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S’il te mordent, Morlay ! [2]

A propos du Manifeste pour la vie d'artiste, de Bartabas.

Nous n’avons plus l'habitude des Manifestes. Nous conservons celle de manifester. Le Manifeste engage la personne humaine, qui expose un programme d'action ou une position. C'est un type de profession de foi. La manifestation est réactive. On s'insurge contre. Rares sont les Manifestes, régulières les manifestations. Aussi avons-nous été très attentifs à la publication par Bartabas, le cavalier légendaire, de son Manifeste pour la vie d'artiste. Connaissant l'exigence de l'homme, il y a fort à parier que sa parole manifestée soit à la hauteur des enjeux contemporains. A l'heure du Simulacre, la parole authentique ne peut que porter. Si toutefois l'on peut encore la comprendre. Alors un Manifeste, dans une époque ayant fait du faux la totalité de la réalité ? Un manifeste pour quoi faire ?

 Un Manifeste, cela engage la vie d'un individu. D'un groupe d'individus. Il engage aussi la société à laquelle elle s'adresse. Un Manifeste provoque par définition une réaction de la société à son encontre. Et si nous en étions arrivés à vivre dans une société où plus aucun Manifeste ne s'exprimait ? Une société ayant gagné.

Bartabas se manifeste. Un Manifeste différent des Manifestes du surréalisme, qui proposaient un rêve ; du Manifeste futuriste, qui engageait une utopie. Le Manifeste pour la vie d'artiste de Bartabas est prononcé depuis le lieu de celui qui a vécu pleinement la vie d'artiste, et la revendique comme modèle de vie propre. Qui continue de vivre absolument la vie d'artiste en en connaissant les joies et les contraintes. Le théâtre équestre Zingaro est né d'une utopie, et Bartabas parle depuis cette utopie réalisée, assumée et vécue. Il parle une langue que notre société unilatéralement marchande ne peut accepter. Le passé de Bartabas vaut preuve. Ne voulant pas soutenir, en 2003, la grève des intermittents du spectacle, peu avaient alors compris son attitude. Nous l’avions comprise. Les perpétuels indignés du Bien se sont fait l'écho du Simulacre, ne pouvant admettre la position de Bartabas, non pas contre les intermittents − il en est un lui-même − mais contre leur idée de la grève et de l'annulation du festival d'Avignon, estimant qu'il existait d'autres moyens artistiques de protester. Le Simulacre jalouse les artistes et les reconnait simultanément  comme ses ennemis essentiels.

 En écrivant un manifeste pour la vie d'artiste, Bartabas, face à la soumission généralisée au système financier, affirme que le statut d'artiste, depuis la nuit de l’art, est un choix dangereux, mettant en œuvre l’entièreté d’une vie.  Un choix devenu impossible ou presque devant la puissance du code barre tatoué sur nos cerveaux. D’ailleurs, au moment de la grève des intermittents en Avignon, Bartabas s'insurgeait contre ces artistes prétendant ne pas vouloir travailler ailleurs, afin d'exercer leur seul art. Oui, on peut être serveur de café six mois de l’année pour être peintre six autres mois. Et alors ? Il était choqué que des artistes réclament d’être pris en charge par la société. Que des hommes ayant théoriquement engagé l’ensemble de leur vie dans l’art fassent… grève.

Le premier chapitre de son Manifeste s’intitule "Chevaucher la vie". Aucun « bon esprit » de « gauche » ne paraît avoir remarqué la référence évolienne, la culture se perd. Rares sont nos contemporains à pouvoir estimer chevaucher la vie et Bartabas, s'interrogeant sur l'artiste qu'il est devenu, n'étant pas un enfant de la balle, affirme : "s'engager dans cette voie là, c'est non seulement choisir l'activité artistique qu'on se propose de développer mais c'est choisir le mode de vie qui va avec, et si ce n'est le choisir au moins l'accepter". La liberté, cela se paie. Et ce prix est celui de la contrainte. Paradoxe magnifique hors duquel il n'y a pas de liberté véritable, hors duquel la vie d'artiste ne mène à aucune œuvre de sang ni d'esprit.

"Une des exigences au départ, c'est d'y aller sans calcul. Certaines époques s'y prêtent sans doute plus que d'autres. Aujourd'hui, parce que la société a ainsi évolué (involué ?), parce que les incertitudes du lendemain effraient plus qu'elles ne fascinent, la jeune génération est moins incline à risquer une vie aventurière".

Une vie aventurière. Entendons-nous bien. Que les rebelles officiels et jouant du décalage comme d'un conformisme bourgeois largement rémunérateur entendent ce que veut dire Bartabas lorsqu'il parle de vie aventurière. L'aventure ? Notre temps nous fait croire que les aventuriers découvreurs, tels Vasco de Gama ou Christophe Colomb, sont prolongés par les sportifs des courses autour du monde. Que découvrent-ils, ces aventuriers d'eau douce, quelles terres, mêmes intérieures, révèlent-ils à l'humanité, sinon de savoir monter un budget prévisionnel et de voguer contre le chronomètre toute voile sponsorisée dehors ? Dans la notion de vie aventurière dont parle Bartabas, il y a, au centre, la notion du temps. On ne court pas contre la montre. On ne tente pas d'arriver le premier. On travaille un matériau le plus authentiquement possible pour que l'art naisse et soit partagé par un public dont l'inconscient s'en trouvera nourri. Cela ne peut pas faire de mal à ceux qui ont vendu une part de leur cerveau, volontairement, à coca cola et consorts.

Le public, notion capitale dans la démarche de Bartabas. "Je crois que le spectacle vivant a cette obligation d'être en phase avec le public de son temps. On doit avoir pour préoccupation principale, quel que soit le propos qu'on entend tenir, qu'il se passe quelque chose, qu'une relation intime s'établisse avec le public". Là est tout le génie de la démarche de Bartabas artiste. Car les spectacles de Zingaro sont tissés d'images et de scènes éveillant la profondeur inconsciente du "public". Ces spectacles peuvent apparaître élitistes. Mais comme le dit Bartabas avec beaucoup d'intelligence, ces spectacles ne raisonnent pas, ne démontrent rien d'autre que la force époustouflante de leur beauté, beauté contenue dans des tableaux pouvant parler à tous, hors narration traditionnelle, parlant au cœur du profond de l'être. Calacas, le dernier spectacle, charrie la mort, et c'est une vision de la mort joyeuse, comme une danse macabre anachronique nous faisant prendre conscience que sans la vie d'artiste, nous sommes déjà, ici bas, et maintenant, déjà morts, sans nous en rendre compte. Aussi la démarche est-elle populaire, bien que n'étant absolument pas (nous employons le mot dans son sens étymologique) vulgaire. Ce que nous suggère Bartabas avec cette considération éminente du public est qu'un artiste doit avoir un public ; il doit aller trouver le public ; il doit garder lien et partage avec le public.

"Dresser un cheval ce n'est pas lui faire acquérir des automatismes, c'est d'abord se construire avec lui un vocabulaire commun, puis une grammaire commune, puis, s'il le veut bien, finir par dire des poèmes ensemble". Nous y voilà. Le projet de la vie d'artiste de Bartabas, c'est de parvenir à dire des poèmes avec ses chevaux. Or, pour que ce récital soit possible, il faut en amont travailler, puis il faut s'assurer d'un public fasciné par l'émanation du poème. En ces temps où la poésie, en France, connaît des difficultés, au point que certains printemps soient voués à flétrir avant même la sortie de l'hiver, il faudrait que les acteurs du poème mobilisent leur intelligence plutôt que de manier la pétition. Saugrenue, un poète qui… pétitionne. Car le problème n'est absolument pas dans le déficit des subventions. Une subvention oblige à un devoir de résultat. Or, à travers l'habitude des aides publiques se sont formés des féodalismes. Oui, des féodalismes. De gauche. La situation est à proprement parler ubuesque. Un Buster Keaton aurait fait un bon film. Beaucoup d'acteurs du monde de la poésie ont reproduit le système officiel à petite échelle. Et se servent de ce système pour faire un peu d’argent, au nom de la défense de la poésie.

Poésie, que ne fait-on pas en ton nom ?

 On voit d’étranges gredins qui occupent des postes officiels fort peu poétiques et sont financés par l’Etat. De quel droit ? La poésie n’existerait pas sans cela, dit-on. Ici, nous pensons exactement le contraire. Et nous faisons exactement le contraire.  Si la poésie française manque de lecteurs, il s’agit alors de réhabiliter le poème dans la cité, la cité réelle et contemporaine. Dans la vie humaine en son instant présent. Aller d'abord chercher le public. Sinon, à quoi bon éditer de la poésie ? Si elle n'est pas indispensable, pourquoi aller demander des subventions ? Et si l'âme de la nation a oublié en quoi la poésie était indispensable, car appartenant, comme le pain, au besoin profond des êtres de chair, alors d'abord se mobiliser pour en affirmer l'essence fondamentale."Une œuvre forte est celle qui parle aux gens, à tous les gens, au-delà des niveaux de connaissance, de culture", affirme Bartabas. Faire œuvre de sang. Et d'esprit. Avec le public. Faire œuvre de sang. Et d'esprit. Avec des lecteurs. Des auditeurs. L'œuvre authentique passe où elle veut.

Le manifeste de Bartabas vaudra témoignage : dans la collaboration généralisée envers le capitalisme contemporain, collaboration de toutes les couleurs politiques, comme autrefois, des voix se sont élevées. Il témoignera d’une résistance réelle. Celle-là même dans laquelle Recours au Poème prétend sans gêne se reconnaître.  L’art ne saurait être autre que fraternel, mais d’une fraternité vraie et non de « fraternités » détournées. Cette aventure se vit dans l’épreuve de ce plus de réel qu’est la vie libre.