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Sophie Braganti, CE QUE LE BLEU SOULÈVE

Par quoi sommes-nous dans ce face à face retenus effrités seules quelques paroles qui n'ont plus de ciment tu veux partager ce qui nous départage ce qui nous départit ce qui fuit dans nos mains alors que je viens juste de me refermer sur Werther juste après Tristan et Iseult

laisse-moi fixer mes dents sur quelques paroles s'il me plaît empiéter déborder tu
me rappelles que comment je m'appelle je ne sais plus comment

 

je prends à peine la place d'un gourmand sur un tronc pendant que se secouent les feuilles je hume il vaut mieux se taire sous l’ombre se faire petite un moment et pas plus j'attends le corps à crocs d'un jour avec l'orage pas le temps de déguster avec l'orage pressé mais s'il revient s'il se retourne c'est jamais au même lieu jamais là où on l'attend comme un poème

 

des regards de biche tu n'en veux pas tu as raison on les chasse et leurs yeux de se fermer n'ont pas le temps

 

j'entends une flûte c'est pas une pastorale
dans mes tempes se percutent des cuivres et des marteaux

 

tronc blessé par la roche acérée avec mon œil je le gravis je me glisse dans sa faille m'y frotte je deviens bête croire me laisse lasse je t'invente sous le cadran solaire sine sole sileo sans soleil tout se tait je traduis pour toi

 

je me perds encore quelquefois dans les yeux du chasseur

 

on m'attrape par le cou exactement comme on fait au chaton après la bêtise aux bords des lèvres il y a un reflet quelque chose d'ironique avec du citron

 

du bleu jusqu’à par-dessus la tête s'invite il s'impose quand on voudrait toucher la couleur de la pluie et que la buée sur la vitre en prive par-dessus la tête même s’il décline se dégrade jusqu'aux doigts de l'ennui puis rien à cultiver

 

sinon le culte du rien étalé sur le champ des brumes chroniques les folles herbes ne barrent pas la route elles brouillent les pistes saupoudrent les anciens chemins de l'oubli qu'il faut deviner à présent comme tout ce qui pousse dans les ruines pousse les ruines ou pousse vers le grand bleu faute de le trouver il faut en inventer un chemin tracé à sa mesure ou peut-être un simplement bien large pour laisser passer les idées

 

tout ce que je vois dans ce paysage de papier je le vois avec tes yeux à toi je suis toi qui loges en moi pensionnaire de passage

 

si les feuilles regardent les yeux tombent

 

les fleurs jouent aux cartes un enfant pousse avec ce qu'il arrose le soleil se fane le printemps se couche sans hasard
on ne dit rien de ce que nous pensons

 

ça doit taper là derrière la tête toc-toc je cogne c'est moi coucou ça pourrait s'écrire comme à la fin d'une lettre de jeunesse discret en bas de page sur les montagnes où tout glisssssse avec les mauve c’est comme ça que je le dirais tout glisse infiniment avec la gamme des bleus c'est ici que le soleil emporte la lumière et de la journée les derniers hématomes

 

plus rien à te dire aujourd'hui tu es trop là à m'envahir in absentia

 

m’envoler vers le bleu en plongeant dans ses entrailles

 

le temps se détend le vent se distend le temps s'étend et je m'étire dans le vent tu
ris pour cette pirouette de la langue toi qui lis
moi pas

 

double salto l'enfant veut des crêpes il saute il faut y aller presto sans se retourner s'accorder se réaccorder avec les œufs le lait la farine et la fleur d'oranger c'est le bouquet

 

je froisse les herbes derrière moi les arbres on dirait qu'ils chuchotent les sapins une langue les mélèzes une autre concerto pour le pas se pose tellement haché que l'on se mettrait à compter à battre la musique avec les mains mais qui dit que la poésie n'est pas dans le vent qui ose dans la forêt entre les branches tressées le dos courbé

 

marcher sans chercher à redresser la tête à puiser la lumière que les nombreuses
cimes épuisent sine sole sileo pas de soleil je me tais

 

dans l'album du bleu le blanc est un nuage qui balance avec le blues

 

le ciel rassemble ses moutons l'œil faible du soleil paupières baissées attendre une bête explorer son territoire pour faire connaissance la surprendre laisses traces à quatre pattes doigts poils duvet ou plumes ou poing

 

je ne vous chasse pas je m'éloigne
ancolie oui mélancolie non

 

sur la neige les étoiles traînent pour ne pas regagner la nuit je guette tant le renard que je crois le voir je le vois ça y est je le vois je vous dis je me le suis si raconté comme dans l'enfance les fantômes qui flânent jusqu'à midi

 

c'est toujours par la cuisine sa fenêtre que les mots arrivent du lointain avec les bêtes et sans un bruit c'est toujours de la musique tu dis

 

attendre l'anima l'attendre au tournant comme cet étrange soi-même que l'on
cherche ou que l'on fuit

 

s'il n'est pas là le soleil tout meurt sine sole sileo

 

dans le bleu de la fin des nuages il y a des lettres des mots entendus dans le sens giratoire et ascensionnel ou linéaire des transparences d'adjectifs comme ceux que tu voudrais m'inventer en boucles en voie d'effacement où les corbeaux laissent tomber quelques virgules ils sont dans l'espace aérien les points qui se déplacent dans la phrase impossible comme si en prononçant bleu tu entendais jaune

 

l'herbe et la mer ici sont à l'unisson ondulent sous l'injonction du vent claquent piquent lèvres sel et poivre la mer sans réticence à rouler des hanches quand l'herbe apporte la mer à la mémoire on oublie le bleu du ciel

 

tu tires la couverture des brumes mais le paysage ne dormira pas

 

qu'a donc à dire mon baromètre intérieur quand la météo n'y parle pas qui a peint le trop plein de bleu le trop bleu du ciel celui qui résonne en mon noir le si bleu insupportable pour qui voit l'au-delà du bleu et le sous-bleu qui a peint le puits des couleurs devine le sur-bleu réveille mon sur-noir si sournois là où je m’engouffre

 

enfin

 

le bleu arrive là où je m'étais accrochée aux nuages suspendue à un cheveu d’azur et sur le sol herbleux porter en l'air le plus clair de la terre

 

le bleu se déroule il ne reste rien de l’arc-en-ciel dans lequel j’étais assise pas la

 

moindre cicatrice les coups d’en haut peuvent encore pleuvoir mais à cette heure ils sont loin derrière seule une vieille souche sur laquelle je m’assois à moins qu’elle ne s’effrite sous l’acide lumière il est midi
enfin

 

sine sole sileo
sans le soleil silence mais il est là
à brûler
les paroles qui ne sont pas dites
et sous les langues mille fois tournées
elles fondent

 

et tes yeux pardonne-moi je ne les ai pas bien regardés
ils ont si peu de bleu au fond
que je me l’invente