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Transcender les frontières

Ce qui suit est tiré d’une rubrique mensuelle spéciale de la revue littéraire américaine en ligne The Bakery, éditée par le poète Albert Abonado. Cette rubrique s’intitule Writing from Israel: Poets, Poems, and Translations, “écrire en Israël : les poètes, les poèmes et les traductions”. La discussion suivante, intitulée orginellement Transcending Boundaries: A Conversation on Contemporary Israeli Poetry, a été menée (et éditée) par la rédactrice invitée Sarah Wetzel, entre les poètes et traductrices littéraires Dara Barnat, Jane Medved, Joanna Chen et Marcela Sulak, qui vivent toutes en Israël. Les sujets abordés sont : l’état des lieux de la poésie israélienne, la nature et la nécessité des traductions, et l’importance des communautés littéraires, à la fois locales et globales.

 

Cette discussion a été traduite de l’anglais par Sabine Huynh, qui connaît bien les poètes en question, car elles participent ensemble aux mêmes soirées littéraires en anglais, durant lesquelles elles échangent sur leurs travaux en cours. En tant qu’auteure et traductrice littéraire basée à Tel Aviv, elle apportera également son grain de sel à cette discussion passionnante. 

 

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Introduction, par Sarah Wetzel

 

Les quatre poètes de langue anglaise qui ont pris part à cette discussion, Dara Barnat, Joanna Chen, Jane Medved et Marcela Sulak, ont toutes immigré en Israël pour des raisons différentes, ayant à voir avec la famille, un mariage, la carrière ou peut-être même l’idéologie. Mais au-delà de leur langue maternelle commune, elles sont liées par la littérature. Elles partagent non seulement la même passion pour la poésie, mais elles sont aussi profondément impliquées dans la littérature du lieu où elles se trouvent. Nous avons discuté en ligne de ces sujets ainsi que d’autres, un peu en vrac.

Leurs mots expriment si bien la difficulté et la beauté qu’il y a d’écrire dans un pays secoué par tant de turbulences, et pourquoi elles se sont tournées vers la traduction. Elles expliquent aussi pourquoi elles ne peuvent dire avec certitude qu’elles sont des poètes israéliennes, même après avoir vécu en Israël pendant de nombreuses années,. Leurs mots (et leur travail) disent combien le déracinement peut servir de catalyseur à leur propre écriture poétique.

Les quatre poètes qu’elles traduisent forment également un groupe assez varié. Agi Mishol est l’une des poètes israéliennes les plus connues et les plus récompensées actuellement. Elle a probablement reçu tous les prix littéraires en cours et publié une douzaine de livres. Orit Gidali et Gili Haïmovich appartiennent à ce que l’on pourrait appeler la nouvelle vague de la poésie israélienne. Elles sont saluées unanimement et ont publié à elles deux plus de sept livres en hébreu. Dan Pagis faisait partie d’une génération de poètes israéliens qui ont révolutionné la poésie hébraïque, et il reste, plus de vingt-cinq ans après sa mort, une référence littéraire israélienne incontournable.

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Discussion entre Sarah Wetzel, Dara Barnat, Joanna Chen et Marcela Sulak

 

Sarah: Dara, Jane, Joanna, et Marcela, vous vivez et travaillez toutes en Israël et vous avez la nationalité israélienne. Pourtant, vous venez des États-Unis, ou, dans le cas de Joanna, d’Angleterre, et l’anglais est votre langue maternelle. Au vu de cette toile de fond, vous considérez-vous comme des poètes israéliennes ?

 

Marcela: Je ne suis pas très à l’aise avec l’appellation “poète israélien”, vu que je ne vis ici que depuis deux ans et demi. J’ai passé autant de temps en République Tchèque et au Vénézuela, et quand je travaillais là-bas, ainsi que quand je travaillais en Allemagne, je vivais et travaillais dans les langues de ces pays : tchèque, allemand et espagnol. En Israël, je travaille en anglais. Israël est le seul endroit où j’ai vécu dont je ne connaissais pas du tout la langue en arrivant.

 

Joanna: Écrire en anglais alors que vous êtes entourée d’hébreu et, dans une moindre mesure, d’arabe, est un défi. Je suis une novice dans le monde de la poésie, contrairement à Marcela, à Jane et à Dara, et je me suis sentie un peu isolée et déconnectée du monde poétique global, à la fois en Israël mais aussi dans le reste du monde. Il m’arrive de me demander ce qui me manque. Cependant, grâce aux réseaux sociaux, j’ai l’impression que cet écart, au lieu de se creuser, commence à se combler. La distance géographique ne vous coupe plus forcément du reste du monde si vous fournissez les efforts nécessaires.

 

Jane: Je ne suis pas sûre de savoir si je me considère comme une poète israélienne. Je ne suis pas sûre en fait de ce que je suis. Je crois que je suis un hybride bizarre, mais ce n’est pas très grave. Comme l’a souligné Joanna, l’internet permet de réduire les distances et même de les abolir presque totalement. J’ajouterai que même si les mondes poétiques de langues différentes se chevauchent rarement, il existe certainement une vie littéraire dynamique en Israël, et aussi vivace certainement du côté arabe et russe, bien que je n’aie aucune idée de ce qui s’y raconte.

Dara: Je me vois comme une Américaine, bien que j’aie vécu à Tel Aviv pendant une décennie, depuis l’âge de vingt-deux ans. J’adore Tel Aviv, mais j’ai l’impression que je n’ai pas vraiment d’atomes crochus avec la communauté littéraire hébraïque. Je crois que cela est dû à la langue, mais aussi au fait que j’ai fourni très peu d’efforts pour aller vers cette communauté. Je pense qu’en fait le sentiment de déracinement que j’éprouve en vivant à Tel Aviv me force, et même, plus crucialement, me donne la permission d’écrire. Je suis en train de terminer la rédaction d’un recueil de poèmes sur la mort de mon père.  J’ai trouvé que de vivre loin du lieu de sa mort m’a aidée à la digérer et à y réfléchir. Je ne suis pas une poète “du lieu”. En fait, très peu de mes poèmes mentionnent Tel Aviv ou Israël.

Je voudrais aussi ajouter que les écrivains qui écrivent en anglais (et dans d’autres langues, comme le français ou le russe) et vivent en Israël, peuvent être confrontés à des difficultés frustrantes, liées au fait que leur travail n’est pas perçu comme étant “authentiquement israélien”. Je ne partage pas leur frustration cependant, car je ne recherche pas ce genre de reconnaissance et d’inclusion.

 

Joanna: Il est possible que la question de distance dont Dara parle s’applique aussi à mon cas. Comme je me définis comme étant britannique, j’ai tendance à prendre du recul par rapport à ce qui m’entoure. Je crois que je me mets en quelque sorte dans la peau d’un témoin, d’un observateur. Cela m’a permis de circuler aisément parmi les différents peuples qui vivent ici, dans le Moyen-Orient : les Israéliens, les Palestiniens, les Juifs, les Arabes, les Chrétiens. Je ne m’identifie à aucun de ces groupes mais je ressens certainement de la compassion pour eux.

 

Jane: En réponse à Dara et à Joanna : il est difficile d’écrire sur le lieu où vous vous trouvez actuellement. La distance géographique vous procure une certaine liberté de mouvement. Je trouve que plus j’écris sur Israël, Jérusalem, les sources juives, etc., plus je dois laisser le matériel “déraper”, sinon cela peut prendre la forme d’une diatribe. Et puis un grand nombre de poètes israéliens ont déjà écrit sur ces sujets avant moi, y compris Yehuda Amichaï, Dalia Ravikovitch, Rifka Miriam et Shirley Kaufman, qui vivait à Jérusalem mais n’écrivait qu’en anglais. Son travail est remarquable, il me rappelle grandement celui d’Amichaï.

 

Marcela: Joanna, je me demande comment c’est pour toi : tu es venue d’Angleterre en Israël quand tu étais encore au collège, et par conséquent tout ce que tu as écrit, tes articles de presse et tes poèmes, tu l’as écrit en tant qu’expatriée. Il est évident qu’avec Newsweek tu avais un lectorat international et c’est peut-être pour cela que ton travail et les sujets auxquels il touche semblent plus “internationaux” que nationaux. Est-ce que tu as l’impression que ta demeure poétique, ton foyer poétique, se trouve dans un lieu particulier ? Ou s’agit-il seulement de la langue, et comment le vis-tu ?

 

Joanna: Alors... laisse-moi te répondre en te fournissant la toile de fond de tout cela. J’ai passé un an et demi dans une école anglaise, en plein milieu du désert. Il n’y avait pas du tout d’hébreu, donc pas d’échanges avec les enfants israéliens de “l’autre école”, à qui l’on faisait croire de toute façon que nous étions pratiquement des délinquants. Ce n’était pas vraiment le meilleur endroit sur terre pour apprendre l’hébreu. J’ai donc vécu dans ma bulle anglaise pendant assez longtemps. Mon foyer poétique, si j’en ai un, se trouve dans ma tête, mais le matériau que j’utilise provient de ce qui m’entoure, et qui se trouve en dehors de ma zone de confort. C’est pourquoi je lis beaucoup en hébreu mais je réponds en anglais, toujours en anglais. Si tu me demandes où se trouve mon foyer poétique, il est au sein des gens qui m’entourent, pas dans un lieu géographique particulier. J’ai essayé d’écrire en hébreu, mais je m’exprime toujours mieux quand j’écris en anglais.

Marcela: J’aime bien l’idée évoquée par Joanna du foyer poétique se trouvant au sein des gens qui nous entourent et qui nous sont proches. Cela me semble être une idée diasporique du foyer, ainsi qu’une idée d’immigrant. Cela me ramène à la question posée par Sarah : je ne me sens jamais partie intégrante d’un pays et de sa culture si j’y vis sans en connaître la langue et la littérature. À mon avis, la littérature d’une nation est sa culture, son histoire (dans tous les sens du terme), son cœur, son humour, ses préjugés et son idée d’elle-même.

 

Sarah: Nous pouvons donc rebondir sur le sujet de la traduction, puisqu’elle intègre deux éléments qui vous sont importants en tant que poètes de langue anglaise vivant et travaillant en Israël : l’hébreu, et la littérature d’Israël. Pourriez-vous me dire comment vous êtes venues à la traduction et quelle poésie vous traduisez ?  

 

 

Marcela: En arrivant en Israël, j’ai été extrêmement déçue par le fossé, et parfois on peut même parler d’abîme, existant entre les groupes parlant des langues différentes. C’est l’une des raisons principales qui m’ont poussée à traduire. Et c’est aussi pour cette raison, Sarah, que cette rubrique de la revue The Bakery me plaît tout particulièrement, car elle contribue au travail d’inter-pollinisation. En écrivant cela, je me rends compte que le terme contient un joli jeu de mots : pollinisation au sein des nations littéraires.

 

Jane: Franchement, je me suis tournée vers la traduction parce que j’ai réalisé que tous les poètes sérieux traduisaient, et je me suis dit que ce processus devait renfermer quelque chose de formidable, quelque merveilleux secret de créativité pour les écrivains. Je me suis tournée vers Dan Pagis sur les conseils de Linda Zisquit (une autre merveilleuse poète israélo-américaine), avec qui j’ai étudié. Au départ, j’avais pensé traduire un poète contemporain (qui s’avérait être mon voisin), mais elle m’a encouragée à traduire quelqu’un de vraiment très bon, en me disant que si j’allais passer du temps dans la tête de quelqu’un, il valait mieux que ce soit la tête de quelqu’un d’extraordinaire. J’adore le travail de Pagis et j’y ai trouvé beaucoup d’atomes crochus. J’ai donc naturellement continué dans cette voie.

Marcela: Quant à moi, j’ai pensé, en passant cela dit, en ce qui concerne le fait de traduire de la poésie israélienne dans le but d’apprendre l’hébreu, que je voulais traduire quelqu’un d’assez jeune, et qui soit une femme aussi (car en dehors des poètes que nous avons mentionnés ici, la majorité des poètes israéliens qu’on peut lire en traduction sont des hommes d’un certain âge). Un jour, une amie, Maya Lavie, m’a fait lire un poème écrit par son amie Orit Gidali. Le poème s’intitulait “Did you pack it yourself”. Il ne contenait que quelques vers, écrits dans une langue à l’apparence fort simple. J’ai trouvé ce poème pertinent à mon objectif d’apprendre l’hébreu (à cause de l’emploi du vocabulaire en rapport avec les aéroports). Il s’est avéré que ce texte témoignait d’une grande intelligence de la part de son auteure, puisqu’il utilisait un certain nombre de registres d’hébreu différents et jouait avec les différents sens de chaque terme. Il renfermait un cours d’hébreu à lui tout seul. J’ai aussi beaucoup aimé la sensibilité, l’esprit et l’humour qui s’en dégageaient.

Jane: Pour moi, traduire les poèmes de Dan Pagis a également constitué un apprentissage. En fait, mon frère, qui un spécialiste de la Torah, m’a beaucoup aidée, car Pagis fait énomément référence au Tanakh, et parfois il reprend même des lignes entières du Deutéronome, par exemple. Son travail présuppose que les sources ne nous sont pas inconnues et il se permet ainsi de jouer avec les significations. Par conséquent, ce qui est important dans ce cas particulier n’est pas seulement de traduire de l’hébreu vers l’anglais, mais aussi de comprendre les références de Pagis.

 

Dara: Je suis d’accord avec le fait qu’on arrive à mieux comprendre une culture à travers sa langue et sa littérature. Toutefois, j’ai voulu traduire parce que je considérais que le travail de Gili Haïmovich méritait un lectorat plus large (au-delà de la sphère des personnes qui parlent l’hébreu). Je suis heureuse de travailler avec une poète contemporaine dont les sujets de prédilection sont le déracinement et la confusion culturelle. Gili vient juste de rentrer en Israël, après avoir passé plusieurs années à Toronto. Certains de ses poèmes explorent cette expérience ou y font allusion.

Je voudrais ajouter que nous menons ensemble un dialogue très agréable et poussé sur la poésie et la traduction. Je crois que Gili a été la première à traduire en hébreu quelques poèmes de mon livret Headwind Migration. Ces traductions ont été publiées dans la revue israélienne Shvo. J’ai alors décidé de traduire quelques uns de ses poèmes en anglais. Le processus s’est enclenché. Nous nous envoyons des brouillons de nos poèmes, avec des suggestions, des commentaires, des explications, des arguments et des questions. Je pense que Gili serait d’accord avec moi sur le fait que nous nous sentons responsables des poèmes que nous traduisons, même s’il se déploie beaucoup d’échanges et de compromis tout au long du processus.

Joanna: Pour ma part, traduire de la poésie hébraïque vers l’anglais est une chose que je trouve assez naturelle. Après avoir passé tant d’années en Israël, je suis au diapason avec le contexte culturel et ceci est plus important, à mon avis, que de juste traduire des mots avec un dictionnaire. On m’a demandé l’autre jour s’il me restait encore du temps pour écrire des poèmes alors que je traduisais tant. J’ai répondu que justement, j’en écrivais, des poèmes, puisque j’en traduisais.

 

Marcela: Je renchéris avec ce que Joanna dit. Récemment, les littératures dites hybrides ont fait l’objet de beaucoup d’attention ; ces littératures de genres différents qui se nourrissent mutuellement, tout comme celles qui proviennent de langues et de lieux différents. Non seulement je trouve que ces littératures injectent de la vitalité à ma propre écriture, mais j’aime aussi lire de la littérature qui dialogue avec le monde, même si elle se bat pour survivre, et je pense à Taha Muhammad Ali, traduit récemment par Peter Cole, ou à des textes que j’ai traduits et qui provenaient du Congo et du Zaïre, ou d’écrivains de langue tchèque vivant sous la domination des Habsbourg.

 

Joanna: Il existe tellement de jeunes poètes très doués écrivant en arabe et en hébreu ici. Je ne suis pas sûre que toute cette poésie soit accessible aux lecteurs anglophones, mais il est certain qu’il y a une très grande quantité de choses extraordinaires qui n’attendent que d’être traduites. Par exemple, je surveille actuellement le travail d’un merveilleux poète: Nadav Liniel. Sa poésie est à la fois très intime et extrêmement israélienne.

Jane: J’ai commencé à me demander pourquoi certains poètes israéliens jouissent d’une renommée internationale (comme Leah Goldberg, Yehuda Amichaï, etc.), alors que d’autres comme Pagis, et le merveilleux poète mentionné par Joanna, ne sont absolument pas connus dehors d’Israël. J’ai compris que cela dépendait de qui les avait traduits. Si un poète connu de langue anglaise décide de traduire quelqu’un, les projecteurs se tourneront vers lui. Sinon, dommage... C’est pourquoi je vois le traducteur comme une espèce d’ambassadeur, quelqu’un qui pousse une porte et permet aux textes de passer d’une culture à une autre. J’adore lire ce qui provient d’autres pays et traquer les différences et les ressemblances. Je suis donc d’accord avec Marcela sur le fait que l’on n’arrive vraiment à comprendre une culture que si l’on en parle la langue.

 

Marcela: Personnellement, j’espère qu’en ce qui concerne le travail poétique d’Orit Gidali, je suis plus que quelqu’un qui pousse une porte. Je viens de finir de traduire son premier recueil, Twenty Girls to Envy Me, ce qui m’a permis d’en apprendre beaucoup, à la fois sur le Tanakh, et dans le domaine lexical de la cuisine, des appareils ménagers, et tout ce qui est du vocabulaire de base pour quiconque réside dans une municipalité israélienne. Ces traductions commencent à être acceptées et publiées par des revues américaines. Je suis en train de traduire son second livre, dont le titre peut être glosé par les mots “état de construction”, ou “proximité”, et il me permet d’apprendre tous les termes dont j’ai besoin pour élever ma fille en Israël. Je ne plaisante qu’à moitié. Le livre d’Orit traite aussi de la maternité, en plus d’être politique, humoristique, honnête, créatif... En un mot, il mérite certainement qu’on apprenne l’hébreu pour le lire. Il constitue également une fabuleuse introduction au quotidien israélien.

Jane: J’envie cette possibilité d’échange avec un poète contemporain. En traduisant les poèmes de Pagis, j’ai essayé de respecter sa voix sans rien ajouter qui viendrait de moi. J’étais désavantagée car si j’avais traduit un poète encore en vie, nous aurions pu en discuter (pour le meilleur ou pour le pire). Pagis a aussi déjà été traduit, ce qui a compliqué les choses. J’ai pris le parti de ne lire aucune des traductions de son travail pendant que je le traduisais, mais elles existent, à l’arrière plan, et rebondissent pour parfois faire surface.  

Joanna: Pour clôre cette discussion sur la traduction, je crois que l’élément le plus important dans le choix d’un poète à traduire, qu’il soit en vie ou non, est d’aimer ses poèmes. Élire un poète juste parce que vous voulez traduire n’est pas une bonne raison. Je suis tombée sur un mince recueil de poèmes écrits par Agi Mishol il y a quelques années. Il se trouvait chez moi, sur une étagère. Je ne l’avais jamais remarqué, mais quand j’ai commencé à le lire, je suis tombée sous le charme et j’ai eu envie de découvrir son travail. J’ai fini par traduire presque tous les poèmes de ce livre, j’ai commencé à correspondre avec Agi Mishol et j’ai eu le plaisir de la rencontrer en personne. Jane a parlé d’une vie littéraire israélienne dynamique, je suis curieuse d’en savoir plus sur ce sujet.

 

Marcela: En tant que mère célibataire et maître de conférences (bientôt titulaire !), et directrice du programme Shaindy Rudoff de création littéraire de troisième cycle à l’université Bar-Ilan, mon univers poétique anglophone trouve ses sources au sein de ce contexte-là. Bar-Ilan rassemble des écrivains et des poètes du monde anglophone pour des lectures et des cours, et s’évertue à leur faire rencontrer des poètes, écrivains et traducteurs locaux. Ainsi, nous servons à la fois nos étudiants et le public anglophone.

Joanna: En tant qu’ancienne étudiante au sein de ce programme, je peux attester du fait qu’il procure un lieu unique dans lequel je pouvais m’exprimer et écrire de la poésie avec des personnes qui pensaient comme moi, et ce dans une langue qui après tout est ma langue maternelle. Beaucoup plus de personnes qu’on ne le croit sont passionnées par la poésie en anglais en Israël, et Bar-Ilan lui fournit une excellente tribune.

Marcela: L’université de Tel Aviv, où Dara étudie et enseigne, fournit également un endroit fabuleux pour les auteurs de langue anglaise et un certain nombre de poètes célèbres y ont été accueillis, au sein d’une série de conférences et de rencontres, comme Rachel Zucker, et aussi Mark Strand, avec lequel l’événement a été particulièrement touchant, puisqu’il rassemblait une dizaine de ses traducteurs israéliens. 

 

Dara: Comme le souligne Marcela, beaucoup d’écrivains illustres viennent en Israël. Je dois avouer que j’ai de la chance d’évoluer dans un milieu qui soit tellement “inter-nations” : je traduis de l’hébreu, je finis une thèse sur Walt Whitman et la poésie judéo-américaine, je participe à des lectures et à des colloques en Israël et aux États-Unis, et je jouis d’échanges avec un grand nombre de poètes, écrivains et traducteurs du monde entier. 

 

Jane: Je crois que le moment est venu de parler de la revue The Ilanot Review, qui est la seule revue littéraire en ligne en Israël. Elle paraît deux fois par an et contient de la poésie, de la fiction, de la “non-fiction”, et des traductions provenant du monde entier. La revue travaille en tandem avec des cours, des lectures et des ateliers pour incarner du mieux possible l’idée de “mots sans frontières”. 

 

Marcela: Absolument ! La revue The Ilanot Review est née de l’initiative de Janice Weizman, une Canadienne qui a passé plus de la moitié de sa vie en Israël et qui a étudié dans le programme Shaindy Rudoff. Jane et moi éditons également la revue en ce moment, et pour l’été 2012, nous avons aidé à composer un numéro entièrement focalisé sur la traduction et dans lequel nous avons publié des poètes locaux (Translation/Transformation “traduction/transformation”). Ce que je préfère dans mon travail avec cette revue (dont Sarah a été la rédactrice invitée pour la partie poésie du numéro Foreign Bodies “corps étrangers”) est l’idée que nous pouvons créer une revue internationale qui transcende les frontières (alors que passer physiquement des frontières est encore impossible pour un grand nombre de gens). Je trouve aussi très intéressant le fait que des textes provenant en majorité de pays anglophones constituent le numéro Foreign Bodies. J’aime beaucoup la façon dont ces corps deviennent par la suite “étrangers”. J’aime le binarisme renversé que cela implique.

J’aimerais aussi ajouter que nous essayons d’attirer dans notre cercle des librairies et des groupes locaux pour enrichir les échanges. Par exemple, avec l’intermédiaire de la librairie telavivienne Sipur Pashut, Mira Rashty et moi tentons d’organiser une série de lectures impliquant des traductions. La librairie Adraba, à Jérusalem, est aussi un endroit où les langues se chevauchent et se mélangent. Là-bas, Rachel est la personne à laquelle je m’adresse si je veux organiser des éénements littéraires rassemblant des personnes et des groupes parlant des langues différentes.

Donc, pour revenir à la première question que Sarah nous a posée, bien que je ne me considère pas comme une poète israélienne, ce qui m’enthousiasme en tant qu’enseignante, poète, critique littéraire et traductrice vivant et travaillant en Israël est de découvrir pour moi-même et pour les autres les littératures locales d’Israël, et, en même temps, les inclure à une discussion internationale en anglais.

Dara: Je peux certainement m’identifier à ce que tu dis. La production littéraire et poétique en anglais est accessible en dehors du monde littéraire israélien, mais j’ai tout de même énormément bénéficié de la communauté littéraire anglophone du pays, qui est forte et vivace. Et n’oublions pas nos soirées littéraires, qui ont vu le jour il y a environ deux ans et qui ont lieu tous les mois. Marcela, Joanna, Jane et moi faisons partie de ce groupe qui va en s’étoffant, et Sarah se joint à nous quand elle est en Israël. Marcela nous reçoit chez elle en général et il faut dire que son ragoût à la citrouille est à tomber. 

 

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Le grain de sel de Sabine Huynh

 

 

Lorsque Matthieu Baumier, le rédacteur en chef de Recours au poème, m’a demandé il y a quelques mois si je pouvais lui écrire un article sur la poésie israélienne contemporaine, je lui ai répondu que je le ferais un jour, mais pas dans l’immédiat parce que cela pouvait me demander beaucoup de travail, et à l’époque le temps me manquait cruellement. Peu de temps après, cette discussion littéraire menée par Sarah Wetzel a été publiée dans la revue The Bakery... J’ai dit à Matthieu que c’était exactement ce qu’il nous fallait. Rien n’aurait pu me faire plus plaisir que de traduire en français cette conversation passionnante entre des poètes et traductrices pour lesquelles j’ai beaucoup d’estime et d’amitié, d’autant plus que la poésie israélienne et sa traduction est un sujet qui s’adresse directement à ma vie en Israël, vu que je suis moi-même poète et traductrice littéraire.

 

Avant de poursuivre, j’aimerais préciser que contrairement à ce que Jane a dit, The Ilanot Review n’est pas la seule revue littéraire israélienne en ligne, puisqu’il y a également une revue qui s’appelle The Writer’s Ink, née en 2008 au sein de l’université hébraïque de Jérusalem. Il s’agit d’une revue internationale qui rassemble des auteurs dont le travail est vraiment intéressant (je fais partie du comité consultatif de rédaction).

 

Pour ce qui est de la traduction de poésie, en plus de traduire des poètes anglais, américains, iraniens, italiens, etc., je traduis aussi de la poésie israélienne en français pour des revues littéraires auxquelles je collabore régulièrement. J’ai traduit des poètes israéliens morts mais incontournables, comme Leah Goldberg et Yehuda Amichaï, dont j’adore la poésie, que j’ai toujours trouvée très moderne. J’ai aussi traduit des jeunes poètes contemporains, comme Lyor Shternberg, qui est né en Israël en 1967 et qui vit à Jérusalem. L’un de ses recueils a été publié aux éditions françaises Gros Textes. J’ai traduit quelques poèmes intéressants de la poète Sigal Ben Yaïr, pour une soirée de poésie israélienne qui s’est déroulée l’an passé à l’Institut Français de Tel Aviv, et où j’ai pu rencontrer le poète israélien Amir Or, qui dirigeait encore à l’époque la revue littéraire Helicon, dans laquelle un de mes poèmes écrits en hébreu a été publié.

 

Le fait que je maîtrise à la fois l’hébreu, le français et l’anglais, entre autres, me place au sein de possibilités de lecture et de traduction grisantes. J’ai appris l’hébreu en arrivant en Israël en 2001, dans des cours du soir d’abord (parce qu’en journée je travaillais et faisais une thèse), puis sur le tas, dans la vie et à l’université, où je suivais des cours en hébreu. Pour obtenir ma thèse de doctorat en linguistique de l’université hébraïque de Jérusalem, il a fallu que je réussisse un examen sur table de cinq heures en hébreu avancé (hébreu universitaire). La préparation à cet examen avait contribué à propulser mon niveau d’hébreu vers des hauteurs étourdissantes. Depuis, j’ai un peu perdu la main, mais l’essentiel est certainement là.

 

J’ai toujours écrit et traduit de la poésie, pour moi-même, avant de songer à me faire publier. Je me traduisais moi-même d’une langue à l’autre, je traduisais des poètes que j’aimais, pour l’amour de la tâche, pour le plaisir de relever des défis. Vivant ici en Israël, j’ai trouvé qu’il allait de soi que je traduise des auteurs israéliens que j’aime, pour qu’ils puissent être lus par des personnes qui ne connaissent pas l’hébreu. Cela dit, je ne traduis pas uniquement de la poésie israélienne, ou de la poésie tout court, même si celle-ci constitue l’essentiel de mon travail de traductrice littéraire. J’ai traduit des recueils du poète juif canadien Seymour Mayne (des sortes d’apophtegmes se présentant sous la forme de sonnets d’un mot par vers) ; Mayne a lui-même été traduit en hébreu par le poète et traducteur israélien Moshe Dor. Actuellement, en plus de traduire de l’anglais un recueil de poèmes du poète britannique Richard Berengarten, Le Papillon bleu, sur les massacres nazis perpétrés dans les Balkans en 1941, je traduis aussi, de l’hébreu, un récit autobiographique écrit par l’auteur israélien d’origine polonaise Uri Orlev, Les Soldats de plomb. Uri Orlev est un auteur et traducteur dont j’ai traduit il y a quelques années un recueil de poèmes qu’il a écrit dans le camp de Bergen-Belsen et qui a été publié en France par les éditions de l’éclat, sous le titre Poèmes écrits à Bergen-Belsen en 1944 en sa treizième année. Force est de constater que je traduis majoritairement des auteurs et des poètes juifs, et cela est sans doute dû au fait que je vive en Israël. Le thème de la Shoah semble également récurrent et parfois même central à mon travail, ce qui n’est pas surprenant dans la mesure où il est une composante importante de la culture, de l’histoire et de la littérature de ce pays. Il occupera toujours les esprits à mon avis, ou du moins je le souhaite, car je trouve que le devoir de transmission et de mémoire est essentiel.

 

J’aimerais essayer de traduire d’autres poètes “classiques” que Leah Goldberg et Yehuda Amichaï, comme Nathan Alterman et Haïm Nahman Bialik, des références israéliennes que personnellement je trouve très modernes, très révolutionnaires en quelque sorte, mais ils ont déjà été beaucoup traduits. Dans les poètes illustres encore en vie, j’aime beaucoup la poésie d’Aharon Shabtaï (né en 1939 ; encore un vieux poète mâle, dirait Marcela ; certes, mais sa poésie est loin d’être vieillotte, elle est au contraire très épurée et très expérimentale), mais elle a déjà été traduite en français, comme l’est celle de ces deux poètes contemporains que j’admire : Israël Eliraz (publié en France chez Corti) et Ronny Someck (publié en France chez PHI et chez Bruno Doucey). Parmi les femmes, le travail très sensuel de la poète Haya Esther m’attire également (elle a été traduite en français par Esther Orner, une auteure franco-israélienne vivant à Tel Aviv).  

 

Finalement, j’aimerais préciser qu’il m’est aussi arrivé de traduire des poètes israéliens qui n’écrivaient pas en hébreu, mais en français, comme Colette Leinman, poète d’origine française ; ou en anglais, comme Iris Dan, poète d’origine roumaine. Iris Dan est également traductrice.

Parmi les poètes israéliens contemporains qui sont aussi traducteurs, il faut mentionner entre autres le nom de Karen Alkalay-Gut (elle est israélo-anglo-américaine, écrit en anglais et j’aimerais la traduire en français quand j’aurai un peu de temps), ainsi que de Pnina Amit, spécialisée dans la poésie des Indiens d’Amérique, et de Marlena Braester (qui traduit beaucoup de poésie roumaine et israélienne en français, et qui enseigne au Centre de Recherches sur la Poésie Francophone Contemporaine de l’université de Haïfa, qui malgré son nom, ne s’occupe pas que de poésie francophone puisqu’il contribue aussi à faire connaître la poésie israélienne, juive et arabe). N’oublions pas non plus le travail du poète Dory Manor : il a traduit Baudelaire et Mallarmé, entre autres poètes français, et il édite la revue littéraire Oh!. Enfin, tout récemment, grâce à mon ami Moshe Ron, écrivain-traducteur formidable qui écrit aussi parfois des vers, et éditeur au sein de la maison d’édition Am Oved (fondée en 1942), j’ai découvert le travail du poète et traducteur israélien Rami Saari, qui vit aujourd’hui à Athènes. Son travail me plaît énormément et je pense le traduire bientôt en français.

 

Et puis il y aussi les poèmes du poète druze de Galilée Naïm Araidi, que j’aime beaucoup (il est traduit en anglais par Karen Alkalay-Gut). Nous avons engagé une brève correspondance qu’il faudrait que je ravive. Bref, il y a vraiment de quoi faire dans le domaine de la traduction de la poésie contemporaine israélienne, mais l’important est déjà de la lire, de savourer tous ces vers qui nous sont offerts, et j’ai conscience que ce que j’en ai déjà lu ne constitue que la pointe de l’iceberg, comme on dit. C’est là que le travail du poète-traducteur s’avère crucial, puisqu’il s’agit d’un travail de passeur de poèmes, l’un des plus beaux qui soient, à mon avis. Quelle chance j’ai de pouvoir le faire presque quotidiennement ! On ne répétera jamais assez ces mots de Paul Celan : “Les poèmes sont aussi des cadeaux – des cadeaux pour ceux qui sont attentifs. Des cadeaux qui amènent avec eux le destin”. 

Sabine Huynh, Tel Aviv, 10 mars 2013

 

www.sabinehuynh.com