1

S’ils te mordent, Morlay ! [1]

            Généalogie d'une éradication française

 

            Durant un mois cet été, du 23 juillet au 24 août, France Culture diffuse une collection d'émissions consacrées à la poésie, intitulée "La poésie n'est pas une solution".

            A s'en tenir strictement au titre choisi, sans chercher les références auxquelles il renvoie, force est de constater que dans ce titre s'entend d'abord le nihilisme propre à notre époque. Ainsi, avant même l'écoute de la première diffusion, nous voilà fixés, par une affirmation péremptoire et définitive, sur ce que serait la poésie. Elle serait ce qu'elle n'est pas. Parménide peut aller se rhabiller.

            Un article publié dans le journal Le Monde le lundi 30 juillet 2012 nous éclaire sur le projet : "l'objectif de cette émission est d'aller prospecter ailleurs que dans les canons habituels de la poésie classique, du côté d'autres disciplines artistiques, comme les poèmes sonores ou la musique, par exemple. Il s'agit d'interroger les dispositifs multiples de la création poétique contemporaine"

            Nous voici rassurés. Un bref instant, nous y avons vraiment cru. Nous avons cru que la poésie était de retour. Qu'elle refaisait surface au cœur du lieu même qui méthodiquement travaille depuis 50 ans à son éradication de la vie. Mais non. Si notre système prend la peine de lui consacrer du temps de parole, c'est bien évidemment pour affirmer d'entrée de jeu qu'elle n'est pas une solution. Surtout, rassurez-vous braves gens, n'ayez pas peur, non non, il ne va pas s'agir d'une émission roborative. Par poésie, ne craignez rien, nous n'entendons surtout pas des poèmes car la poésie est partout. Surtout venez, restez à l'écoute mesdames messieurs, il s'agit d'interroger les dispositifs multiples de la création poétique contemporaine.

            Une émission consacrée à la poésie apparaît, et voici qu'elle émerge pour asséner que la poésie n'est pas une solution. Ce qui se transforme immédiatement en un article dans un autre organe confraternel, louant la démarche radiophonique comme un véritable Manifeste pour une poésie multiple. (c'est le titre de l'article du Monde).

            Ainsi la déconstruction poursuit-elle son travail méthodique de destruction entrepris au mitan du XXème siècle.

            La première émission, je l'ai écouté, et bien des propos tenus par Jean-Marie Gleize sont, à mon sens, d'une justesse irréprochable. Je cite, en vrac : "parvenir, par l'écriture, à refaire silence" ; "le silence du réel en tant qu'il parle autrement" ; "écrire, résister aux images. La langue vient alors se substituer aux images" ; "il s'agit de démusicaliser cette langue pour entendre la véritable musique du réel" ; "dans les années 70, il y avait une dominance de l'image vecteur de l'idéologie révolutionnaire. Il a fallu avaler ces images et se défaire des images imposées de l'extérieur".

            La voix est un peu monocorde. Animée d'un fond de fatigue. Comme presque dévitalisée par le propos tenu.

            Comment en sommes-nous arrivés là ?

            J'ai déjà commencé à chercher, dans un article consacré à la revue POESIEDirecte, les raisons possibles de l'éradication de la poésie en France. Je refais ici profession de foi : le lieu privilégié de la poésie réside dans le poème, contre tous les détournements du terme même de poésie qui ont, au cours du demi-siècle passé, asséné que la poésie était partout et que chacun était poète, particulièrement à partir du moment où il ne faisait pas des vers et des poèmes. Dès lors, il n'est pas étonnant que la poésie ne fut plus perceptible nulle part et qu'elle se dilua dans l'inconscient collectif des habitants de ce temps. Au point d'être perçue comme une forme répulsive lorsqu'elle continuait de s'exprimer avec exigence, cette exigence étant devenue la marque d'une verticalité insupportable aux idéologies sociales qui travaillaient alors pour le profit de quelques uns, à coup de "la poésie est partout" et de "tout est art", à faire croire que tout le monde était poète quand la création poétique avait toujours été dévolue à la capacité d'ascèse et d'abnégation d'individus y consacrant leur vie. Aussi, la vocation de la parole est-t-elle d'être à l'origine d'essence poétique, et il s'agit de retrouver ce lien direct avec la construction du monde à partir de l'ontologie première du langage.

            La poésie n'est pas une solution.
            Recours au Poème.

            Deux mondes s'affrontent.
            L'un produit par l'hypermédia.
            L'autre passé dans la réalité virtuelle.
            L'un obéissant à la prose du dogmatisme social.
            L'autre cherchant à œuvrer pour la joie de vivre qui a méthodiquement quitté les français.
            L'un théorisant une émancipation sociale.
            L'autre attaché à la double dimension de la parole, prophétique et fondatrice de sens.
            L'un transformant le réel de l'homme en une réalité virtuelle et relative.
            L'autre demeuré fidèle aux racines du merveilleux.

            Ainsi, à l'heure de l'avènement de l'art social véhiculé par les années 60, à coup d'œuvres-slogans à l'écriture d'écolier sur tableau noir : "Rien à dire" ; "l'art est inutile rentrez chez vous" ; "tout est chaos" ; le poème, lui, a subi une éradication en règle.

            Car il s'agissait de renverser l'ordre établi. De désacraliser l'ancien monde. Or l'ancien monde reposait sur la construction ancestrale du verbe et sur la dimension prophétique conférée à la parole. L'écriture relevait des Ecritures. Entendons par là tout ce qui n'est plus audible aujourd'hui par une société ayant totalement basculée dans la sécularisation : la Tradition, les Saintes Ecritures, la civilisation du Livre.

            Le poème comme réceptacle du mystère, le poème comme outil de construction du monde par rapport à une origine est devenu inconsciemment l'ennemi d'une société qui asseyait son pouvoir par une idéologie déliée de tout contact avec ce qui relevait jadis de la Joie et de la légende.

            Gleize le dit dans la première émission de La poésie n'est pas une solution : "décrasser la langue", "Annihiler les éléments de langage", "Redéfinition du sens des mots".

            Linguistique, recherche, poésie de laboratoire, universitaires-poètes se sont confondus, sont devenus la norme de l'inintelligible, agissant comme une solution répulsive dans le creuset humain. Le poème, dans ce langage nouveau, est devenu champ poétique et au nom de cette immense idéologie sociale a privé la France, au profit d'une prose conforme au discours acceptable et recevable, du poème.

            Dans un même mouvement, nous avons assisté à la désacralisation de la langue au profit d'une horizontalisation sociale ainsi qu'à une intellectualisation linguistique rejetant la notion même de poésie hors du lieu d'élection du poème.

            Pour ce qui me concerne, je n'écris pas de poésie. Mais j'aime à me vouloir un lecteur exigeant. J'apprends et je grandis à travers une lecture aimante, patiente, des poèmes passés à l'existence grâce au service des maîtres du verbe. Aussi je ne tiens pas pour équivalent ceci :

"Six heures Pas à pas Petits pas tacatac tictictictac tacatac tac marche gauche droite marche"

et ceci :

"Je recueille ton silence
comme les bulles du brochet qui passe
entre les racines des saules,
comme le mutisme de la forêt
qui se reforme après la promenade
devant la tanière des sangliers.
C'est ton pays, où Sisley mourut pauvre
en ayant ajouté de la lumière aux feuilles,
du ciel aux rivières.
Tu as rejoint l'énigme de tes pères
et, la sentant monter en moi,
je cherche des mots qui éclairent le temps,
des mots que nos enfants puissent interroger
quand il m'aura fermé la bouche à mon tour."

 

            La poésie sonore de Bernard Heidsieck, faite pour "aller vers le lecteur-auditeur" ne me semble pas tenir face à la poésie discrètement séminale de Jean-Pierre Lemaire.

            Le silence initial, silence inaugural à la source de la Parole, est, dans le poème de Lemaire, associé à l'air contenu dans les bulles ascendantes du poisson, et en même temps que le poète dit la dimension fragile de la parole née du silence, pouvant à tout instant éclater et laisser échapper son trésor, il suggère la respiration vitale que le silence porte comme une femme un enfant, silence contenant en puissance le poème pour une respiration en acte. Quand, dans la démarche d'Heidsieck, nous voyons à l'œuvre l'intention de spectacularisation des émotions.

            Dans l'obscurité, dans la profondeur, la poésie a continué de respirer, creusant des lits souterrains. Les œuvres sont là. Et les plus grandes d'entre elles sont portées par le sens du rythme. Il ne s'agit pas du rythme musical auquel on associe à tort la poésie. Il ne s'agit pas d'enrober le poème de sons qui le rendent acceptable et audible car, en l'occurrence, la poésie sonore a bien plus souvent provoqué la répulsion que l'adhésion des auditoires espérés.

            Le sens du rythme dont je parle ici est celui du rythme intérieur. C'est la cadence du cœur. Rythme débarrassé  de ses béquilles anciennes, de ses arcs-boutants désormais peut-être disgracieux – rimes, pieds qui étaient les contraintes de nos pères –  et qui touche les meilleurs œuvres d'aujourd'hui, délivrant le poème devenu danse.