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Sur le seuil (extraits)

Sur le seuil, le recueil dont ces textes sont tirés, raconte des choses toutes petites, insaisissables – « ultraminces », disait Marcel Duchamp : apparitions/disparitions, mirages des perceptions, des sensations et des rêves, traces laissées par nos pas, nuages de cendres et, aussi, miraculeux et rares indices d’autre chose, qui offrent un espoir de passage.

Certains textes de Sur le Seuil ont fait l’objet d’une lecture, à l’invitation d’Arrabal, d’autres ont été publiés dans le n° 4 de la revue de poésie Kôan, des Éditions Éoliennes, et le recueil en son entier paraît en décembre aux Éditions Tarabuste.

 

 

 

 

Pour que je entre en scène, moi doit céder la place. Comme c’est étrange.

C’est que moi s’agite, bavard et belliqueux, alourdi par la liste bruyante des fardeaux. Je, lui, est rebelle aux ordres, indompté, mais il est doux, pacifique et secret ; il attend aux portes et veut le silence pour paraître.

Que moi s’oublie, que vienne l’obscurité, yeux clos, sans intention, sans vouloir, sans mémoire, sans bouche qui s’ouvre, alors, de profondeurs qui n’appartiennent à personne, comme les sables paisibles des océans s’enivrent d’être roulés par les vagues, encre de seiche, encre de nuit, ou comme les fleurs de papier pliées serré déploient leur tige et se redressent sous deux gouttes d’eau, affleurent des images ou des pensées, une parole, une musique enfin, et avec elle, forme inachevée ou libre, qu’importe, forme en mouvement, onde solitaire remontant le courant — un sujet.

 

 

***

 

 

 

Parler demande de l’audace. Parler demande de penser. Penser demande de l’audace.

Parler demande d’exister. Exister demande de l’audace.

Écrire demande de l’audace. Écrire demande de parler. Écrire demande de l’audace, plus encore que parler.

Peindre aussi demande de l’audace, comme écrire ou parler. Et danser ou chanter.

Parler demande qu’on ait commencé à exister, mais aussi fait commencer à exister. Écrire demande, plus encore, qu’on commence à exister, et fait exister plus encore. De même, bien sûr, peindre ou chanter ou danser.

 

Écrire fait exister au point de ne plus exister. Au point que seul l’écrit existe. Ou la peinture, ou la musique.

 

 

 

***

 

 

 

Corps,

corps souffrants,

talés,

déformés,

disloqués, éventrés,

ouverts à tous vents,

condamnés,

 

corps sans parole,

corps d’épouvante,

corps de Io

« traçant des lettres dans la poussière ».

 

Épaves d’un être escompté.

 

 

***

 

 

 

Après tout,

tout bien pesé, tout bien considéré,

en finale, finalement,

en fait, en réalité,

en fin de compte, au bout du compte, tout compte fait, au total,

en dernière analyse, en définitive,

en résumé,

qu’en penser ?

 

En fait, devait-il rester ?

Tout bien pesé, le pouvait-il ?

En réalité, était-il dangereux qu’il restât ?

Au bout du compte, où aurait pu être le danger ?

En définitive, y avait-il le moindre danger ?

En fin de compte, il ne semble pas.

Finalement, ce n’était pas dangereux du tout.

Tout compte fait, la question ne se posait même pas.

Au total, mieux valait donc qu’il restât.

En dernière analyse, il a choisi de rester.

En résumé, il est resté.

En fait, n’était-ce pas ce qu’il voulait ?

 

     Tout bien pesé, tout bien considéré, en finale, finalement, en fait, en réalité, en fin de compte, au bout du compte, tout compte fait, au total, en dernière analyse, en définitive, en résumé, après tout,

c’est sûr, il voulait rester.

 

 

***

 

 

 

 

     Lawrence l’Arabe, sous le keffieh et l’agal : « I sniffed the air and thought the smell was dynamite » ; l’Artiste jeune homme, impuissant à mortifier son odorat : « he found he had no natural repugnance for bad odors ».

 

Je me rappelle, moi,

l’odeur salée du sang,

l’âcre dioxyde de soufre qui brûle l’arrière-gorge,

l’odeur délicieuse de l’essence à la pompe,

celle qu’il laissait sur l’oreiller,

les miennes, étonnantes, qu’on m’oblige à chasser.

Je me rappelle l’odeur grasse et acide du sperme,

celle de l’encens dans les églises humides,

aussi l’exhalaison des fleurs de canneliers.

 

Je me rappelle le parfum frais des vagues,

la gangrène nauséeuse sous le baume et les pansements de toile,

la puanteur du cadavre exhumé,

la pestilence du poulailler obscur où déjections de bêtes et d’hommes se fondent sous mes pieds.

 

Ces odeurs de mon passé, parfois je les convoque. Je piste le gibier à travers les ronciers, les hautes herbes, les ruisseaux. Les traces ne me mènent nulle part. Je m’égare dans une forêt de mots, de débris d’images et de savoirs en ruine.

La proie vient quand elle veut. Elle surgit soudain devant moi, immobile entre les arbres, comme un cerf avec ses grands bois.

 

 

 

***

 

 

 

Dans la nuit, mes doutes me tenaient éveillée.

C’est alors que le premier chien de traîneau est arrivé. Il venait de derrière la colline enneigée, suivi d’un deuxième chien, puis d’un troisième, puis d’autres, deux par deux, en silence ; ils avançaient en courant, langues pendantes, gris et blancs, noirs et blancs, beiges et blancs, leurs pattes avant un peu arquées, ce qui était dû, sans doute, à ma position décentrée et à mon angle de vision.

Lorsque tous les chiens furent passés, le soleil envoya son dernier rayon pâle sur la neige.

 

Je savais que je n’avais ni dormi ni rêvé. J’avais seulement laissé passer le traîneau dans la nuit.

 

 

***

 

 

 

 

On l’appelle Hippocampus guttulatus, Hippocampe, ou encore Cheval de mer. Il émerveillait déjà les Anciens, la science découvre en lui mille prodiges et chacun se rassure de lui connaître un nom qui l’apprivoise.

Immobile parmi les algues, fantastique avec sa tête de cheval, est-ce un être vivant ? Ou le cavalier d’un jeu d’échecs, flottant entre deux eaux et qu’un courant hasardeux déplace ?

Son gros ventre jaune d’or, sa longue queue qui se déroule, se réenroule en spirale comme une feuille de fougère puis au passage s’amarre à une algue, sa crinière hirsute de filaments en forme d’épines, ses yeux mobiles dans son corps rigide cuirassé d’écailles en os, sa nageoire dorsale diaphane qui se déplisse et bat l’eau tandis qu’il avance, vertical, dans l’herbier, et son repos sans défense sur le sable lui donnent une inquiétante beauté.

Insolite, incompréhensible, il a un je ne sais quoi de menaçant. Car enfin, que vient faire un cheval au fond des mers ?

 

Arrive une femelle, aussi étrange. Une lente parade commence dans la posidonie enrubannée, les deux hippocampes se poursuivant avec élégance, s’élevant ensemble, tournant l’un autour de l’autre, cherchant le contact de leurs ventres, s’attachant par l’extrémité de leur queue. Là, en dépit de la raideur des corps, se reconnaît la vie dans un éblouissement.

Le fantastique « déplie ses fastes et hisse ses signaux. » Le nageur est apaisé. Il dit oui à la vie en toutes ses formes.

 

 

***

 

 

Tu es assis sur une chaise en fer ; tu as froid. Autour de toi, il n’y a rien. Tu te bornes à attendre, ou presque. Et parfois, dans le vide hivernal où tu es plongé, l’un d’eux passe. Si le moment est faste, ils arrivent à plusieurs ; il se peut même qu’ils acceptent de revenir. Peu t’importe alors d’avoir froid car l’instant est plein d’eux.

 

Ce sont des reflets d’incendies sur des fleuves de métal, des glaçons – effet blanc – et des nuits étoilées.

 

Autour de toi gravite une île, impénétrable et féerique. Comme au manège le cercle des chevaux bleus, mystérieux et muets, qui tournent, sabots avant levés, libre crinière, œil farouche, caracolant avec leurs selles rouges et leurs queues de crin blond sous des guirlandes d’ampoules qui s’allument en plein jour.

 

 

***

 

 

Un animal sort de son terrier au clair de lune (à peine s’il existe). Craintif, il hume l’air, furète çà et là. Au sol, il trouve un fruit, le renifle. Il sait qu’il dispose de peu de temps : vite, il s’en empare dans la nuit bleue.

 

Quand ton corps s’est assoupi, que tu l’as laissé mourir un peu, quand tout dort autour de toi, une main secrète défait tes liens. Tu te tais, les yeux clos pour doubler la profondeur du noir. Tu laisses faire. Il n’y a plus ni sujet ni pensée.

Sous la clarté vert-bleu, dans le silence où ombres et contours se figent, les mots arrivent.

Tu ne dors pas et tu écoutes.

 

 

***

 

 

Il cherche l’obscurité. Pas le clair-obscur ni l’anté-ombre, ni la mer d’été sous la pleine lune, ni le ciel rosi de nos nuits polluées, ni même la nuit asiatique profonde qui en plans successifs chantourne roches, arbres et montagnes. Il ne veut pas non plus du sommeil troublé par les rêves ou par la lueur glauque que les écrans propagent.

 

Il désire l’obscurité totale, celle de la chambre noire qui à travers un trou étroit n’accepte que le latent, l’instable, l’invisible.

Il dit que dans cette chambre obscure, il n’aurait qu’à regarder : il verrait des canaux vénitiens, des intérieurs flamands et des femmes avec des perles.