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Serge Torri, La Nuit l’Eclat

 

Et le livre fermé laisse d’étranges lueurs : la nuit – les mots – l’éclat. Ils vont à reculons car ils se cherchent qui n’existent que pour eux-mêmes. Déposés sur la page, issus de ce coffret précieux qu’est le verso de toutes choses où surgit le bouquet et sa cuisante question : L’épuiserai-je ? Tel un buste aidera-t-il à recomposer l’ensemble et par là même l’exil. De toute lumière inverse surgit l’éternité. Tel un bois qui se consume, Serge Torri s’accroche, pénètre la vérité de l’instant et suspend à la lueur des mots l’indélébile, cette cruauté du rien n’est dit, ou, petit feu de la poésie.

L’auteur cherche l’impossible, le tout à la fois, l’immobilité et le silence du passé au futur, l’absence et la présence de toute voix : cette lumière avant la lumière. Il veut aller au fond et par l’obscurité regagner la lumière là où les choses tournées vers elles-mêmes resplendissent. Il se tient en retrait de la parole. C’est dans ce lieu qu’il observe le monde là où la parole surgit libre, amande libérée de sa gangue. Il se veut léger à rendre aux choses leur énergie. Il écrit par accumulation du même augmenté comme prêt au bond mental pour accueillir les opposés dans le plein de leur égalité. Il insiste je veux parler de, prend le lecteur à témoin de sa volonté d’être, ou bien, se parle-t-il à lui-même dans sa solitude blanche. Chaque mot ne répercute que lui-même. On tourne en rond. Il lance des éclairs aux autres, ses doubles qu’il veut rejoindre, connaître, aimer. Ce recueil est un vaste appel, un cri lancé contre le monde non pas par dépit mais pour l’ouvrir au maximum de sa tension.

La nuit d’obscur se fait éclat. Elle n’est pas rejetée mais appelée en tant que lieu de fixité, une forme d’espoir, de sécurité, une façon de se rejoindre. ; Elle est source de vie, elle échappe aux rumeurs habituelles, aux lieux communs. Torri inverse et rend à la nuit un autre rôle : mère d’une autre naissance. Nous passons dans un autre monde par la force de l’esprit : celui du réel, celui de la poésie. La nuit est l’envers des choses qui décuple les forces, augmente notre vision. La nuit qui guérit, la nuit qui révèle l’origine, elle est hors mesure du monde quotidien, insaisissable, elle est à contretemps. Elle est en soi différente de l’autre, de la nuit physique, celle que l’on peut s’approprier et la dominer, elle que l’on plie à sa volonté. Elle n’est pas le mur, elle le traverse. Comme par transformation alchimique de matière vaporeuse, évanescente, elle se fait femme. Et moi nu transparent, moi qui ai pris quelque chose de cette nuit où les rôles s’inversent parce que le symbole de l’éternité le permet au travers de la source de vie qu’est le sang. La nuit se matérialise par son incandescence lumineuse et l’homme y perd sa matérialité. Est-ce la recherche de l’éternité à la manière des mystiques, la recherche d’un amour inconditionnel ?

 

Ô nuit
que je ne sois plus rien
que ce que je deviens
dans la nuance
d’une ressemblance reconnue

 

Et delà, l’éclat dans cette nuit personnifiée aussi bien nuit que jour, lumière à l’obscur disparu qui conduit à la joie.

Des deux phrases mises en exergue, Torri les a poussées à la limite de lui-même, il en a démonté le mécanisme au travers de ses mots devenus matière, restés transparents. Il a tendu ses fils d’encre pour attraper une proie qui est lui-même, échapper au négatif pour se transformer et retrouver le jour. C’est vers ce qui est saisissable que nous conduit Serge Torri. Il y a chez lui une profonde matérialité capable de transformer l’insaisissable et de le rendre à notre mesure. Pas de mysticisme, en fait, il n’en utilise que le chemin pour revenir à lui. Nuit comme celle de Jaccottet ou de Novalis, elle aère le réel et le rend touchable. On peut se l’approprier, Torri rétablit l’unité : le jour entier (il n’y a plus ni jour ni nuit). Elle est la conscience à son plus haut degré. Elle nous ouvre les yeux sans angoisse, nous ne sommes ni hors le temps ni hors l’espace, nous sommes le Temps qui assure notre pérennité et notre vie au jour le jour. Nuit rendue à notre humanité, elle est vie et parole, elle est femme, compagne d’existence, elle est l’Eclat.

Chaque poème offre un visage différent : des blancs, des retraits de phrases, des vers longs, d’autres courts le tout dans une unité de rythme  qui finit par nous donner comme un silence et qui n’est pas celui de la nuit. Un apaisement alors, une autre parole, celle par delà l’air, comme le dit Giono, ce monde que nous créons à notre mesure pour notre dignité d’homme dans l’immobilité du Poème accroupi, non pas par soumission mais par une forme d’admiration du monde. On ne peut apprivoiser les anges. Ce sont des poèmes d’une présence marquée et affirmée qui réconfortent le lecteur plus que de l’intriguer.