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Tomas Venclova, Le chant limitrophe

Si le stalinisme est condamnable et ses crimes impardonnables, j'ai toujours été mal à l'aise devant la poésie des Soviétiques ayant choisi l'émigration, en Amérique du Nord notamment, tant elle recèle de naïvetés et de contradictions. L'accueil dont ils ont bénéficié aux USA, par exemple, n'efface pas les meurtres légaux de Sacco et vanzetti, d'Ethel et Julius Rosenberg, le maccarthysme et sa chasse aux sorcières, l'emprisonnement à vie de Mumia Abu-Jamal, la création de la border-patrol, etc.  Aussi est-ce avec une certaine circonspection que j'ai ouvert Le Chant limitrophe de Tomas Venclova qui quitta l'URSS en 1977 pour les USA où il enseigna la littérature russe dans une université. Il est connu comme l'un des plus grands poètes lituaniens contemporains. Le Chant limitrophe se présente comme une anthologie s'étendant sur un demi-siècle (tous les poèmes sont datés), la seconde partie du livre, Conversation en hiver, regroupant les plus anciens. L'ouvrage est préfacé par Joseph Brodsky qui fut expulsé d'Union Soviétique en 1972 et qui finira par s'installer aux USA. Cette préface est intéressante dans la mesure où, non seulement, elle situe le parcours de Venclova, mais caractérise sa poésie d'éminemment formelle tout en étant à l'opposé des traditions.

La poésie de Venclova est savante, complexe, parfois à la limite de l'obscurité pour le lecteur moyen : mythologie, références à l'histoire contemporaine et plus ancienne, flux langagier… Mais elle reste d'une tonalité élégiaque. Poésie formelle difficile à cerner dans la traduction française due à Henri Abril : tout au plus le lecteur attentif remarquera-t-il l'enjambement non seulement d'un vers au suivant mais d'une strophe à l'autre, le rythme du vers qui se laisse deviner dans la version française… Il faudrait pouvoir lire Venclova dans sa langue ! L'ignorant que je suis est dès lors condamné à une approche pointilliste. Un poème comme Commentaire est un éloge de la langue et du travail du poète : "Par-dessus tout, aimer la langue", tel est le premier vers ; tout le poème valorise l'effort fait par le poète pour "retrouver la dimension perdue"… Écho lointain (et involontaire ?) au vers mallarméen "Donner un sens plus pur aux mots de la tribu" ? Quelques exemples de cette lecture pointilliste… Les Ménines est une méditation sur le tableau de Vélasquez et l'interprétation qu'en fit Michel Foucaut dans le premier chapitre des Mots et les Choses. Après un cours est une méditation sur la poésie, le poème ; peut-être l'amorce d'une poétique ?  Dans Du Landwehrkanal à la Spree, l'histoire se mêle : Rosa Luxemburg et la Stasi, le Politburo et la société du sexe et de la consommation réunis sans que l'on sache ce qui est à tirer de ce constat… Près des lacs est un poème à la fois narratif et descriptif… qui ne va sans mystère avec Boulevard de la mairie qui amène le lecteur à s'interroger comme le poète s'interroge sur l'exil. Le Partisan met en scène un épisode de la "guerre" menée après 1945 par les Occidentaux contre Staline, qui, cruauté de l'Histoire, n'est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, le débarquement de la baie des cochons à Cuba… Et, dans la partie Conversation en hiver, les poèmes les plus anciens, antérieurs au départ d'URSS de Venclova, qui sont parmi les plus poignants, disent la mort qui rôde. On pourrait ainsi continuer longuement mais chaque lecteur sera sensible à tel ou tel autre poème…

Notre ami et collaborateur Lucien Wasselin vient de faire paraître : Aragon. La fin et la forme