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Un Américain à Séville (2)

Nul n’entre un tant soit peu dans l’histoire de Manolito, telle que la relate David George, sans s’apercevoir que ce n’est que la partie émergée d’un énorme iceberg. Aujourd’hui, nous proposons le reste des premiers sonnets tels que publiés dans le Flamenco Project de Steve Kahn, en anglais et espagnol. Ils sont, à l’origine, numérotés de 1 (le prologue) à 15. (Ceci pour vous donner une idée de l’ampleur de l’original dont nous vous donnerons des morceaux choisis : il y en a 235). 

Nous joignons, en complément, une série de portraits des principaux acteurs réels de cette assez extraordinaire période. La toile de fond sera brossée au fur et à mesure des livraisons. Elle sera littéraire, historique, géographique, artistique et ethnographique à l’occasion. ((L’ouvrage était originalement prévu pour une publication papier sous le titre : Un Américain à Séville et Alcalá de Guadaíra ou encore La route de David George au pays du flamenco puro.))

Elle vous ouvrira, si l’envie vous en vient, un 7/24 de flamenco sur le lien Canal Sur Flamenco Radio.

 

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Le Flamenco Project à Nîmes, 2014,
et Jean Migrenne, raviveur de la flamme.
Cliché de l’auteur.

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(7)

Tout y est : pointes de cactus, épines,
Scorpion qui te pique si tu t'assieds
Sans faire attention. Dans chaque chanson
Une parole ou deux a ce genre d’aiguillon.

Ce chant fait mal car les paroles sont vraies.
Elles vont au vif, comme la statue dans l’église
Où la Vierge assise tient dans ses bras la dépouille de son Fils,
Couvert de sang, glaive planté par le sculpteur

Dans un cœur de mère. Les soirs de pluie,
La guitare de Diego s’enflamme, des volutes
De fumée sortent des grottes agglutinées, le chant

Monte avec elles et se dissipe, chaque note
Plus sombre, plus profonde, plus intense que la précédente :
Ducas negras, dards qui vont droit au cœur.

 

(8)

Par de telles nuits, personne ne danse. On laisse
Aux étoiles la danse, le théâtre,
Le monde hors des ténèbres de la grotte.
Seuls les pouces cognent sur la table, le sol

Résonne coup pour coup : bois qui heurte la pierre.
Doigts, poings et coudes frappent le bois
Et battent la mesure, guident le chanteur penché
Sur le noir vibrato de la mort,

Le bourdon âpre et métallique de la guitare.
La nuit tombe, le désespoir, la fatalité,
Dans le puits sans fond du cante jondo. La pièce

Devient temple, sanctuaire. Un spectre immémorial
Entre et préside. Il se nomme duende.
Ils en tiennent l’âme au creux de leurs mains.

 

(9)

Par de telles nuits, aucun regard artificiel
Ne peut plonger dans une scène si noire, si étrange
Qu’elle pourrait être relatée dans la Bible.
Goya, peut-être, dans ses Peintures Noires,

A côtoyé la vérité sortie de la guitare,
Marquée sur le visage du chanteur tordu de douleur.
Goya s’est-il un jour, pas à pas, risqué à gravir
Les étroits degrés que Dante a décrits ?

Par de telles nuits, aucune oreille artificielle
Ne peut rendre le son que cache le son ;
La surface, si, mais pas la souffrance intérieure

Qui fait éruption et se dissipe, avant que l’esprit
Ne comprenne ce qu’il a entendu.
Quelle ombre marque le chanteur au repos ?

 

(10)

Âpre sous le soleil qui ne ment jamais, il est là,
Bras croisés, en paix avec lui-même, avec ceux
Qui le saluent discrètement au passage, comme s’ils
Le reconnaissent roi pour ce qu’il est.

Ils voient celui qui, Nikon en main, œuvre
Lentement, un œil ouvert, l’autre
Caché par cet Autre Œil brillant
Qui vampirise l’âme, l’absorbe dans l’objectif,

L’avale à jamais. Quelqu’un fronce le sourcil :
La vieille dame en noir qui aime Manolito.
Lorsqu’elle entend le déclic de l’obturateur, elle croit

Que son âme est à jamais perdue. Elle pousse un cri.
Le photographe, surpris, s’arrête, la regarde.
Manolito ne sourcille pas.

 

(11)

Manolito, l’imperturbable, reste
Bras croisés, bienveillant, tolérant,
Laisse filtrer dans son regard l’ombre d’un sourire.
L’artiste qu’il est a reconnu en lui

La vitesse d’exécution, cette même sûreté
Nécessaire au chanteur qui cadre un chant,
Prolonge l’instant avant qu’il ne se dérobe.
Manolito fait confiance à celui qui s’arrache

Les cheveux pour l’éclairage, l’ambiance,
L’instant fixé qui est l’essence de son art.
Il a certainement dû voir son œil à lui le regarder.

Des années plus tard, le photographe a déclaré :
Je n’ai jamais vu pareille dignité, pareille prestance !
Il a accroché le portrait au-dessus de son lit.

 

(12)

Manolito est devant sa porte
Quand Krause vient le photographier.
Les ventres sont vides, l’hiver est rude, le vent
Fouaille les interstices de la grotte de Manolito.

L’épouse de Manolito, la vaca negra,
Essaye de les colmater de filasse de laine,
D’une couverture usée. En vain.
Des éclats de bise faufilés sous la porte,

Mouchardent sur le temps. Il faut du charbon de terre
Ou de bois pour que reste allumée la chaufferette de cuivre
Sous la couverture qui sert aussi de nappe.

Les enfants se serrent les uns contre les autres ou sont au lit
À rêver des figues de barbarie, du soleil brûlant,
Des jours d'été à courir sur les murailles.

 

Cliché pris en 1964, le jour décrit par David George.
Manolito mourut peu après. (© George Krause)

 

 

(13)

Lorsque Krause et moi montons la grimpette
Qui serpente à flanc de falaise jusqu'à la forteresse,
La nouvelle de notre arrivée nous précède :
Guetteurs sur les remparts, sans doute, ou gamins

Qui traînaient autour du bistrot. Qui courent
Comme des chèvres de montagne sur le sentier dangereux.
Ils ont flairé le poisson et le pain que nous montons
À pleins sacs, les bonbons et les pruneaux,

Le vin et le whisky, les paquets de cigarettes.
Nous nous arrêtons à l’église une fois en haut :
Notre-Dame-de-l’Aigle, La Águila,

Nous parlons au curé croisé en chemin
Sur sa pétrolette. Comme toujours il lance ses
¡Hola! ¿Qué pasa? Et moi d’y aller d’un : ¡Nada!

 

(14)

Le manque d’eau courante, d’électricité
Est le moindre de leurs soucis dans les grottes
Creusées dans la roche sous la forteresse mauresque.
Ils se servent des lampes romaines trouvées par les gosses

Dans les anfractuosités de la partie romaine
Où les plus anciennes grottes, écroulées, ont dévalé
Les pentes de la forteresse, mais ils n’ont pas
Beaucoup d’huile à brûler pour s’éclairer la nuit.

Ce qu’ils ont bien à eux, c’est la solidarité.
« C’est vrai que je vis comme un lézard
Dans son trou, mais je suis libre d’aller et venir. »

Manolito ne crève pas de jalousie
Pour le confort de la ville. Il va et il vient,
Chante pour gagner sa croûte, littéralement.

 

(15)

Lorsque Krause vient le prendre en photo,
Le soleil brille, le temps est clair. Ça sent le printemps.
Manolito est en train de chanter, entouré
D’une foule venue écouter son chant.

Les terrassiers avec leurs pelles et leurs pioches
Ne peuvent pas passer : ils s’arrêtent, eux aussi, pour l’écouter,
Laissent leurs ânes sous l’arche mauresque.
Krause est surpris de voir qu’il chante comme cela

Si tôt dans la journée. J’interroge sa femme :
« Je sais, mais il a été absent des semaines.
Il vient de rentrer. Il ne s’est pas couché. »

Quand elle voit nos sacs, elle les rentre,
Envoie un gamin s’asseoir dessus, et lance :
« Cache-ça bien. Ne mets pas le nez dedans. »

 

*

Les Principaux protagonistes :

Vers le début des années soixante et pendant une vingtaine d’années, un groupe d’aficionados Américains hanta l’Andalousie sévillane et en particulier, autour de Donn Pohren (The Art of Flamenco, Madrid, 1962), le milieu très restreint des chanteurs, danseurs et guitaristes gitans d’Alcalá de Guadaira et de Morón de la Frontera. Cette aventure est retracée dans l’ouvrage bilingue anglais/espagnol de l’un d’eux, Steve Kahn, tout récemment décédé, guitariste reconnu et photographe de talent : The Flamenco Project, Una ventana a la visión extranjera, 1960-1985. Séville, Cajasol, 2010. Sous ce titre a circulé aussi une très belle exposition photographique (Nîmes 2014), maintenant déposée à Morón. ((The Flamenco Project en tant que livre présente notamment une sélection de 14 sonnets dédiés au cantaor Manolito el de María. Ils sont signés David George, tout comme la photographie (entre autres) du jeune bailaor en première de couverture.))

David George, poète et photographe était du nombre. Alors employé par le gouvernement américain, sous couverture, il tomba dans la marmite, publia un livre : The Flamenco Guitar, Madrid, The Society of Spanish Studies, 1969, et disparut quasiment de la circulation. Mais sans jamais cesser d’écrire. Il est décédé en Californie en 2003, laissant derrière lui un immense corpus poétique dont j’ai eu communication et que je suis autorisé à citer et traduire. ((David George (Vogenitz) s’est aussi distingué par la composition de sonnets ecphractiques et on lui doit d’excellents textes sur, notamment, Chagall et Edward Hopper : Frisson Esthétique #8, 12, 14 (2009-2013), Peut-être #3 (2012), Temporel #12 (2011), Europe, #966 (2009) et 1005-6 (2013). Nous vous en avons présenté cinq (Dalí) en apéritif.))

Il reste aussi des enregistrements sur bande et des milliers de clichés. Inexploités pour la plupart. J’ai découvert son existence en 2009 et coopéré à la rédaction du livre de Steve Kahn avant d’aller sur les lieux en 2011, voir ce qu’il en restait.

pour écouter du Flamenco en continu : http://www.canalsur.es/radio/flamencoradio-1313.html

(pour le son, cliquez sur en directo puis sur la case flamenco radio.)

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Steve Kahn devant l’azulejo du guitariste Diego del Gastor à Morón

Le mécène de Madrid et Morón de la Frontera : Donn Pohren