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TRAINS

 

I

Tout est si fragile !
Le présent, si on n’y veille, si lointain
– fil tissé par-delà les mers...

La petite enfant et la jeune fille algériennes
jouent et rient dans la solitude
au travers des noms de banlieues
jouent et rient
et pleurent leurs frères morts.

Des mots, des regards, des baisers
– Un grand cèdre vert soudain dans le ciel
si bas, dans la grisaille de l’hiver

II

Un arbre un matin de mars
contre la muraille grise et sous un ciel pluvieux

et des années plus tard

toute une rangée d’arbres couverts de fleurs roses
des arbres de Judée dirait-on
le long de la voie ferrée
dans le jour brumeux.

L’arbre là-bas
entre deux masses d’immeubles
et la toute petite fille seule
dans les bruissements des signes.

III

Triste est le langage
quand la voix devient sourde
ou que la peur fige les paroles.

Mais ce matin dans la nuit encore
ce fut une joie d’entendre parler cet homme
dont j’ai pensé qu’il venait d’Inde
car il prononçait presque en chantant
les mots, les phrases de sa langue
qu’il adressait grâce au téléphone public
à quelqu’un qui, vivant très loin
peut-être dans l’une de ces villes démesurées,
Bombay ou Calcutta,
s’est trouvé un instant très proche.

Et c’est pourquoi il riait tout en parlant.
Sa voix propagea dans le gris de l’heure
matinale une vive et étrange chaleur.

 

IV

Dans l’espace des banlieues qu’en décembre
ténèbres et pluies vite recouvrent luisent
les wagons des trains aux vitres embuées.

Dans tant de nuit, des voix – un homme déraisonne –
plus loin, une femme, un homme. Leurs mots :

comme une main
qui sur un visage
un instant se pose.

V

Un grand manteau froid
ou la bâche d’un chantier
malgré l’arbre de Mars
le soleil qui déchire un nuage
se déploie en chacun de vos gestes
voyageurs des matins
qui êtes tout séparés
ou, comme des enfants,
dans la fatigue des jours repliés.

L’aube est grise comme le mur
le brouhaha de l’ignorance en laquelle
chacun tient chacun.

Mais voilà qu’entre deux amis lointains,
deux musiciens,
a lieu cet échange indistincte
qui interrompt ma phrase
comme entre les pages du livre
l’image oubliée d’un visage de pierre.

 

VI

Ne regardons-nous pas souvent comme au travers
d’une vitre – larme ou légère fumée –
ce monde, ces chantiers, ces jardins épars
d’autant plus vite franchis que leur temps est autre ?

Espaces troubles qui ne sont qu’une lointaine
image tandis que nos corps sont mutilés.

Il y a une immense fatigue qui est
dis-tu la force des éprouvés. Tu le sais
pourtant : tu n’as que ta parole à offrir.

Où sont les pierres, où est le bois pour bâtir
la maison de vie, pour que flambe un feu ? 

 

VII

C’est le soir le train
dont les vitres sont embuées
mais s’ouvrent sur la campagne
roule vers le sud.

Des oies sauvages volent en V
elles aussi vers le sud
au même rythme que nous.

D’où viennent-elles ? Où vont-elles ?
Elles connaissent leur chemin.

 

VIII

Brièvement aperçues – ces eaux du fleuve
si lentes qu’on ne sait vers où elles s’écoulent

souvent dérobées
un instant offertes.

Un rideau d’arbres qui est déjà forêt les cache.

Nul ne convoite ces rives
qui sont terres en friches
buissons, herbes
espaces de paix.

Terres comme affranchies du temps.

Fleuve large qui partage ce pays.

Il faut pour vous voir
eaux paisibles
pas à pas gravir la colline
entre prés et vignes

faire halte.

Fleuve : tu as la majesté
des serviteurs offensés et insoumis.

 

IX

L’enfant s’est assis et tourne la tête
vers le monde dont le séparent les vitres
du train du soir. L’ombre et la lumière
alternent quand en hâte on longe les feuillages
d’un vert déjà sombre. Cependant sa mère
lui tend de l’eau. Il en boit distraitement
une gorgée. Elle range ses affaires
dans un sac sur lequel on peut lire : « la terre »
et voir une photographie : un grand pré d’herbe
dense avec en son creux un arbre isolé.

Terre, quand ne demeurera de toi
qu’une trop belle image ne devrons-nous pas
au moins garder la mémoire de nos gestes ?

 

X

Pendant tous ces mois d’hiver attenant
au chemin de fer ces arbres n’ont été
à tes yeux passant du matin et du soir
rien de plus que l’invisible amoncellement
de leurs branches. Trop douce lumière !
la blancheur irréelle de ces fleurs
que tu regardes comme des flocons de mars !

Qu’un feu brûle ces arbres puisqu’ils ne sont rien !
Qu’ils soient par leurs cendres puisque, compagnons
inconnus, jamais ils n’interrompront
le soliloque de votre détresse !

 

XI

La vie humaine –
A tout instant sensible – par le nombre.

Corps se touchant tantôt silencieux, isolés
tantôt animés par la conversation
qui vous réunit vous que tant d’années séparent.

Voyageuse ! ne sont perçus qu’un pied
comme nu – si légèrement chaussé !
une bague qui annonce votre visage.

Nous avançons là où persistent les fleurs
sous le vent qui sème les pollens d’acacias.

Par un reflet de la vitre te voilà
accueillie toi qui n’es que silence
respiration qui soulève ton sein.

 

XII

Nos hâtes – brusques
allers-retours.
Aussi loin que proche
l’enclos où sautillent
quoi ? Une poule ? Un coq ?

Pure couleur
dans la pénombre commençante.

Le temps de l’animal
indifférent aux bruits.

Le temps de l’herbe
ou de l’arbre insituable.

Nous traversons des couleurs
électriques – jaunes et verts
apercevons les rousseurs
et orangers de novembre
–  couleurs de nos paix.