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S’ils te mordent, Morlay ! (3)

L'empire est occupé.

Etrange paradoxe : l'occupé, piégé, est l'occupant lui-même.

Le piège du tout rentable. Le piège du spectacle et du simulacre pour le dire avec les mots de Paul Vermeulen, venant après ceux de Debord et Baudrillard. Nous étions des êtres de rêverie et de chant, d'apprentissage et d'expérience, des êtres capables d'apprendre et d'incarner des visions. L’empire a choisi de ne plus exister que par la preuve scientifique et l'équation rationaliste. Ce choix totalisant relègue dans les caveaux de la psyché le mystère de l'apparition de la vie, sur lequel aucun phare de la pensée ne peut rien affirmer de démontrable au-delà de la première seconde, et quand bien même cette première seconde aurait été scientifiquement scénarisée, ce scénario reste une fable d'astrophysicien, Big Bang à l'appui, sur lequel s'affirme ce en quoi l'on nous demande de croire comme à un théorème formalisé.

L'accélération exponentielle du temps, paradigme de la modernité, établissant des statistiques de nos habitudes, de nos besoins, de nos goûts et désirs pulsionnels a fait de l'homme un produit code barré. Cette régression du phénomène humain voulue et orchestrée par les fils de pubs que nous sommes tous devenus, ne faisant plus appel qu'à nos instincts pour que nous soyons en état de manque, et conditionnés pour tenter de combler immédiatement ce manque, nous dresse, par le recours pavlovien à la frustration instinctive, les uns contre les autres, dans un état de guerre civile larvée. La mécanique consistant à attiser en nous la pulsion d'achat attise aussi toutes nos pulsions. Le danger de libérer cette pulsion régressive produit l'inverse de la culture, seule garante des liens unissant une société humaine pouvant alors se réclamer du nom de civilisation.

Nous avons choisi de nous tatouer nous-mêmes le cerveau et de reconnaitre pour seule identité ce marquage du code-barres comme on marque les bêtes.

Cet enfermement, utilisant toute matière pour vendre, achetant toute idée et toute pensée pour les transformer en produits, semble scellé à triple clenche. Notre histoire récente explique peut-être ce totalitarisme du « social libéralisme ». Nazisme et stalinisme vaincus, le « libéralisme » devint le modèle idéal censé prémunir l'Occident des menaces totalitaires. Et ce « libéralisme », dans sa logique même d'économies de croissance et d'interdépendances des nations entre elles, s'est mondialement dilaté. Une autre forme de camp de concentration s’est imposée, liée à un totalitarisme de la croissance dont le spectacle et la technique sont les moteurs tournant à vide, et dont la particularité est de soumettre chaque être humain à sa cause, consumériste d'abord, sciento-matérialiste ensuite. LE publicitaire, en tant que force d'Occupation omniprésente, est intrinsèquement ce qui tente de faire ployer notre capacité de résistance et le Poème est l'aventure du maquis.

La face visible du diktat concentrationnaire du code barre que sont la publicité et les discours politiques publicitaires, en ceci qu'elle immerge notre regard à tout instant, qu'elle le noie, nous rend aveugle à ce qu'elle est et détruit notre conscience en détruisant le langage en nous. Il ne s'agit pas de frappes chirurgicales mais d'un bombardement ininterrompu qui nous atteint quand bien même nous pensons passer à côté.

Ce bombardement massif en flux tendu est un génocide spirituel.

Nulle autre voie que cette Occupation ne parait maintenant pensable.

Pourtant, le moment de l’impensable est venu.

Car l'Occident, c'est l'épopée. Et ce moment de notre Histoire est l'antithèse de l'aventure de l'homme européen. Un homme politique, aujourd’hui, possédant une vision poétique rentrerait immédiatement dans l’histoire.

La première œuvre littéraire qui nous soit parvenue se nomme L'Epopée de Gilgamesh, texte écrit en akkadien sur des tablettes d'argile. Elle conte l'aventure d'un roi mésopotamien, Gilgamesh, et de son amitié avec Enkidu, partis tous deux à la recherche de la fleur offrant l'immortalité. Des épreuves attendent Gilgamesh, le forçant à devenir un héros, et s'il ne parvient pas à trouver la fleur d'immortalité, sa marche lui permet, au final de l'aventure, d'être comme une étoile, car son nom est partout, en écriture cunéiforme, affecté du signe de l'étoile le faisant appartenir aux êtres divins.

Cette épopée fut écrite dix-sept siècles avant notre ère, au Moyen-Orient. Elle contient les lignes de force qui présidèrent ensuite à l'émergence de toute la culture occidentale via la plaque tournante et fondatrice de la Mer Méditerranée.

Cette angoisse héroïque générée par la perspective du trépas donna naissance à une mythologie égyptienne en grande partie basée sur la mort/Renaissance : la pesée des âmes, la représentation d'êtres anthropomorphes à tête de crocodile, d'aigle, de chien, bestiaire fabuleux tourné vers l'espérance pour toute cette civilisation accordant une portée capitale de nos actes en cette vie, d'entrer vivant dans la mort.

Vint ensuite l'épopée christique, avec l'incarnation en chair et en os, non plus des dieux capricieux ou obscurs, mais de Dieu. Il nous laisse une prière, des paraboles, l'enseignement de l'Amour universel et la vocation à autrui afin d'effacer la culpabilité Adamique et permettre là encore à chacun d'entrer vivant au Paradis. L'histoire du monde moderne, celui non encore dévoyé par le spectacle et le simulacre, s’incarne exactement là.

Cette vision inédite a transformé le visage de l'Occident, ne faisant plus du divin un être lointain épiant nos faits et gestes mais un Dieu humain aimant, fondamentalement impliqué dans le présent de l'humanité. C'est cela, la Bonne Nouvelle des quatre évangélistes.

Entre l'Egypte et le Christ, il y eut la Grèce et sa pensée architecturée, sa pensée surgie à l'aune des pouvoirs de l'imaginaire séminal, celui du conquérant Alexandre, premier grand bâtisseur de l'empire, celui de l'épopée d'Ulysse qui trouva récemment des échos dans l'œuvre majeure de notre contemporain James Joyce, (qui n'en fait pas une épopée mais une œuvre déconstruite inabordable pour le profane). Il y est question d'un voyage, d'actes héroïques, d'un retour en roi au pays natal, d'un étoilement de mythes mariant l'ontologie, la vertu et l'esprit poétique de l'existence de l'homme, insurpassable incarnation des aspirations de l'âme occidentale. Puis il y eut Rome et la Loi, Rome ayant assimilé la mythologie égyptienne et grecque, Rome terreau du semis chrétien.

Il y eut ensuite la matière de Bretagne, visitation médiévale de l'épopée christique, celle qui inventa la Table Ronde et la notion politique de l'équité, la Chevalerie et l'honneur mystique pour la Dame, le Graal apportant la vie éternelle à qui boirait à sa coupe le sang retrouvé du Christ sur la croix. Cette matière fut coulée en littérature par Chrétien de Troyes, à l'image d'une ère philosophique et politique où l'on édifiait des châteaux et des Cathédrales, où l'on inventait des Ordres, où l'on partait en guerre contre les ennemis de cet Empire, qui était une pensée en acte définissant un territoire spirituel hors duquel le carolingien n'était plus rien.

D'une épopée littéraire nous sommes passés à la mythologie d'une civilisation, puis à l'incarnation de l'Amour universel, puis à une légende ordonnatrice. Celle ci se métamorphosa encore en épopée historique lorsque Napoléon voulut unir la Terre, épopée que prit en modèle Balzac pour édifier sa Comédie Humaine. « Je fais mes plans de bataille avec les rêves de mes soldats endormis ». Cette affirmation de Napoléon donna sa structure et sa cohérence au territoire français. Une telle phrase relève de la vision poétique, quoi que puissent en penser les procureurs modernes de la pensée.

Voir l'Occident avec ces yeux, c'est contrevenir à cette pensée ambiante et risquer à coup sur d'être considéré comme appartenant à la droite extrême. Pourtant, ce canevas de lecture, cette lorgnette politique à la mode trouverait des difficultés à prouver l'appartenance des Cathédrales à la pensée d'extrême droite. Nous ne souscrivons pas à cette lecture pavlovienne avec laquelle notre époque tente de nous dresser.

C'est cette histoire, cette histoire là, qui prit possession du monde. Les épopées indiennes vivent aujourd'hui au rythme de l'Occident. Les épopées chinoises ont été recouvertes par le mode de vie occidental. C'est l'Occident moderne lui-même, l'Occident de la technique qui imposa, comme personne, sans vision politique, religieuse, historique, métaphysique, et donc littéraire, sa loi du Marché à tout l'univers humain.

Cet Occident-là, dirigé par des intérêts unilatéraux, a plongé dans le gouffre car il a renié l’aspiration spirituelle qui fut à sa fondation. Comme le dit Gwen Garnier-Duguy « Lorsqu’on ne reconnait plus la loi de la modernité qui amoindrit nos vies, extérieures parce que d’abord intérieures, lorsqu’on cesse de croire au spectacle et au simulacre, alors les individus se tournent naturellement vers ce qui appelle en eux au sens et au merveilleux, à la beauté et à la grandeur. Cela se nomme la poésie. » [1 ]

Ce qui manque aujourd'hui au poème comme à l'Occident privé de profondeur, c'est la foi en l'épopée. Les œuvres poétiques se multiplient. Partout, tout le monde écrit de la poésie. Tout le monde brode des vers et des proses, avec bien souvent un talent réel. Et cela marque l'aspiration initiale de Gilgamesh de se transformer en étoile. Mais l'épopée a déserté l'imaginaire de l'Occident. C'est trop grand, trop ambitieux aux yeux de la mauvaise conscience qui nous habite. A l'épopée sont attachés les semeurs de troubles,  les intentions guerrières - qui seraient absentes de notre Occident moderne bien pensant quand la guerre elle-même est en réalité le mode opératoire de la suprématie de la technique - les folies destructrices. Chacun construit donc son œuvre à part, avançant à coups de concepts individuels ou d'inspiration la bride au coup. Mais aucune œuvre ne fonde aujourd'hui notre avenir commun, celui inspirateur d'arts, d'architectures, de chants, de chansons, de philosophies, de recherches. Aucune figure politique actuelle n’a le courage d’affirmer une vision poétique hors de laquelle les hommes se désunissent et s’occupent à survivre sans projet commun.

Cet état de fait dit notre présent négatif, autodestructeur, en désamour de soi.  Le présent du nihilisme intégré.

Il est pourtant d'autres choix à faire que d'accepter comme inéluctable et définitive cette version du cercle vicieux. Pour le dire avec les mots de Paul Vermeulen dans son essai « Où nous en sommes » : « Cet appel à la vie que forme Recours au Poème s’inscrit très exactement en dehors du camp de concentration mental que le Spectacle/Simulacre a voulu imposer à nos existences, et ce depuis la mise en œuvre de l’industrialisation des vies humaines comme de l’ensemble de la vie ». Se ressaisir du fil de l'épopée là où on l'accula, à l'ombre d'une impasse. Douter systématiquement des affirmations d'une « modernité » dépassée. Chevaucher à nouveau notre rapport à la vie, à la nature, au cosmos, aux rêves, au semblable. Naviguer en héritier vers des conquêtes stellaires. Là se devine le retour de l'épopée et l'avenir quotidien dont il est porteur pour maintenant. Car l'épopée, en tant que surgi du poème, est la grande filiation de notre monde.

Notre plus grande filiation.