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Ping-pong : un poète hongrois, Tibor Zalan

Quelques moments qui n’en finissent pas

Traduire la poésie de Tibor Zalan c’est, en rêve, se retrouver acculé au fond d’une impasse, face à un homme ivre armé d’un coutelas : pas d’échappatoire. On va y passer. 

Et soudain – c’est un rêve ! – nous voilà hors de l’impasse. L’homme pose son bras sur notre épaule, et l’on s’en va boire une bière à la terrasse où nul ne nous connait. On peut, les partageant, se libérer alors de nos joyeuses cruautés, de nos hantises adolescentes, de nos névroses obsessionnelles de chérubins tardifs.

La poésie de Zalan est pleine d’oxymores, d’ambiguïtés, de répétitions et de répétitions et de répétitions. Jeux de mots, citations retravaillées, métaphores provocantes, références étranges. Des images reviennent avec la régularité d’un marteau cognant sur l’enclume des mots  comme pour les tordre et leur donner la forme désirée – et leurs contours aléatoires. 

Face à ce qui pourrait parfois s’apparenter à quelque pathos mystico-érotique, il nous faut apprendre à plonger en apnée dans cette langue, afin de rencontrer une vérité de l’homme plus sensible, plus sincère – et peut-être plus pure. Un cristal enfoui sous des tas de galets.

Au catalogue des mythologies, l’inspiration de Zalan, pleine de désirs baudelairiens, chine des sépias pornographiques dont il fait des images pieuses. Comme s’il tentait de reconstituer une foi perdue. Pour se sauver de quelque intime malédiction ? Entre sa poésie et le lecteur, on ne sait plus très bien qui apprivoise qui. Fausse humilité, inquiétude surjouée, tout est théâtre d’ombres déformées.

Nous pourrions ainsi, avec Zalan, résumer nos chemins croisés de poésie par ce vers, innocemment jeté au seuil ultime d’un poème :

Tibor Zalan, Le Chien aveuglé
par la lune, Editions Palamart.

je ne sais plus d’où vient le chant.

 

Mais le sait-on nous-mêmes ? Quoi qu’il en soit, voici, dans les pages qui suivent, ce que l’on fit du sien…

 

 

Graffitis du monastère  /Firkák a kolostorból

 

Des chauves-souris
se heurtent au rideau
de ma fenêtre ouverte
Téméraires oiseaux de mort
sur le seuil d’un trépas différé
(Ce matin encore des taches
de sang sur le couvercle de mon
laptop On continue de se battre pour moi)

 

 

Du thé à l’églantine
Du pain grillé du beurre de la marmelade du miel 
De longs cafés n’en finissent pas
Des cauchemars enfuis
parmi les miettes sur la nappe
Le thé déborde de ma tasse
en la soulevant ma main tremble
confus je la repose et tousse
Je ne peux plus entrer dans le jour
ni rester là
Derrière la fenêtre les sapins séculaires
De l’autre côté c’est toujours exister
De ce côté un tenace crachin de cendre

 

 

Du pont surplombant l’autoroute
singe hirsute grimac
Sur deux fois quatre voies
des cohortes d’insectes métalliques phosphorescents
dévalent vers le néant
Dans le tunnel
les signaux échappent au GPS
Moralité : mieux vaut ne pas vivre
trop au-dessous là où les signaux se dérobent
sachant que Dieu ignore les tunnels
Ceux qui vivent sous terre
privés dès l’origine de signaux - sont morts  

 

 

Tant de virées
dans des villes inconnues
m’épuisent
Je n’ai guère de patience
pour ce genre de tourisme
S’insinuer dans la vie des autres
S’empiffrer de hamburgers frites
tremper sa moustache dans la mousse des chopes
puis se laver les mains en se pinçant  le nez
tout dégoutant quel intérêt
À part ça : tant que m’émeut
le déhanchement des femmes
je vieillis au milieu des gargouilles
à têtes de monstres fabuleux
Sûr que j’évite le passé
péniblement et méthodiquement
Le temps passé
(je n’y peux rien)
visiblement m’évite
péniblement et méthodiquement
J’écris une carte postale 
représentant un vautour – destinataire illisible
 

 

L’étoffe lâche
de la tranquillité
s’élime tôt ou tard
Certes nous le savions
sans avoir le courage de l’empêcher
Honte d’une inertie qui se consume 
Un train de nuit avance dans le noir
Nul ne s’accoude aux fenêtres aveugles
Le sang noir et tiède du cygne suinte de l’univers

 

 

Le Père Omerl
le gardien boiteux
se plaint de la chaleur
Dans une telle fournaise
les moines n’ont pas envie de prier
pensé-je sans aménité
Dans l’église de Gand le cierge allumé
en souvenir de mes morts est désormais éteint
Toujours ce rêve de paix et de sérénité
Bien sûr j’ai aussi essayé de prier
sans y parvenir malgré la fraîcheur de l’église
J’ai regardé Jésus
regard en retour
Je m’en fus vers une baraque de frites

 

Avant de m’endormir
j’ai bataillé avec ton souvenir
Peut-être à cause de cette cellule
ou du sentiment que j’en éprouvais
Si tant est qu’un tel sentiment
existe ou puisse venir au jour
Toi aussi tu m’as conseillé
à l’époque
une cellule à Pannonhalma
vous m’avez attendu en vain
car j’ai eu peur de passer la nuit
à boire avec les sages prêtres
s’il est vrai que je suis encore limité
mon seul mérite c’est la volupté
Ici j’apprécie
le silence
l’incessant et muet battement
des ailes des chauves-souris
Mon âme n’est plus qu’un béguinage abandonné 
j’ai honte de me l’avouer
Nulle nonne ne saurait de ses pieds nus
piétiner mon âme
Toi aussi
tu éclates soudain de rire
Flash ! 
voilà sauvée à mes yeux
Ton beau et sage visage
Père David – mon Père

 

  

Dans mon rêve
quelqu’un fond en larmes
je n’ai pas vu son visage
il me tournait le dos
s’éloignant
s’éloignant sans cesse
et moi sans savoir où
sidéré et debout
incapable de le suivre
le couteau m’est tombé des mains 
Je me vois en sang
jusqu’aux coudes
sans savoir d’où vient ce sans
qui sèche sur mes doigts
Me regardant dans le miroir
je vois ma gorge tranchée
Calmement je constate
que le mort
c’est encore moi

 

 

J’arpente les traverses
d’une ligne de chemin de fer
un train surgit devant
un autre derrière
Impossible d’y échapper
Si je saute sur le bas-côté
je perds le peu d’estime qui me reste
Simuler un suicide
serait trop lâche
Je ne parviens pas à choisir
quoi me tuera
Ils approchent inexorablement
Je m’allonge la tête sur le rail
le fracas des roues puis les pleurs
des deux trains qui partent pour la mort

 

 

Un vent violent soufflait
la nuit
L’orage grondait
secouant les vieux arbres du monastère
puis soudain se retira indifférent    
Assis devant ma fenêtre
je scrutais le néant  dehors  
écoutant dans le vide l’écho
du martèlement de la pluie  
Je ne me souviens pas
de quand je me suis endormi  
Au matin
je me suis réveillé
étendu sur le plancher
autour de moi partout éparpillés
des clous des coquilles d’œuf piétinées

 

  

Je ne vis que pour empoisonner
le bonheur des autres
Fardeau quasi insupportable
Me comparant à ma jeunesse
la honte m’envahit
Ce qu’est devenu l’homme qui fut
n’ayant pas su mourir à temps
Coiffé d’un bonnet de bouffon
il s’agite entre les planches
de quelques mètres carrés
Sa bouche voudrait mordre les mots
mais ne mâche que sable et froides racines

 

     

De lents moulins à vent
brassent d’épais nuages
dans le ciel blafard
Bouche sèche
J’aimerais marcher tête nue sous la pluie
Que le néant informe et froid
me trempe jusqu’aux os
On m’allonge sur un escalier de verre
Tout autour des bêtes pelées
exsangues me fixent
les plus hardies s’approchent
attirées par ma chair
De grosses mouches vertes
pondent leurs larves sur mes restes
néanmoins je survis au milieu des vers qui grouillent

 

Le funambule raccroche aux clous
ses pieds chaussés de chaussons
Des volutes de cigares
flottent dans la pénombre de la chambre
Sur le reste d’un cigare oublié
dans le cendrier
une libellule démembrée se balance
monde en miettes qu’accompagne
des miettes de musique
Le chef d’orchestre part la tête sous le bras
sa baguette plantée dans le dos
Son chien-guide
pousse gémit
et chie sur la nappe brodée
de la table empire du réfectoire
l’après-midi sectionne en deux
ses yeux exorbités
Je m’épingle avec une aiguille
ornée de rubis sur le coussin blanc
d’une vitrine en flammes
Au manège c’est bal jusqu’à la nuit tombée

 

 

Je commence à avoir des problèmes
avec mon visage
Je me l’imaginais tout autrement
à cinquante-quatre Comme s’il ne m’appartenait pas
ni à quiconque 
n’est pas un visage pâle
le plus souvent il fait penser
à celui d’un putain d’Indien
ou d’un terroriste irlandais alcoolique  
Père Omer
raconte au petit-déjeuner
qu’à leur insu on a vendu le monastère
Un si grand bâtiment
n’est pas érable
par six moines désemparés
À sa place l’année prochaine
on ouvrira un centre de désintoxication
Ce monastère s’est fort bien consumé
plaisante le père avec une joie franche
en fixant mon visage transporté d’émotion
Je le presse amicalement
Lui rit comme s’il voyait déjà
notre avenir réduit en cendres

 

 

(Traduction et adaptation : Jenö Farkas et Marc Delouze)