Tahar Bekri, Mon pays, la braise et la brûlure
Les frontières entre temps et espace se défont dans l’incessante quête de la mémoire de la terre natale. Je te porte pays, écrit Tahar Bekri, avant de commencer les poèmes suivants par Tu me portais, s’adressant aussi directement à son pays qu’il l’aurait fait s’il avait dialogué avec lui. L’histoire du poète et celle de sa terre nourricière sont chevillées au cœur d’un livre que l’on lit comme une émouvante traversée des années, par-delà l’absence et de l’exil.
L’histoire individuelle et collective est là à chaque page, avec des rêves, des espérances et aussi les déceptions qui sont venues les démentir. Le pays imprègne chaque vers, avec tout ce qui se tisse d’une vie, d’un chemin. Si la scène de l’histoire est envahie par des briseurs de rêves, ceux-ci ne sauront emporter tout à fait ni les désirs ni les images. Je te porte pays, répète Tahar Bekri. Car rien ni personne ne peut anéantir ce qui est inscrit au fond de soi. Le poète affirme et réaffirme un amour indéfectible pour son pays, malgré les souffrances qu’entraînent emprisonnement, perte, désillusion.
On sent tout au long du recueil la puissance et l’intensité de ce qui souffle en braise incandescente. La concision des vers exalte une respiration haletante et l’émotion qu’il y a à toucher ce passé dont souvenirs et sensations ne se sont jamais évanouis. La route sentait la mer/ Le chèvrefeuille et l’huile d’olive / Les vélos se bousculaient malins et habiles / Sfax, Gabès, Tunis ou encore le festival de Tabarka et la rencontre avec Ravi Shankar. Les bribes de l’enfance, transe au mausolée de Sidi Boulbaba ou lait en poudre à l’école primaire, puis celles de la vie estudiantine avec les clubs de littérature et les théâtres ponctuent les poèmes comme les étapes d’une trajectoire. On y retrouve la passion d’un monde en devenir, un monde qui serait meilleur et ouvrirait forcément des horizons nouveaux. Puis dans le fourgon avec trois jeunes camarades / Vers la prison du 9 avril /Ensuite vers Bordj Erroumi dit le Nadhour / La cellule et la petite cour / Tu connaîtras Habib et Habib et Slimane / Fèves aux bestioles dans la gamelle.

Tahar Bekri, Mon pays, la braise et la brûlure, Edern éditions, 2025, 64 pages, 15 € 20.
Langue toujours incarnée, ombres et lumière, drames intimes et collectifs… Est-ce le passage du temps et l’éloignement qui donnent paradoxalement aux sensations et aux paysages une force particulière ? Ou est-ce parce qu’on les porte en soi, faute de les avoir autour de soi, ou de pouvoir oublier ce qui brûle et que la mémoire ressuscite avec un surcroit de présence ?
Ce recueil est en effet à la fois narratif et autobiographique. Le poète y rend vie à une Tunisie qui n’a jamais cessé d’habiter son cœur. L’imparfait des verbes confère à de nombreuses pages une touche de nostalgie, comme un rappel lancinant de ce qui relève désormais de la trace. Pourtant le poète ne cesse pas d’être habité par sa terre au présent. Il y a des êtres / Comme des rayons de soleil / Nécessaires à la vie / Ouvre le jour / Pour leur dire / Le monde est une merveille Car au-delà des ombres qui veulent chasser la lumière, le monde est mouvement. C’est aussi ce que rappelle la très belle couverture d’Annick Le Thoër avec l’intensité des couleurs qui restent au cœur de la braise en sommeil.