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Tempoétiques (1)

Dans la cohue journalière des multiplicités, on peut choisir délibérément de rapprocher et non de distendre ou de séparer. Il ne s’agit pas alors d’une recherche effrénée et  artificielle de liens comme on pourrait en trouver dans tout dogmatisme. Non il s’agit de se mettre à l’écoute des courants d’énergie et de reconnaissance qui se mettent en place et qui sont présents partout dans notre monde, même là où on ne regarde plus, ou alors très vite, comme on sait le faire aujourd’hui…. À l’heure des compétences de vitesse et de précipitation.
Or pour ces courants silencieux mais puissants qui battent nos vies comme des ressacs venus d’ailleurs, comme des neiges séculaires, auxquelles nous sommes habitués et dont nous ne savons plus voir la pure blancheur d’effacement et de renouveau, il y a des lieux ou plutôt des espaces, des énergies, des puissances qui se déclament et se disent à mots couverts, à mots cachés, par la force des symboles et des postures, par le jeu des familiarités et des élégances, des appels et des références, des passages choisis, des routes inattendues, des ruptures qui évident le quotidien pour lui restituer enfin son pur visage d’étrangeté…. Dans lequel nous sommes en purs… étrangers.
Le poète est ce maître de désignation, celui qui saisit au vol les signes de cette autre mesure du monde. Il décèle, (dé-cèle), il excelle (ex-cèle) et cèle – selle d’autres montures sur lesquelles la passion et l’amour de vivre se déchaînent.
En Algérie, autre pays des silences, le poète est celui qui sait éviter d’abord les lieux communs, les écueils des dits et redits scolaires à propos de la poésie. Il sait surprendre et rudoyer cette attente de transparence qui tue tous les possibles d’être. Quelle que soit l’Histoire qui habite nos fresques et frasques au quotidien, il sait dénouer les certitudes, habiter les doutes et en projeter les ombres, il sait glisser dans l’arène et ménager le double émerveillement de l’ambigüité et de la droiture. Il apporte la géométrie des portes ouvertes et la lumière des quêtes, renoncements aux certitudes.
Ainsi en est–il de Mohammed Dib, dont la parole multiple et singulière reste inconnue en son pays. Et pourtant,  la puissance des mots les porte au voyage, voyage intérieur surtout, à la rencontre des énergies correspondantes : soufisme, sagesse et chants populaires, hermétismes voyants, illuminations incompréhensibles mais ressenties et admises, cryptographies ludiques comme celles que l’enfance invente et fait vivre dans le chant et le délire lucide qui l’habite ; toutes ces pratiques poétiques creusent infiniment le texte vu/lu vers le texte dit, joué, ouvert aux multiplicités qui accompagnent l’Histoire du Maghreb et de l’Algérie.
Ainsi dans Fractures

Cœur à cris.
Grillons d'ennui.

Attente.
Qui vive ?
Qui ne se quitte pas ?

Les étoiles disposent en vain leurs signes.

De main en main que de caresses déprises.

Murmure le secret étranger à toute rive.

Le monde s’écrit et se parsème autour d’un secret, les signes sont sa langue, mais ceux anciens qui restent ouverts et savent imposer les brèches, les entailles dans le mur rassurant des constructions acquises. Il s’agit de savoir qui vit, qui est là, qui existe, tout en sachant qu’on ne saura pas, que cette question venue avec nous, partira avec nous et continuera de se décliner avec l’humanité…. Et ne s’épuisera sans doute pas.
Ainsi en est-il dans le recueil Omnéros où le poète déclame/enferme une vision à la fois hallucinée et pourtant réfléchie d’un monde porté par la loi secrète de la transformation qui gruge les apparences et les fait éclater ; au cœur de cette disposition est Eros, puissance de vie , alternative et traversante, qui devient Eros mer, Eros terre, Eroslude, plus eros et enfin thanatéros. Étroitement associée à la femme et à la mer, dans l’infinitude de leur présence, de leur traversée et de leur mystère, l’Amour dépareille le monde, le ravage mais lui rend enfin une plus profonde intégrité. Le travail initiatique et alchimique est au cœur de ce recueil puisqu’il s’agit de comprendre le périple du ressenti et du vécu au cœur de l’expérience poétique, porteuse, ravageante mais vivifiante. Le voyage se fait également avec en creux le jeu des langues : si l’arabe est absent et si le français est la langue d’écriture, en cette dernière langue, le regard de l’autre continue d’être et de déporter sans cesse toute phrase, tout vers, dans l’infinie absence qu’elle désigne. Le texte est écartelé, feuilleté par la présence silencieuse de ce jeu qui contribue à son hermétisme, ce dernier devenant la seule manière de dire dans la fidélité :
 

Clair obscur

Les oiseaux apparaissent,
S'allume une flamme
Et c'est la femme ;

Sans nom ni liens ni voile,

Errant les yeux clos,

La femme couverte de la fraîcheur de la mer.

Mais brusquement les oiseaux réapparaissent

Et s'allonge cette flamme

Plus qu'entr'aperçue au fond de la chambre.

Et c'est la mer,

La mer aux bras endormants portant le soleil.

Ni orient ni nord, ni obstacle ni barre, la mer ;

Rien que la mer ténébreuse et douce

Tombée des étoiles, témoin des mutilations du ciel,

Solitude, pressentiments, chuchotis.

Rien que la mer,
Les yeux éteints.
Sans vague ni vent ni voile.

Brusquement les oiseaux réapparaissent ;

Et c'est la femme.

Ni étoile ni rêve, ni geyser ni roue, la femme.

Les oiseaux reviennent ;
Et rien que la mer.

Le même secret se transforme : altérité et étrangeté sont aussi métamorphoses, apparences et intériorités multiples qui n’en finissent pas de se donner à voir dans le kaléidoscope du monde. Une des figures échappée de ce motif de transformation est la femme qui deviendra le centre du recueil Ô Vive. Bouche, œil, sexe, le Ô du titre renvoie à la puissance féminine de création, d’enfantement et de transformation ; Vivre conduit à reconnaitre l’exaltation de la vie. Dans ce recueil également, l’émerveillement, la stupeur, l’adoration silencieuse, profonde, soulignent la précarité du monde et de la relation que nous entretenons d’abord  avec l’amour puis avec l’univers, tout en montrant la force silencieuse qu’il nous prodigue.
Au-delà de toutes les berges explorées, reste enfin le secret d’enfance, la naissance sans nom aux choses banales mais si fortement singulières sous le regard neuf de l’enfant qui toujours veille. Car c’est de cela qu’il s’agit, l’enfant traque, se place aux centres de ces courants d’énergie qui ouvrent dans le monde la circulation/l’échange, l’émerveillement, la profondeur inattendue que l’on découvre au détour de soi, de la rue, de l’ombre d’un arbre qui se prolonge sur le mur. L’enfant est en état de vigilance, écoute, découvre : il vit enfin là où nul ne peut lui arracher la splendeur simple et improbable  de son état.

Si c'était illuminé ?

Il le savait et comment.

Mais il n'y allait pas.

Des lustres brillaient,
Il y avait fête là-bas.
Ici, nuit et silence.

Ici, que des soupirs
Etouffés par les portes.
Le garçon écoutait.

Cette maison doublée
Par cette autre maison
Où il y avait fête.

Nul bruit même de pas.
Mais d'ici on entendait :
La fête allait bon train.

Debout à la fenêtre
Il regarda les étoiles
Vivre dans leur bassin.

À l’autre bout de cette appartenance, il y a un autre poète, jeune et beaucoup moins connu, il s’agit de Amine Aït Hadi. Et pourtant, il y a une sorte de résonnance.