyse l’exigence de vivre heureux »

Les réalités retorses du monde, particulièrement celles du Congo, provoquent la « douleur insubmersible ». Nous éprouvons « les écorchures les blessures les balafres les cicatrices de l’immonde », et tous ces « rayons de beauté avortés ». Pourtant :

« jamais si la pensée annihile la démangeaison de la chair
si jamais l’Être désactive les antennes de l’utopie dans le cerveau
l’envie de vie n’y survit »

Délectation de langue anticipant l’approche d’un complément, prolepse active, grammaticale : « ce maintenant inaugural de toi carence l’aurore si bien pire que ». Le comparatif sans sa donne rassurante, son complément biffé, le vers s’arrête ou le vide d’attente si bien que

rien. « Toi » jamais rejoint, atteint ou échappé, alors que même approché chimérique « tu bifurques ta présence concrète ». Tout drame exclu, l’emphase n’est pas, ni le spectre de « larme à l’œil » :
« en ce non-lieu de serments en désuétude
bien à marée infiniment basse de l’amer phréatique jusqu’à l’anallergique. »

Le possible exclu de « tu » revient à taire après bégaiement : « c’est il sait le salutaire avivement ».

Seconde partie alors, Les divagations de rêveur insomniaque : à quand l’aube en souvenir n’est plus ? Trois exergues de Yannis Ritsos, Shan Qin et Rabindranath Tagore interrogent sur l’attente et la résistance si dès « son cri premier, l’homme vogue sans fin ni cesse sur des récifs… ». Depuis le big-bang ? Ce mot détaché en ses deux composantes, la première revue en « bing » pour la naissance du monde, la seconde dévolue au premier homme, « orgasme géant », « cocorico », « la concrétion de l’espoir dans l’architecture de l’aurore ». Processus marqué dans le poème par la succession temporelle cette fois ordonnée dans une suite logique (« Donc…Et puis…Ainsi… »), consacrée par « la genèse d’une épopée » : « sacrément nos pères y ont cru ». Mais « [q]ui aurait imaginé […] l’aphonie effarante des artères gutturales de la vie ? » Retour en berne, analepse du texte pour représenter le présent vide. Terre promise, utopie, Eldorado énumérés : sapés. Lumière saccagée aussitôt née. À l’imparfait duratif, les verbes exprimant l’accumulation des richesses matérielles, en tercets (12), le dernier au passé simple :

« Le poète
se soumit
se renia »

Chercher ce « levain », lever la « semence subversive d’hier ». Conquête de l’Ouest, carcasse à réveiller les chimères pour ne pas « fossiliser » :

« Laisse-toi pas détoxiquer les bacilles de l’indignation ».

Le poète exhorte, « toi », redevenu possible cri, battement – à bas l’aphasie, « en verbes crus », pour ce « laisse-toi pas » en fin de livre comme un ralliement qui place le désir, la Beauté, le Bonheur, le rêve, l’utopie, la volonté et la résistance au premier plan du verbe vertical. Proue syntaxique désaxée :

« Laisse-toi pas fossiliser
les filandres de tes désirs
et les nerfs de rébellion
qui charpentent le corps de l’âme. »

Sujet actif, le poète doit redevenir en sa langue. En son corps (en lui-même) :  forgeron fou de feu et de soulèvement.

 

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1 Notre Librairie, n°92-93, mars-mai 1988 – cité in Sylvain Bemba, l'écrivain, le journaliste, le musicien,de André-Patient Bokiba – Éditions L’Harmattan, 2011.