1

Trois poètes et leurs territoires : 1 — Christophe Sanchez

Ce n’est pas le territoire qui t’appartient,
c’est toi qui appartiens au territoire »
Joséphine Bacon

Dans notre monde en crise, où la géopolitique, l’émiettement des empires, la conquête de territoires semblent se substituer durablement à la géopoétique, cette « dynamique de cohérence générale que Kenneth White appelle « un monde », le thème du Printemps des poètes de 2023, Frontières retient particulièrement l’attention, et soulève me semble-t-il, la nécessité, de se pencher sur  la complexité de la notion de territoire– et ses interactions avec la création poétique, en ce qui concerne Recours au poème.

On peut définir le territoire comme un espace informé par les activités humaines qui le façonnent, et que marque une communauté de traces paysagères, langagières, culturelles – ce que Claude Raffestin nomme la « sémiosphère » dans Espaces, jeux et enjeux (1986) . Les frontières bornent les états, le territoire, lui, appelle aux déplacements, aux réseaux, aux franchissements et aux échanges – et au fond, peut-être, à la déterritorialisation étudiée dans Mille Plateaux (1980) par Gilles Deleuze et Félix Guattari – la rupture du lien entre une société et son territoire – la mondialisation capitaliste telle qu’on nous l’impose.

Or, le territoire semble essentiel – consubstantiel à la vie - comme le langage – et Il est des poètes qui plus que d’autres lient leur pratique d’écriture à l’exploration de leur territoire – et qu’importe la dimension : les personnages de Becket eux-mêmes, dans les poubelles de Fin de Partie (1957) ou ensevelis dans un monticule de sable, comme Winnie (Oh, les beaux jours, 1962) se font un territoire – un espace chargé de sens et d’échanges. J’ai choisi de demander à trois poètes contemporains de nous expliciter le lien qu’ils ont avec le territoire que leur pratique nous fait découvrir : Christophe Sanchez, explorateur d’un territoire minuscule, tel Xavier de Maistre dans Voyage autour de ma chambre (1795), Marien Guillé, « poète de proximité » partageant « grolles aux pieds » sa poésie « de plein air », et Serge Prioul, dont l’écriture se nourrit du dépaysement procuré par  l’exterritorialité de ses séjours au Portugal.

Trois poètes, trois parcours, trois portraits/entretiens pour abolir les frontières.

1 – Christophe Sanchez, explorateur de l'infime

Merci, Christophe, d'accepter de répondre à mes questions : tu  explores un territoire certes minuscule, mais comme au microscope. Le premier texte que j'ai lu de toi parlait vraiment de ce qu'on voit du cadre de ta fenêtre, c'était fascinant comme une vue photographique - tu n'as cessé de me surprendre avec une attention toujours renouvelée pour ce microcosme qui t'entoure – ce dont témoignent aussi tes notes sur facebook, et tes vidéos explorant ton quartier - comment et pourquoi t'es-tu intéressé à ce champ d'exploration particulier?  Ton projet est presque philosophique, phénoménologique cette attention au minuscule, à l'éphémère - est-ce présent quand tu écris? 
En parlant de territoire, on ne peut s'empêcher d'évoquer Kenneth White et sa géopétique - est-ce que cette démarche a un lien avec ce que tu fais?
Le territoire : la fenêtre. C’est parce que tu me l’as fait remarquer que j’ai repensé à cette fenêtre. Même si elle est omniprésente depuis plusieurs années, je crois que ça date de « Morning à la fenêtre » écrit en 2015 et paru chez Tarmac en 2016, ou peut-être que c’est plus ancien que cela, que ça a toujours existé dans mon écriture et même avant que j’écrive.
Il y a dans ce « territoire de la fenêtre » une dualité : le dedans et le dehors, qu’on entende ces deux idées du point de vue géographique ou de celui plus intimiste, de la difficulté de vivre, « le métier de vivre » comme dit Pavese, c’est la même chose pour moi. 
La fenêtre est le poste d’observation pour voir le dehors sans s’y risquer vraiment, sorte de camp retranché depuis lequel j’appréhende le monde extérieur avec ses failles et ses mystères. Même si elle est souvent présente, la fenêtre n’est finalement qu’un biais pour parler d’autre chose, pour parler d’autres paysages intérieurs, oniriques, métaphysiques ou alors complètement absurdes. Enfin, en tout cas, à défaut d’y parvenir, c’est dans ce sens que j’explore.
Quand tu écris, as-tu en vue un destinataire précis? Prends-tu des notes que tu retravailles ?comment s'organise ton exploration - y a-t-il un plan initial, des moments que tu privilégies ... ?
Observer, saisir, écrire. Pas de préparation ni de plan. Je vois, je regarde, j’ai l’idée, je prends mon téléphone et je note, ça forme un poème ou pas.
Dans « L’instant à côté » (éditions du Cygne, 2018), on retrouve le même schéma, le dehors, avec l’effet au microscope dont tu parles. Tu cites Kenneth White comme inspiration; sûrement, même si je préfère me référer à l’infraordinaire de Perec : l’instant caché, furtif, une posture, un sourire, ce qui se cache sous l’immédiatement visible… Mais nombreux sont les auteurs à malaxer cette matière qui n’est autre que le vivant sous toutes ses formes.

 

Tu es donc toujours à l’affût ?
Oui en quelque sorte mais je n’y pense plus en ces termes. Ça peut survenir à tout moment, j’ai pris pour habitude de penser : « ça ferait pas un texte, ça ? » puis ça part…  ou pas. Après, il y a tout de même des moments de prédilection : le matin, souvent tôt, c’est là que je me sens le plus prolixe, les idées « bien propres » et le soir aussi avec quelque chose à décharger à ce moment-là. Si on reprend notre thème du territoire, il réside peut-être ici aussi, sorte de territoire temporel avec deux lieux privilégiés, le matin, le soir - non pas d’observation dans ce sens, mais de « digestion » des évènements de la nuit ou de la journée.
« Territoire minuscule » oui, ça me parle dans le sens de l'infraordinaire perecquien, ce qu’il y a au-dessous des choses, des évènements, cet insignifiant de prime abord m’intéresse parce qu’il est souvent révélateur de sens, de poésie. 

Extraits, poèmes et vidéos

.

1 – 10 minutes :

 

Série texte + vidéo, écrire en 10 minutes la ville, le lieu, la rue, la place, l’avenue… Ce qui surgit ou se cache.
L’ensemble des textes écrits à date avec leurs vidéos sont disponibles sur Facebook ici il faut cliquer ensuite sur “vue fil” à gauche pour voir les publications) ou sur Instagram ici 

.

.

.

.

.
.
.
.

.
.
.
.

.
.
.
.

.
.
.
.

..

.
.
.
.

 

.

.
.
.
.

 

.

.
.
.
.

 

.

.
.
.
.

.

.

.
.
.

.
.
.

 

.

.
.
.
.

 

.

3 textes en extraits :

 

10 minutes, avec les oiseaux.

 

Les oiseaux

sur les fils électriques

sont des idiots.

Je le vois

à leurs yeux fins

qui ne pensent à rien.

Des yeux d’irréfléchis.

Des yeux si petits

que sous les plumes

on ne les voit pas.

Mais moi je les vois

« irréfléchir »

ils s’électrisent par les pattes,

se dopent aux megawatts.

Ça leur démantibule les muscles,

leur grille le cervelet.

Les oiseaux

sur les fils électriques

ne savent plus qu’ils sont

des oiseaux

sur des fils électriques.

Je le vois

à leurs mouvements

battement d’ailes

asynchrones, version megastone.

Hop ! Hop ! Je saute n’importe où,

je vole n’importe comment,

je vais je viens

pour me reposer au même endroit.

Puis je pars sans savoir

pourquoi je suis venu.

Les oiseaux

sur les fils électriques

sont beaux

mais totalement cons.

 

***

 

10 minutes, dans le canal

Je file dans la ville, le ronronnement du tram sous les paupières

Station Les Aubes comme si le nom devait me réveiller

Je descends du tram puis dans le canal du Verdanson

Maigre cours d’eau qui charrie vases et petite eau noire

Je descends dans la couleur des artistes de rue ; ici dans le canal

À l’abri des gesticulations urbaines, les bruits de la ville

Deviennent sourds, tombent dans la fosse bigarrée

Je suis leur cortège de lumières légères qui battent froid le gris du ciel

Je songe à la mer plus loin vers laquelle le Verdanson court

Le froid pique ma peau, l’endroit pourrait effrayer mais je suis bien

 

***

 

10 minutes, dans un parc

 

Un petit parc dans la ville ressemble souvent à n’importe quel petit parc. Je ne suis pas expert, ni physio de parcs mais le parc Clemenceau, que je traverse comme une pensée, je le vois depuis toujours et partout.

Une sorte d’image d’Épinal avec ses feuilles mortes serrées le long d’allées circulaires qui donnent le tournis, ses mêmes arbres dont je ne sais jamais le nom et m’intéresse que moyen de le savoir,

des personnes dedans à la diversité toute relative, des arbres des pelouses des aires des clôtures des sièges des fontaines des toilettes, tous ces aménagements qui sont répliques d’autres vus dans les parcs qui peuplent mon imaginaire,

si tant est que j’aie un jour imaginé l’allure d’un parc, que ce soit dans mon sommeil ou dans quelque rêve éveillé.

Bref, et alors ?

Rien.

Arbres, petits et grands,

Allées et venues, rondes et bancs,

promeneurs promenant,

poussettes poussées,

boîte à livres (à unique livre),

tables clouées au sol

sur lesquelles les pique-niques formatent une couche de souvenirs

que l’on verra plus tard ressurgir sous un tas feuilles,

bâillements quand le soir vient,

soupirs d’aise quand le soleil embrasse,

gens cahotant chahutant passant,

les éphémères comme les permanents,

les pressés comme les ralentis du bulbe,

je dois bien l’avouer : j’aime les parcs.

.

2 – Autour de la fenêtre

.

3 extraits sur mes “paysages fenêtre” :

 

Le jour est dans le carreau

Juste à la place où il faut

Forcer un peu

Y mettre un sourire avec les yeux

Pour ce que ça coûte

D’être léger quand tout pèse

Plus que son poids

 

***

 

Il y a des soirs où le calme ne vient pas

Le jour fait ses affaires avec les habitudes

La lumière tombe sensible aux choses

Le monde descend sans rechigner

Mais un bouillon secoue les ombres

Oh rien ne passe qui vaille une histoire

Le visible reste lisible, le commun à sa place

Mais le calme ne vient pas avec le soir

(Celui-ci a fait l’objet d’une vidéo )

 

***

 

Je regarde par la fenêtre un point sur un balcon voisin ; mes idées dans le coton de la nuit, je tourne autour, du point et des idées.

Ma main tremble, hésite, recule. Je n’écrirai rien, ce matin. Sur la table, le café brulant n’ose pas fumer. Les livres habituellement si loquaces se taisent.

Je regarde par la fenêtre un point sur un balcon voisin ; il se pourrait que ce point soit une fin.

 

 

Derrière ma chambre il y a une lumière
Sans cesse allumée jour nuit elle brûle
La surface du mur paraît irréelle
Certaines nuits quand je la fixe
Elle se trouble devient une plaque
Qui pourrait bouger de son mur
Pour venir sur le mur d’en face
Car sur le mur d’en face sans
Cesse aucune lumière ne brûle

 

Tu la vois
La petite horloge
Comme un œil
Dans le mur ?