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Toi, raconte-nous l’histoire.

« Il n'arrive pas ce qu'il faudrait. Joie ou douleur, personne jusqu'au bout.
Toi, raconte-nous l'histoire, et fais trembler la scène sous le déchaînement de la parfaite comédie !
 »

Paul Claudel, La maison fermée, p.278, La Pléiade, 1957

Ces quelques lignes de La maison fermée  de Paul Claudel peuvent introduire avec force au mystère de la poésie. Comme une parole en trop inscrite aux limites imperceptibles de l'écriture, elle redonne droit à l'utopie du langage, à la soif de présence, de communion et d'échange qui l'irrigue en amont de tout devoir d'expression; en aval, elle ouvre aussi sur le «maintenant» d'une relation aux autres libre de tout contrat de communication et de «messages»  bien codés à transmettre.

Comme le suggère Claudel, le devenir du temps avec ses événements mitigés et son cancer généralisé de neutralité ne peut satisfaire vraiment le coeur et la conscience. A force de vivre uniquement le langage sur le mode de l'information et de la transmission des savoirs, le lien social s'émousse avec la parole qui n'y circule plus que pour réguler des échanges calculés et des activités de production et de consommation. L'histoire  et la révélation de beauté et de vérité qui l'éclaire n'y est jamais racontée jusqu'au bout; c'est pourquoi on attend du poète qu'il remonte jusqu'à la source de la «parfaite comédie» des travaux et des hommes afin de laisser le langage se dilater en un océan de significations en perpétuel mouvement, là où la parole de chacun, de chaque lecteur et de chaque écrivain, veille à ne jamais se noyer en une mer de significations impersonnelle et étale.

En ce sens, la poésie a partie liée à l'expérience spirituelle, à la reconnaissance d'un don extérieur au langage mais signifié de toute part à l'intérieur de ses méandres et de sa transparence, de ses clairières de lisibilité et de ses buissons d'opacité. Par expérience spirituelle, nous n'entendons pas ici l'expression d'une vie de foi qui implique l'intelligence des Ecritures, la normativité d'une théologie et l'engagement concret d'un style de vie qui unit l'amour, la morale et la vérité selon la double nature  - humaine et divine -  de Jésus le Christ. Nous entendons, pour l'heure,  le mot «expérience spirituelle» en son sens à la fois le plus ouvert et le plus minimaliste. Confronté à la lâcheté sémantique du terme «spirituel », accommodé selon les complaisances d'un ailleurs ou d'un imaginaire  confus, nous posons la question suivante : qu'est-ce qui, dans la poésie, introduit le grain de sel d'une voix et d'une prise de parole impossible à rapporter à la seule rhétorique et expression littéraire ? Quelles miettes d'altérité et de différences, impropres à tout endimanchement conceptuel, se donnent en nourriture au lecteur ? Elles dérogent à tout territoire herméneutique, à toute situation épistémologique, elles attestent un non-lieu du langage au sens le plus fort du terme. Le non-lieu est, dans son acception juridique, un lieu d'acquittement; ici, il s'agit de l'acquittement de l'écriture, d'un lieu propre à inviter le lecteur à renoncer au procès d'identité qu'il intente à l'écrit d'un auteur. Il s'agit d'associer sans naïveté l'écoute de la parole poétique d'autrui à une présomption d'innocence dans l'échange qui se joue entre le lecteur et l'écrivain.

Le savoir critique intente un procès à l'auteur en lui construisant une identité sociale, théologique et philosophique sous la pression d'un habitus politique et psychologique. Or, il s'agit de se départir de ce réflexe critique pour déconstruire tout ce qui retire au langage sa capacité à  donner droit à la parole d'autrui. Il s'agit de suspendre tout jugement de valeur sur cette parole qui se donne à entendre pour mieux se dédouaner de tout rapport de violence à la vérité du poème et à celle de son auteur et lecteur : tout un travail de sape de la lettre est nécessaire pour remonter à la genèse de la voix poétique entendue en son jaillissement le plus circonstancié, le moins collectif; tout un jeu de distanciation est requis pour percevoir les frémissements et les gémissements de l'esprit à l'oeuvre dans la naissance de l'écriture poétique à elle-même.
En d'autres termes, indépendamment de la reconnaissance de toute révélation, quel « dieu inconnu » traverse le langage et l'oriente vers le dévoilement d'une présence que nous ne pouvons pas réduire à un savoir sur le réel et à un jugement sur notre prochain? En bref, l'expérience spirituelle, entendue ici de façon non dogmatique, se limitera d'abord  à la question d'une crise de la raison  (et de la notion  de contenu) et du sujet à l'oeuvre dans les formes mêmes du langage poétique.

C'est pourquoi nous montrerons davantage que nous n'expliquerons les ressorts d'une symbolique à la fois poétique et spirituelle que la voix des poètes murmure ou vocifère dans une résistance profonde à tout écornement du langage. La poésie et l'expérience spirituelle ont en commun de vouloir, moins par défaut que par le ressort même de leur respiration existentielle, se dérober à toute définition. Celle-ci délimiterait de façon conventionnelle ce qu'est à la fois la poésie et l'expérience spirituelle par des projections arbitraires sur la singularité des oeuvres et la biographie de leurs acteurs et auteurs.

Deux poèmes, l'un de Paul Claudel et l'autre de Max Jacob, pourront  tout de suite mieux situer et faire  comprendre les enjeux et la visée de notre démarche.  Nous avons ici choisi des oeuvres qui mettent le mieux au diapason naissance du poème et  naissance du sujet à la voix de son propre corps et de sa conscience.

 Ce poème de Claudel sur Verlaine nous aidera à entrer davantage dans le mouvement propre à l'expression poétique de la vie spirituelle: elle est intraduisible autrement que dans le feu dévorant de ses formes et vomit toute paraphrase et toute distanciation herméneutique.

 L'Irréductible ou l'appel de l'ange dans la brume.

 

Il fut ce matelot laissé à terre et qui fait de la peine à la gendarmerie,
Avec ses deux sous de tabac, son casier judiciaire belge et sa feuille de route jusqu'à Paris.
Marin dorénavant sans la mer, vagabond d'une route sans kilomètres,
Domicile inconnu, profession, pas... «
Verlaine, Paul, Homme de Lettres »
Le malheureux fait des vers en effet pour lesquels Anatole France n'est pas tendre ;
Quand on écrit en français, c'est pour se faire comprendre.
L'homme tout de même est si drôle avec sa jambe raide qu'il l'a mis dans un roman.
On lui paie parfois une blanche, il est célèbre chez les étudiants.
Mais ce qu'il écrit, c'est des choses qu'on ne peut lire sans indignation.
Car elles ont treize pieds quelquefois et aucune signification.
Le prix Archon-Despérousses n'est pas pour lui, ni le regard de M. de Monthyon qui est au ciel.
Il est l'amateur dérisoire au milieu des professionnels.
Chacun lui donne de bons conseils ; s'il meurt de faim, c'est sa faute.
On ne se la laisse pas faire par ce mystificateur à la côte.
L'argent, on n'en a pas de trop pour Messieurs les Professeurs.
Qui plus tard feront des cours sur lui et qui seront tous décoré de la Légion d'Honneur.
Nous ne connaissons pas cet homme et nous ne savons qui il est.
Le vieux Socrate chauve grommelle dans sa barbe emmêlée ;
Car une absinthe coûte cinquante centimes et il en faut au moins quatre pour être saoûl :
Mais il aime mieux être ivre que semblable à aucun de nous.
Car son coeur est comme empoisonné, depuis que le pervertit
Cette voix de femme ou d'enfant - ou d'un ange qui lui parlait dans le paradis!
Que Catulle Mendès garde sa gloire, et Sully Prud'homme ce grand poète !
Il refuse de recevoir sa patente en cuivre avec une belle casquette.
Que d'autres gardent le plaisir avec la vertu, les femmes, l'honneur et les cigares.
Il couche tout nu dans un garni avec une indifférence tartare.
Il connaît les marchands de vins par leur petit nom, il est à l'hôpital comme chez lui :
Mais il vaut mieux être mort que d'être comme les gens d'ici.
Donc célébrons tous d'une seule voix Verlaine, maintenant qu'on nous dit qu'il est mort.
C'était la seule chose qui lui manquait, et ce qu'il y a de plus fort,
C'est que nous comprenons tous ses vers maintenant que nos demoiselles nous les chantent, avec la musique
Que de grands compositeurs y ont mise et toute sorte d'accompagnements séraphiques !
Le vieil homme à la côte est parti ; il a rejoint le bateau qui l'a débarqué
Et qui l'attendait en ce port noir, mais nous n'avons rien remarqué;
Rien que la détonation de la grande voile qui se gonfle et le bruit d'une puissante étrave dans l'écume.
Rien qu'une voix, comme une voix de femme ou d'enfant, ou d'un ange qui appelait :
Verlaine ! dans la brume.

L'irréductible, c'est le titre du fameux poème de Claudel dédié à Verlaine paru en 1910 dans un ouvrage collectif d'hommage à l'auteur des Fêtes galantes et de Sagesse.

Claudel en écrira un second intitulé Le faible Verlaine  qu'il publiera dans Le Mercure de France en août 1919. Par la suite, l'édition des deux portraits de Verlaine renversera l'ordre chronologique, donnant à lire en premier le poème écrit le plus tardivement.  Nous pouvons ajouter que ce portrait inaugure étonnamment le recueil  appelé Feuilles de saints qui, comme son nom l'indique, évoque des figures de saints canonisés parmi les plus populaires.
Comment évoquer le mythe du «poète maudit» sans tomber dans l'imposture d'une fable romantique qui va exalter la descente en enfer au nom de la «Poésie», sans souscrire au fatras du décadentisme et de ses violences crapuleuses?

La simplicité et la puissance du portrait de Verlaine par Claudel tient à son absence de toute culpabilité et au jaillissement d'une liberté de parole travaillant avec lucidité à briser toutes les résistances de la raison devant un don plus grand qu'elle, un pardon qui vient de Dieu et y retourne. Aucune dénégation, aucun embellissement, Claudel ne nous épargne rien des infamies du poète ivrogne devenu chien errant à la face du monde entier, mais sa façon d'évoquer la négativité la plus irrécupérable de Verlaine est un chef-d’oeuvre d'authenticité et d'écoute; elle pulvérise les bons sentiments pour donner chance à l'expression d'une autre mesure des êtres et des choses.
Au lieu de divaguer sur l'esprit de bohème et magnifier les fureurs de misère qui s'y déchainent, l'écrivain en revient toujours à la vérité et à l'humilité du corps: c'est cette vérité-là qui interdit paradoxalement de réduire l'autre à une chose: «Rimbaud part, tu ne le verras plus, et ce qui reste dans un coin,/ Ecumant, à demi fou et compromettant pour la sécurité publique,/ Les Belges l'ont soigneusement ramassé et placé dans une prison de briques»

Ce qui reste dans un coin»:  l'image rappelle presque l'inexplicable et subite transformation de Samsa dans La métamorphose de  Kafka . Elle montre en tous les cas  que Claudel ne prend pas la pose de l'homme fort qui se penche en tremblant sur un compagnon d'infortune mais il reconnaît  à Verlaine la grandeur d'une vocation qui l'a, à la fois, anéanti et accompli selon un ordre et une nécessité que nous ne pouvons pas comprendre, et encore moins justifier. Claudel démontre avec force la vanité de tout esprit de comparaison; l'homme qui croit pouvoir juger son prochain est dupe des illusions de son petit bonheur; moins il en discerne la médiocrité, plus il la préfère avec arrogance à la profondeur crucifiante d'une vérité qui la dérange.

Enfin, le portrait de Verlaine, c'est aussi sa relation avec Rimbaud, «l'enfant trop grand, l'enfant mal décidé à l'homme, plein de secrets et plein de menaces» […] «n'ayant rien autre chose à révéler, sinon que nous ne sommes pas au monde!» Il existe bel et bien une «mystique à l'état sauvage» commune à Verlaine et à Rimbaud. Pour les deux amis aux relations tumultueuses, «Je» est un autre et la vraie vie est ailleurs.

Comme Le faible Verlaine l'affirme, Jésus est «plus intérieur que la honte». Chez le poète, l'aversion de tout conformisme social n'est pas une crise d'adolescence prolongée, mais elle est la réaffirmation que les mesures de la société sont des balances aux fléaux faussés: il n'y aura pas de justice tant que la manifestation de chaque homme, de son être et de sa parole, ne deviendra pas le premier critère de sa participation au corps social. Tant que le lien social ne sera pas poétique, tant qu'il sera réduit à l'avarice des lois, des droits et des devoirs, rien ne pourra s'entendre du don inconditionnel qui ouvre d'une même liberté au miracle de la parole et de l'accueil d'autrui.

C'est sur ce fond d'alliance poétique inconditionnelle que Claudel peut entendre chez l'homme abattu et «le soudard immonde» un refus obstiné «d'accommoder l'Evangile avec le monde.» Si la révolte d'un poète peut empoisonner un rapport vraiment détaché et libre au réel, si elle fait bon marché des souffrances d'autrui identifié à un «assis» falot et caricaturé sur qui  passer tous ses caprices, elle n'en déplace pas moins les tenants et les aboutissants du lien social. Le Christ a bien été la pierre d'angle rejetée de tous les bâtisseurs  et la vérité de ce rejet n'épargne aucune époque, et surtout pas le «maintenant» de l'histoire. Malgré tous ses «torts» et ses désordres, le poète Verlaine occupe bel et bien cette place indésirable entre toutes du proscrit de tout reconnaissance sociale: on veut bien s'extasier sur certains poèmes de Verlaine, mais sa personnalité réelle, son être civil et social, nous ne pouvons pas l'admettre et l'assimiler à un fonctionnement institutionnel.
« Nous ne connaissons pas cet homme et nous ne savons qui il est". En ce sens, Verlaine l'errant incarne bien une mémoire christique de la parole poétique face aux répétitions aliénantes des discours et des compromis qu'ils trahissent.

«Privation de la terre et du ciel, manque des hommes et manque de Dieu»: la descente en enfer de Verlaine n'a pas été uniquement une légende de l'exotisme littéraire parisien; «en état parfait d'abaissement et de dépossession», le poète, impropre à tout arrangement avec les «forces de l'ordre», souligne la violence qu'une parole vraiment poétique s'attire à l'intérieur d'une société de la performance, de la revendication et de la réserve. La pure dépense poétique y apparaît comme une perversion quand elle forme la brèche qui peut vraiment réconcilier l'autre avec soi-même en se traitant soi-même comme un autre.

Le poème de Claudel, au rebours de toute biographie édifiante, introduit une sympathie qui transforme un regard sociologique sur l'existence «maudite» du poète. L'accès de sympathie et l'ivresse des mots peuvent, certes, survoler la pesanteur et la profondeur d'une souffrance et des déchéances qu'elle produit. Cependant, face à un homme qui s'est noyé dans l'ivresse et la poésie, la prudence rhétorique mettrait l'autre et sa parole poétique à distance en se préservant petitement de la force de son énigme. S'il y a une assomption du malheur dans l'ivresse poétique de Claudel et de Verlaine, ce n'est pas par un tour de passe-passe qui satisferait à bon compte les bien-pensants; la métamorphose de l'échec en surcroît de parole révèle tout simplement un renversement d'échelle dans notre rapport au temps: ce n'est plus la durée et la permanence d'une existence bien rangée qui fait loi, mais c'est la vérité, la profondeur et la générosité de l'écriture et de l'écoute qui l'emportent sur tout le reste. Au fond, l'espace poétique creuse un lieu mitoyen du réel et de l'imaginaire où l'amour peut prendre corps dès maintenant, à l'instant même de sa profération, dans la chair et la musique des mots et de leur adresse au «lecteur inconnu». Comme la poésie, la confiance amoureuse est sans appui, et si elle dispose d'un «opéra fabuleux» de techniques pour nous introduire à un monde nouveau, elle est beaucoup moins une idéalisation du monde que le retour à sa matérialité la plus spirituelle: il n'y a rien de vaporeux dans la voix de l'ange qui appelle Verlaine à passer sur l'autre rive de ce monde. Elle claque et résonne dans l'air marin comme une «détonation». Elle vibre d'une syntonie avec les éléments les plus simples du cosmos, l'air et l'eau que déchire l'avancée du navire.

Cette voix, amie de Verlaine, brise la stérile écume des jours pour attester un appel venu de plus loin que nous-même; le nom de Verlaine, comme celui des enfants et des femmes, comme celui des seconds rôles de l'histoire, n'a rien perdu de sa puissance clandestine et de sa beauté; son secret, «inaffadi»,  fait écho, chez chaque lecteur, de génération en génération, à une part de lui-même qu'aucune satisfaction intellectuelle ou esthétique ne suffira jamais à combler.

Loin des grandes architectures claudéliennes, loin des fêtes galantes verlainiennes, Max Jacob introduit à d'autres horizons de l'expérience poétique et spirituelle. Elle s'écarte résolument des cris ouvragés de la gravité et du pathos en introduisant à la mobilité continue d'une sagesse capable de pénétrer les moindres événements de la vie citadine moderne. Avenue du Maine  entraîne le lecteur dans un  tour de manège où le jeu de mots dit les ressources infinies du voyage immobile du langage et un rapport lucide au politique (au sens premier de la vie de la cité).

 

Max Jacob Avenue du Maine

Avenue du Maine (1912)

Les manèges déménagent.
Manèges, ménageries, où ? . . . et pour quels voyages ?
Moi qui suis en ménage
Depuis . . . ah ! il y a bel âge !
De vous goûter, manèges,
Je n’ai plus . . . que n’ai-je ? . . .
L’âge.
Les manèges déménagent.
Ménager manager
De l’avenue du Maine
Qui ton ménage mène
Pour mener ton ménage !
Ménage ton ménage
Manège ton manège.
Manège ton ménage.
Mets des ménagements
Au déménagement.
Les manèges déménagent,
Ah! vers quels mirages ?
Dites pour quels voyages
Les manèges déménagent.

Max Jacob (1876-1944)

 in Le laboratoire central

 

ou à Monsieur Modigliani, pour lui prouver que je suis un poète

La neige et la nage, les manèges et les ménages, le management et les ménagements, les voyages, mirages et déménagements: que de thèmes s'entrecroisent avec la fantaisie la moins galvaudée dans cette succession de paronomases.

La narration poétique, étayée ici sur un tissu d'homophonies subtiles,  permet  de condenser  de manière allégorique de nombreux rapprochements symboliques. L'objet du poème, c'est tout simplement le déménagement d'un manège avenue du Maine. Le traitement allégorique de cette scène en déploie les significations selon trois axes d'interprétation : le rapport entre sédentarité et voyage, entre animalité et humanité, entre enfance et vie adulte. Ce qui tourne en rond tout en demeurant immobile, c'est le manège. Le ménage peut lui ressembler en ce qu'il représente une routine de la vie à deux. Celle-ci peut être de l'ordre de l'aliénation, du mirage ou, au contraire, de la liberté d'un voyage immobile, un jeu incessant de découverte réciproque, pareil à l'activité poétique, pour chacun des membres du couple.
Au croisement de ces deux champs sémantiques se greffe un troisième lieu de méditation amusée: la question du politique. Comment mener son existence, ses relations aux autres, son ménage et par qui la laisser gouverner? S'agit-il de se soumettre à une autorité publique, extérieure à soi, analogue au manager du manège de l'avenue du Maine ou bien est-ce du ressort d'un équilibre subtil entre la fantaisie et l'ordre? Le déménagement dit la sortie du cercle, le débordement, la pure ludicité  du langage et de la relation à l'autre vers des horizons encore innommés, encore à venir: c'est l'esprit d'enfance qui se heurte au carcan de l'habitude. Mais là, encore, le sens du poème réserve de nouvelles surprises: c'est à l'intérieur du ménage que l'on peut «manèger» son «manège», c'est-à-dire inventer le quotidien le plus banal avec l'imagination d'un enfant pour qui un tour de manège est ce qu'il y a de plus exaltant et de plus enivrant. Dans les jeux de mots de Max Jacob, il y a mieux qu'une ironie voilée sur la vie de couple des ménages; il y a l'affirmation que la vie de deux êtres en ménage se   fonde sur un pari noble et risqué de parole. D'osciller entre mirage et voyage n'invalide pas davantage la parole que la vie conjugale.
A travers un procédé continuel d'annomination se dit aussi le passage chaque fois renégocié entre le le nom commun et le nom propre. La polysémie des mots  «ménage» et «manèges»[1] entretient ce suspens entre le champ du fonctionnel, du fictif et du dérisoire et celui du propre, du sens et du visage: un ménage, ce sont d'abord deux personnes, deux visages et deux noms propres ayant choisi de se donner l'un à l'autre et le nom propre renvoie à une différence cachée entre les êtres. C'est la parole, une différence non-sexuelle qui réunit en profondeur les êtres.

Dans Avenue du Maine, la circularité du sens est infinie mais elle ne se résout pas en un tournis sans queue ni tête; le poème accomplit bien un récit. Au commencement, le narrateur apparaît blasé; il vit depuis trop longtemps «en ménage» par habitude pour être attiré par l'innocente gratuité des manèges réservés aux enfants. Mais il est loin d'avoir perdu le goût de la neige et du neuf pour demeurer insensible au départ de l'attraction foraine. Si de nouveaux horizons construisent peut-être de nouveaux mirages, le poète ne se lamentera pas un instant sur ce formidable mouvement de vie à l'oeuvre dans cette scène de déménagement. En effet, il est à l'image de l'art et de l'existence. Comme, dans un ménage, on parie sur la nouveauté interminable de l'autre, le manège a beau tourner en rond, il acquiert un sens toujours inédit selon les circonstances de temps, de lieu et de personnes. Pour un enfant, un manège ne tourne jamais en rond, le lieu qu'il circonscrit est une île à part du monde, et il peut y participer sans se lasser. De son point de vue qui est celui du poète, le manège est un voyage  en perpétuel déménagement; s'il va de place en place et de ville en ville, c'est pour gagner sa vie et multiplier ses clients, mais pour l'homme qui sait écarquiller les yeux et ne pas laisser son ménage se débiliter dans la grisaille d'une «ménagerie» sans âme, il y a  dans la vie à deux comme dans les rondos des chevaux de bois  la promesse d'un voyage qui transporte hors des frontières du moi.

Enfin, non seulement la forme musicale du poème manifeste un numéro d'équilibriste entre les sonorités fermées, masculines (-ent, -er, -ui, -oi) et les rimes ouvertes et féminines (-age, -ège), mais elle se coule dans une syntaxe qui imite à merveille l'étourdissement d'un tour de manège. Le poème devient l'objet même qu'il décrit et qui lui donne matière; la pure signifiance des mots y dit l'extase de la présence retrouvée, un échange  baroque et allégorique où la symbolique du déplacement vers un ailleurs, toujours plus intérieur à l'écriture, permet de réconcilier la dépense gratuite de la poésie et de l'amour, l'enivrement de la fête foraine pour un enfant, avec une volonté de sagesse qui consiste à balayer d'abord devant sa propre porte  la poussière du monde (le ménage).

Comment le langage peut-il sortir de ses gonds tout en demeurant un langage de la lisibilité et de la raison, comment une expérience d'incarnation est-elle donnée en partage en dehors de toute intention discursive et de toute idéologie chrétienne ? C'est que nous avons essayé de suggérer au diapason de ces deux styles de poème.

S'il ne s'agit pas de spiritualiser une écriture poétique  qui peut vouloir, dans son subjectivisme, refuser toute extériorité aux formes sensibles de son expressivité, nous aspirons à déceler en elle tout ce qui peut renvoyer le langage à l'aube de sa propre énigme. La richesse des formes dépasse les intentions de l'auteur et s'il n'y a pas de confusion à établir entre expérience spirituelle et écriture poétique, il est légitime de glaner, ça et là, même chez les auteurs qui se prétendent les plus positivistes une entorse à un régime de maîtrise de sa propre vérité: les formes du poème, dès qu'elles prennent vraiment corps dans un  style singulier,  attestent une expérience qu'aucune prise de position d'auteur (politique, idéologique, religieuse, etc..) ne peut circonscrire.

 

 


[1]     Manège comporte bien sûr aussi  le sens de comédie que l'on répète sciemment à la manière d'un mensonge.