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Sur les pas de Gherasim Luca

 

Sur les pas de Gherasim Luca, Tout doit être réinventé

 

            Gherasim Luca, né le 23 juillet 1913 à Bucarest et mort le 9 février 1994 à Paris, est un de ceux que l’on pourrait nommer poètes aux deux langues, tout en étant étranger en son propre pays (voir à ce sujet l’étude de Petre Raileanu, Gherasim Luca). Considéré comme l’un des fondateurs du surréalisme roumain, dans une ambiance des avant-gardes menées de près ou de loin par Tzara, Janco, Vinea, Voronca, Fondane, Brancusi ou Brauner, il souhaite « regarder l’objet et tout ce qu’il y a autour de [lui] comme si nos yeux étaient bourrés de dynamite, regarder nous détruire et nous étourdir, pour nous dérégler, pour nous intoxiquer et pour devenir fous d’une manière systématique » (« Parcourir l’impossible », dans La Réhabilitation du rêve de Ion Pop). Dans sa vie, comme dans son art, il refuse les contraintes et les conventions jusque dans la réinvention de sa propre identité, mettant en pratique l’obligation de « l’oubli absolu ». De fait, le poète est né sous le nom de Salman Locker avant de choisir très rapidement, comme bon nombre de ses compagnons de l’époque, le pseudonyme et le titre de « Gherasim Luca, Archimandrite du Mont Athos et linguiste émérite », rencontrés fortuitement dans une rubrique nécrologique. Paradoxalement – tout en expliquant bon nombre d’éléments de son œuvre – la mort d’un autre sera pour lui le point d’émergence de sa nouvelle vie de poète. Ce lien essentiel avec la mort est un des aspects de sa poésie – qu’il écrit au « sang de son suicide virtuel [qui] s’écoule noir, vitriolant, et silencieux » (L’Inventeur de l’amour) – et de la vision de l’art qu’il défend, à savoir un art nouveau détaché des origines – tout comme il s’est défait de l’Œdipe en se séparant du nœud maternel et paternel par l’abandon de son patronyme, « conception non oedipienne de l’existence » (L’Inventeur de l’amour).

Dans la même veine, sa poésie s’inscrit dans un renouvellement du monde réel au profit de mondes possibles : « Je suis obligé d’inventer une façon de marcher, de respirer, d’exister, parce que le monde où je me meus n’est ni d’eau, ni d’air, ni de terre, ni de feu pour m’informer à l’avance que je dois nager ou voler ou marcher à deux pattes » (L’Inventeur de l’amour), renouvellement qui fait la part belle aux sonorités et aux images. C’est pourquoi le poète tente de faire table rase en refusant les métaphores et expressions toutes faites mais sans rendre son texte toutefois absurde. Ainsi, le poète note que « si nos yeux gardent toujours la même vieille image rétinienne, s’ils ne se laissent pas agrandir, étonner, surprendre et attirer vers un pays toujours vierge, la vie entière [nous] apparaît comme une fixation arbitraire sur une époque de notre enfance ou de notre humanité, simple pantomime de la vie des autres ». Son œuvre toute entière se veut regard neuf sur le monde, régénération de la langue et des images insufflées au texte. Sa manipulation du langage devient véritable maïeutique.

La rencontre avec les théories de Victor Brauner – peintre roumain d’avant-garde, installé à Paris, ayant adhéré au surréalisme et travaillé avec Brancusi, Giacometti, Breton – et d’Ilarie Voronca – poète et directeur de la revue 75HP, revue d’avant-garde roumaine à laquelle Luca collabora –  marquera le travail du poète sur l’image, travail qu’il présentera notamment lors de l’exposition « Présentation de graphies colorées de cubomanies et d’objets » ouverte à Bucarest en janvier 1945. Lors de cette exposition, Luca – par la cubomanie et les « objets objectivement offerts » – et Dolfi Trost – par la « négation concrète de la peinture » grâce à des moyens sur-automatiques – souligneront leur désir de trouver de nouveaux procédés de fabrication de l’image dans lesquels le hasard et l’automatisme tiennent une place importante. Par exemple, la cubomanie, inventée par Luca, est une forme de collage fabriquée à partir de photos ou d’illustrations diverses découpées en carrés d’égales dimensions. Les carrés hétérogènes sont ensuite collés côte à côte de manière aléatoire afin de former une image. Cette pratique invite à reconsidérer la notion de composition, que l’on peut entendre dans son sens propre (poser ensemble et donc assembler) et à s’interroger sur l’articulation entre le discontinu et le continu, l’hétérogène et l’homogène. Luca et Trost présentent la cubomanie sous forme de recette :

« … choisissez trois chaises, deux chapeaux, quelques pierres et parapluies, plusieurs arbres, trois femmes nues, cinq très bien habillées, soixante hommes, quelques maisons, des voitures de toutes les époques, des gants, des télescopes, etc.

Coupez tout en petits morceaux (par exemple 6/6 cm.) et mélangez bien dans une grande place de la ville. Reconstituez d’après les lois du hasard ou de votre caprice et vous obtiendrez un paysage, un objet ou une très belle femme inconnus ou reconnus, la femme ou le paysage de vos désirs. » (Présentation de graphies colorées, de cubomanies et d’objets, Luca/Trost)

La cubomanie influence son écriture poétique, elle participe à cette réinvention du monde et de la vie, mais elle constitue aussi une contemplation de fragments de soi-même et une solution pour activer les multiples reflets du monde, du réel, dans son œuvre.

Ainsi, l’art de Luca, mais aussi sa poésie, portent les traces de ce que les deux artistes, Brauner et Voronca, ont appelé la pictopoésie, art plastique ayant pour ambition une forme de polyphonie qui mêlerait la voix du peintre à celle du poète, art intermédiaire entre le poème-collage et l’usage de mots dans des tableaux : « Pictopoezia nu e pictură / Pictopoezia nu e poezie / Pictopoezia e pictopoezie » (75HP). De la même manière, chez Luca comme dans le mouvement pictopoétique – nom donné par ses inventeurs – , « les attitudes les plus éloignées se retrouvent universellement fécondées (…), mots et couleurs reçoivent une nouvelle sonorité, la sensation ne se perd plus (…) » (75HP).

La lettre n’est alors plus seulement un des maillons du langage mais un signe à part entière, comme trace sur fond blanc, au sein d’une spatialisation des poèmes et d’une poétique du blanc.

 

faux
défi
défaut
fou
 

 

Peau fine
paupière finale
fœtale
fatale
philosophale

(Le Chant de la carpe)

                       

La dimension graphique et plastique de l’œuvre s’accompagne aussi d’un travail sur la chaîne sonore et plus largement linguistique comme le montre son « bégaiement » poétique :

                « La mort, la mort folle, la morphologie de la méta, de la métamort, de la métamorphose ou la vie, la vie vit, la vie-vice, la vivisection de la vie » étonne, étonne et et et est un nom, un nombre de chaises, un nombre de 16 aubes et jets, de 16 objets contre, contre la, contre la mort ou, pour mieux dire, pour la mort de la mort ou pour contre, contre, contrôlez-là, oui c’est mon avis, contre la, oui contre la vie sept, c’est à, c’est à dire pour, pour une vie dans vidant, vidant, dans le vidant vide et vidé, la vie dans, dans, pour une vie dans la vie. » (Héros-limite)

Cette exploitation des ressources du langage, ce « théâtre de bouche », comme il aime à dire, permettent au poète de dissoudre dans et par le langage, dans la « cabale phonétique des corps », ce qu’il nomme le « déjà-vu ». Notons au passage que Gherasim Luca a produit à l’occasion de récitals des spectacles poétiques et sonores. La poésie de Luca est donc à l’écoute des résonances du langage. Luca s’est ainsi appliqué à trouver une dénomination plus juste pour qualifier sa poésie : l’« ontophonie », un des termes qu’il emploie dans ses écrits avec celui de « silensophone »,  met en relation l’être, ce qui est, avec les sonorités de la langue. C’est en ce sens que, dans sa pratique de la cubomanie et de la pictopoésie, l’artiste devient médium d’une sur-réalité dont les objets inventés sont issus d’une pensée libérée des contraintes de l’intelligible, grâce au questionnement et à la découverte poétiques, ouvrant par là des voies/voix nouvelles.

Parallèlement, Luca travaille à la création de nouveaux supports pour ses textes. Il pratique aussi le « livre d’artistes » puisqu’il qualifie lui-même ses collaborations de « fusionnelles ». Au delà de l’aspect esthétique d’une telle démarche, le livre-objet met en évidence l’écriture comme acte, dans un mouvement commun avec d’autres artistes, peintres, graveurs, etc.

Ainsi, bien loin d’une simple déconstruction-recomposition ludique, la poésie de Luca se construit pièce à pièce, telle une « vie dans la vie », en ce « monde où les poètes n’ont plus de place » (message laissé par le poète lors de son suicide), eux qui se veulent explorateurs des tréfonds de l’Homme, des profondeurs du dedans. « Tout doit être réinventé, il n’y a plus rien au monde »  (L’Inventeur de l’amour)