Voici trois livres, iné­gaux en taille, certes, mais tous trois lestés d’un dense intérêt, à la fois pour qui glob­ale­ment se soucie de poésie, pour qui est curieux de la poésie bri­tan­nique, si sou­vent ancrée dans l’ici et main­tenant, pour qui est tourné vers la pen­sée de la sagesse extrême-ori­en­tale. Je les men­tionne dans l’ordre où je les ai reçus, sans que cet ordre évidem­ment ne sup­pose une quel­conque hiérarchie.

Le flo­rilège de Le Clézio est un livre somptueux à plusieurs égards. Une icono­gra­phie mer­veilleuse, resti­tu­ant l’ambiance de poèmes de let­trés qui éventuelle­ment étaient aus­si pein­tres de tal­ent ou amis de tels pein­tres, se voit incor­porée à un texte qui nous promène à tra­vers les poètes chi­nois clas­siques Tang (des huitième et neu­vième siè­cles surtout) les plus fameux tels que Li Bai (tran­scrip­tion mod­erne de Li Taï Po), Du Fu (Tou Fou), ou Sou Dong Po (anci­en­nement Sou Tong Po), éclairés à la fois par la tra­duc­tion et par la col­lab­o­ra­tion de M. Dong Qiang (lui-même poète chi­nois, grand spé­cial­iste de la lit­téra­ture française et de notre langue). Col­lab­o­ra­tion dont on sent qu’elle étaie et ali­mente les intu­itions et la scrupuleuse doc­u­men­ta­tion, les unes et les autres instruc­tives et cap­ti­vantes, de J.M.G Le Clézio, qu’on n’attendait pas sur ce ter­rain de la poésie chi­noise, ce qu’il pré­cise de son pro­pre aveu dans le texte du qua­trième de couverture.

Notre anthol­o­giste est man­i­feste­ment entré avec pas­sion dans le flux de ces poètes chi­nois, qu’il nous présente sous tous les angles, his­torique, lit­téraire, cul­turel (du taoïsme notam­ment), etc. qu’il accom­pa­gne con­stam­ment de com­men­taires eux-mêmes poé­tiques, et d’une éru­di­tion qui nour­rit remar­quable­ment la lec­ture des poèmes choi­sis, lesquels appa­rais­sent au fil des pages dans l’écrin con­tinu du texte, replacés à leur époque et dans leur ambiance cul­turelle : texte limpi­de par lequel Le Clézio nous trans­met sa dilec­tion et son ent­hou­si­asme pour une poésie tout imprégnée du souci d’exprimer un juste rap­port au monde et aux autres, en y inclu­ant ce recul implicite des sagess­es d’influence con­fu­cian­iste, boud­dhiste ou taoïste. 

Le flot de la poésie con­tin­uera de couler (Flo­rilège de poèmes chi­nois des let­trés Tang.) J.M.G. Le Clézio, (avec la col­lab­o­ra­tion de Dong Qiang) — Folio, Gallimard.

À cette poésie rien n’échappe, mais le fil­tre de la réflex­ion en assure tou­jours la portée, et pour ain­si dire exfil­tre de la tem­po­ral­ité ce qu’elle exprime, fût-ce la cir­con­stance qui a sus­cité l’émotion que tel poète n’a pas rechigné à trans­met­tre par l’écrit.

Le tra­jet du livre épouse son titre : à la façon d’un fleuve parsemé de reflets, un beau flot con­tinu de poésie ali­mente les quelque deux cents pages, flux émail­lé d’images admirables qui font écho à la richesse des poèmes et répon­dent au texte de l’auteur. L’ensemble est remar­quable en ce sens que l’on y perçoit un goût pro­fond pour les poètes qu’il présente, à tra­vers la qual­ité habituelle pro­pre au style du romanci­er que l’on con­naît. En tant que lecteur fam­i­li­er de ces poètes depuis l’adolescence, je dois avouer que non seule­ment ce livre m’a encore appris des choses, mais que surtout j’ai trou­vé un plaisir extrême dans sa lec­ture – autant qu’à y revenir capricieuse­ment en l’ouvrant le matin, au hasard, pour par­courir quelques pages et prof­iter de la sérénité – par­fois « crispée » — et de l’altitude sub­tile de pen­sée qui s’en dégage… Voilà un livre d’une beauté rare qui se fréquente et qu’on ne refer­mera que pour le r’ouvrir souvent !

Pour L’île rebelle, l’anthologie con­sid­érable et bilingue — soulignons-le, ce qui pour de la poésie est essen­tiel – de Mar­tine de Clerc, asso­ciée à Jacques Dar­ras pour la tra­duc­tion (On n’a pas oublié les deux vol­umes de Whit­man dont il a don­né des ver­sions français­es fort poé­tiques naguère), il faut soulign­er d’emblée la var­iété con­sid­érable qu’on y trou­ve de poètes bri­tan­niques de pre­mière grandeur, dont cer­tains méri­tent d’être mieux con­nus. L’éclectisme géo­graphique du livre cou­vre non seule­ment l’Angleterre pro­pre­ment dite, mais aus­si l’Ecosse et le Pays de Galles, dont les tonal­ités poé­tiques sont sub­tile­ment dif­férentes. (L’Irlande a fait l’objet d’une antholo­gie bilingue séparée des mêmes com­plices pas­sion­nés de tra­duc­tion, au Cas­tor Astral.) L’intéressant en pre­mier lieu est que pour traduire des poètes, il importe d’avoir soi-même quelque accès à la poésie. Ensuite, que les tem­péra­ments des tra­duc­teur et tra­duc­trice les poussent vers des choix qui les intéressent eux d’abord, et non la seule répu­ta­tion des poètes et poét­esses traduits. Et enfin, que tous deux soient chevron­nés dans l’exercice de traduire ne gâte rien. Je pré­cise tout cela parce que, pour ce que j’ai pu en juger en regard des poèmes orig­in­aux, je trou­ve que les ver­sions français­es pro­posent des textes si j’ose dire « caméléons », qui nous restituent heureuse­ment les divers états d’esprit qui car­ac­térisent les poèmes choi­sis pour pass­er en français. Par­mi ces réus­sites, j’ai été par­ti­c­ulière­ment sen­si­ble p. 328, à l’écriture poé­tique de car­ol Ann Duffy, et p. 507 à la moder­nité des deux courts poèmes de l’écossaise Kath­leen Jamie.

Glob­ale­ment, cette antholo­gie brosse le tableau d’une richesse en auteurs-poètes, con­stam­ment inspirés d’une forme de phénoménolo­gie réal­iste (dou­blée de quelques incur­sions sous-jacentes dans le mythe et par­fois la magie), à laque­lle le lecteur français, s’il n’est pas « lit­téraire­ment » anglo-phone, peut dif­fi­cile­ment avoir accès, car le nom­bre des tra­duc­tions de ces poètes est rel­a­tive­ment lim­ité, voire cer­taines confidentielles.

L’île rebelle – Antholo­gie de la poésie bri­tan­nique au tour­nant du XXI ème siè­cle. (Bilingue). Choix de Mar­tine De Cler­cq – Trad. M. De Cler­cq et J. Dar­ras ( Préf. Jacques Dar­ras) – NRF  coll. Poésie/Gallimard.

Mar­tine De Clerc et Jacques Dar­ras avec cette antholo­gie remet­tent pour nous, si j’ose dire, la pen­d­ule de la poésie bri­tan­nique à l’heure con­tem­po­raine, et font œuvre – éminem­ment — d’enrichissante salubrité : en Grande-Bre­tagne, il n’y a pas que des pre­miers-min­istres hors-sol, mais aus­si de grands poètes et poét­esses capa­bles de nous trans­met­tre avec force, même à tra­vers des poèmes qui ont été traduits en français, leur rap­port à la vie et leur monde – qui n’est pas tou­jours tout à fait le nôtre et nous offre en cela des per­spec­tives inat­ten­dues, grâce à une sub­tile « étrangère proximité ».

Cette « étrangère prox­im­ité » quoique de toute autre essence, fait aus­si le puis­sant attrait du choix de Zéno Bianu, qui dans les textes-jour­naux des poètes et penseurs japon­ais Urabe Kenkô, et Kamo no Chômei, a choisi des extraits remar­quables, imprégnés de la fine cul­ture de let­trés japon­ais aux­quels les clas­siques chi­nois (comme il se devait alors) sont fam­i­liers. Ce sont pages qui offrent à chaque ligne, par des nota­tions au jour le jour et sans pré­ten­tion, l’accès à une réflex­ion per­ma­nente empreinte de sagesse extrême-ori­en­tale, sagesse qui a don­né une forme pro­pre­ment japon­aise (pop­u­lar­isée chez nous sous le nom con­nu de Zen) à la forme du boud­disme Ch’án mêlé d’influence taoïste qui s’est répan­due dans la société chi­noise, avant de gag­n­er le Japon et d’influencer forte­ment la cul­ture japon­aise. C’est cela que l’on peut con­stater chez les pein­tres et les poètes japon­ais fameux – depuis les célèbres Bashô, Ryôkan ou Dogen, jusqu’aux non moins célèbres Sesshu, Enki ou même Hôkusaï – aus­si bien que dans les écrits que nous présente ici, avec intro­duc­tion impor­tante et notes détail­lées, Zéno Bianu. Le livre matérielle­ment est assez mince, mais son con­tenu regorge de motifs de réflex­ion immenses ! On a un peu le sen­ti­ment de lire, chez Urabe Kenkô, 243 extraits du jour­nal d’un Mon­taigne de 55 ans quelque peu retiré en ermitage, qui eût été boud­dhiste, et auquel la médi­ta­tion quo­ti­di­enne de petits faits (par­fois de plus impor­tants pour la société japon­aise, comme l’était par exem­ple l’abdication d’un empereur âgé) inspire de tir­er avec humil­ité de ce qu’il avait observé, mine de rien, des leçons de haute sagesse con­cer­nant la façon dont un humain lucide sur sa con­di­tion ici-bas aurait avan­tage à gér­er sa vie.

Cahiers de l’ermitage (Pros­es poé­tiques japon­ais­es, auteurs : Urabe Kenkô, Kamo no Chômei) Pré­face, choix des textes et notes de Zéno Bianu. — coll. folio / sagess­es, Gal­li­mard.

Entre autres pas­sages, je relève, assez car­ac­téris­tiques, ceux-ci : « Soli­taire sous la lampe, c’est une joie incom­pa­ra­ble que de feuil­leter des livres et de se faire des amis avec les hommes d’un passé que je n’ai point con­nu. » Ou encore : « Loin des hommes errer près des eaux et des herbes pures, il n’est de pareil récon­fort. » Ou : « En toutes choses, il est bon de se com­porter avec réserve. Un homme raf­finé se van­tera-t-il de ce qu’il sait, puisqu’il le sait ? » Ou : « Ce qu’il ne sert à rien de réformer, mieux vaut ne point le réformer. » Et enfin : « La sagesse con­siste à recon­naître ses pro­pres lim­ites et à s’arrêter tout de suite dès qu’on sent qu’on ne peut aller out­re. Ce serait une erreur de reprocher à quiconque une telle sagesse car, si l’on se force, on a tort. L’homme sans for­tune qui ne recon­naît pas sa pau­vreté, en arrive au vol. L’homme qui ne recon­naît pas ses lim­ites quand la force physique est affaib­lie, finit dans la mal­adie. » Il y a dans dans ces for­mules quelque chose du « in medi­um stat vir­tus » des Latins…

Pour les « Notes de ma cabane de moine » de Kamo no Chômei, nous sommes dans un autre reg­istre, plus philosophique­ment religieux, dirais-je. « La même riv­ière coule sans arrêt mais ce n’est jamais la même eau », par exem­ple, est une phrase qui rejoint la for­mule hér­a­clitéenne. Cette seule entrée en matière révèle que notre moine a un tem­péra­ment plus préoc­cupé, voire par­fois tour­men­té, par l’impermanence des choses ; et ses con­sid­éra­tions sur la vie sont con­stam­ment appuyée sur du con­cret, des réc­its cir­con­stan­ciés d’où l’auteur tire quelques con­sid­éra­tions « sur­plom­bantes » en prenant du recul : par là il philosophe, certes, mais sa lutte pour la sagesse, en emprun­tant la « voie du renon­ce­ment » (p. 98), vise surtout à gag­n­er à tra­vers le boud­dhisme la réal­i­sa­tion du vœu exprimé par les lignes finales de son texte : « La lune brille, mais il est triste de la voir dis­paraître der­rière les monts… Puis­sions-nous voir la lumière éter­nelle ! » Ces notes en cela sont davan­tage sur le ton de la con­fi­dence d’une âme touchante et mélan­col­ique, que sagesse et poésie imprèg­nent à son insu, ou presque, que le jour­nal de Kenkô qui précède. En ce sens peut-être sont-elles plus intem­porelles, plus proches de l’universelle préoc­cu­pa­tion pro­pre à notre temps.

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Xavier Bordes

Xavier Bor­des, né le 4 juil­let 1944, dans le vil­lage des Arcs en Provence (Var)…

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