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Rouge contre nuit n°12 ; Martine-Gabrielle Konorski

 

 

Ici il est écrit
Possible     peut-être.

M-G. K.

 

Osciller. Toute apparence trompeuse à s’éprendre du vide, Martine-Gabrielle Konorski dans Une lumière s’accorde répare le désordre du temps. L’accord, ce sont peut-être les paroles-notes entrant une à une dans le poème, prononcées-chantées comme par la bouche d’oracle, prenant vie, énonçant un futur. Tout est fragile en ces poèmes où le blanc-fantôme danse entre les lignes comme vacillerait une silhouette amoindrie qui trébuche.

« Dix battements suffisent
pour l’immortalité »

Battements du cœur, mais aussi pulsation de la mélodie, rythme du chant. Au regard du silence, l’infini dessine des lignes d’encre, que le battement nourrit en vibrant. Il faut tendre, lutter, pour inverser la courbe infernale qui nous lie au temps, écrire patiemment le secours du poème pour renouer à la toile de vie les « couleurs disparues » que rassemble et accorde la lumière. Le rythme est décisif qui suggère un retour, un chemin à travers les « cadences d’une marche » comme si la répétition assurait la prise alors que seul en cause le vent ne se saurait saisir. Mais les cadences sont aussi, au sens musical, ces moments où l’instrument soliste se retrouve seul avec lui-même, dans une suspension du temps collectif de l’orchestre, appelé à développer un chant personnel.

Quelqu’un n’est plus, il est appelé par le poème, suggéré entre deux pôles qui se jouxtent et s’éloignent :

« Mon Ailleurs    Ton loin »

En ces vers courts peut-être le sanglot qui unit et souligne l’imparable fracture. La poésie s’incarne, « [à] l’accroc de ce geste » car ce sont ces mouvements imperceptibles traqués qui dénoncent l’absence. La retenue, le moindre « [e]ntre deux / [e]ntre nous », la préposition en anaphore condense ce qui n’est plus en le faisant apparaître par le numéral ou le pronom qui rassemble ce qui fut dissocié. Lexique simple et redite toujours de ce qui, sur le bord des lèvres, demeure cri « arraché à ta gorge » et le sens littéral et figuré, le verbe « abîmer », comme l’on amoindrit, comme l’on précipite ce « tu » mystérieux, requis dont la disparition menace le narrateur d’un récit troué, sur deux versants inatteignables se cherchent encore les deux instances que ce texte rassemble et dissocie tour à tour dans un ultime effort de conciliation (la nuit/le jour les incarnent, leur confèrent un statut mythique ou épique) :

« Sur mon dos immobile
                            fermé à la douleur
les yeux poussent les nuages
                             de l’antique blessure »
Or la tentative se perpétue, le livre la prolonge et l’accord de lumière traverse les vers. Les images, métaphores en particulier, toujours éloignent d’une sricte identification :
« Les larmes
         sont brodées
à l’angle de tes yeux »

Vers non ponctué, la cassure absente du rythme se lit dans l’arrachement que figure le cri, le poème en restaurant la voix donne à la douleur sa portée universelle, lyrisme d’une corde sensible et perçue à la lumière du poème. Présentatif, « [c’]est une longue caresse » (ou, variante, « il y a »), à la reprise d’une éternité confondue avec un présent qui est celui du mythe. Le confirment les occurrences de l’obscurité et du soleil, en lutte, en osmose s’ils se complètent pour durer. Tout est agrandi, le cadre temporel comme l’entour spatial qui offrent leur dimension démiurgique à la poète qui, acceptant d’être séparée de ce « tu » invoqué, conquiert « au pied de l’arbre creux » un espace accru.

Entreprise de conciliation, d’accord, le livre offre sa musique douce et mezzo-voce pour « rencontrer /le monde ». Vers « la clarté décisive », un « [d]ifficile chemin », « [t]out dans la poésie doucement /tendrement élégiaque de Martine-Gabrielle Konorski se joue ici sur le fil »1, corde raide d’une lyre qui cherche dans les cendres la première note mélancolique pour réveiller la lumière défunte. :

« Toutes les fleurs
                    sont graines
éveillées par ton nom. »

Renouer « l’heure des vivants », restituer par la mémoire la vibration de ce qui fut, aller « à l’inverse du temps ». Alors toujours, un cœur bat entre hier et l’infini futur qui fonde sur l’instant du poème sa fragile assise.

La quatrième section est intitulée « Contre les palmes ». La préposition du titre marque-t-elle une opposition ou une proximité ?

Nostalgie de « palmes », ce sont des gestes évoqués qui entrent dans un rite restitué : la marche « au pas / de faille » de l’enfant, le bain où recueillir « les mots /brûlés par le soleil », « [m]émoire de l’asphodèle / à l’été finissant ». Oxymores, paradoxes, ils permettent de renverser la réalité finie perçue :

« À la mort de la nuit
                    j’ai confié mon abîme »

La traversée s’opère par juxtaposition d’éléments a priori incompatibles : étincelle, là, pour accorder, faire « effraction », langue culbutée insensiblement vers la lumière retrouvée au milieu des décombres.

« La vie était si douce
contre les palmes
         les yeux fermés
         par l’eau de rose »

ces « palmes », entre douceur et harmonie, balancent  entre des vers de longueurs différentes, à l’allure verlainienne, le balancement se perçoit grâce à ces alternances.

« Le ciel est, par-dessus le toit,
              Si bleu, si calme !
Un arbre, par-dessus le toit,
              Berce sa palme. »2

Ainsi chantait Verlaine3. Martine Gabrielle Konorski, dans les vers suivants, compose neuf hexasyllabes (dix si on ne prononce pas le e final de « Tendresse ») et les mêle de vers plus courts. Le décalage typographique accentue un balancement proche de celui de l’alexandrin :

« Dans un lit de pétales
                  les regards ont plongé
Paroles égrenées
                  Feuilles pâlies

Nous sommes si petits
                  au pied des météores
Nus
                  sans absence

Loin des routes meurtries
                  les ronces sont de miel4
dans une ombre enlacée

Tendresse tout simplement. »

Le « [d]échiffrement // de l’étreinte cosmique » où le « nom s’est abrité » provoque une effraction du temps. Perséphone par sa danse fait renaître « en fragments de paroles » « les corps écartelés ». À la poésie, aux quatre saisons de porter le re-commencement qui « transforme l’alphabet ». Gisant dans l’émergence d’une vie autre, « [d]anser contre le temps ». Le pouvoir est conféré à chaque lettre « au plus vif du mot ». Les blessures, l’entaille, la faille claquent dans le poème, partageant l’espace entre ce qui fut et ce qui est. Sur la frontière, elles sont l’impossible suture et le chant ne les renie pas. Elles sont énoncées « au seuil /du silence », séparant le pronom pluriel « nous » en deux instances « [p]etit drame grammatical /vêtu de noir ». « Se sauver     Écrire » lit-on, le départ comme l’exception par le poème, « [b]oire dans l’encrier » puisque « [l]a langue s’est perdue » :

« Clore    Eclore
Encore    Encore. »

Entre les mots proches par leurs sonorités, un gouffre (mot – mort, « [u]n r capable de tuer »), alors passer du « couteau » qui sépara l’ombre de la lumière au « pinceau » qui doucement allonge le temps pour « [f]ondre/sans jamais disparaître ». Danser au-dessus du vide en « cette joie/si petite    si forte/en bourrasque de mots ».

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1. Extrait de la préface d’Angèle Paoli.

2. Paul Verlaine, « Le ciel est par-dessus le toit », in Sagesse (Œuvres poétiques complètes - Éditions Gallimard / La Pléiade, 1962 – p.280).

3. On pourrait aussi penser à la « palme » de Paul Valéry qui, en heptasyllabes très harmonieux, « se flatte du miracle / Que se chantent les chagrins. // Cependant qu'elle s'ignore / Entre le sable et le ciel, / Chaque jour qui luit encore / Lui compose un peu de miel. / Sa douceur est mesurée / Par la divine durée / Qui ne compte pas les jours, / Mais bien qui les dissimule / Dans un suc où s'accumule / Tout l'arôme des amours. »

Paul Valéry, « Palme », in Charmes (Œuvres T.I – Éditions Gallimard / La Pléiade, 1957 – p.154).

4. L’image est audacieuse. Les ronces blessent et déchirent. Mais on connaît l’intense douceur du miel de ronces.