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Un regard sur la poésie Native Américan (13).

     

     Carter Revard est né en 1931 à Pawhuska, Oklahoma. Il est membre de la nation Osage, avec des ancêtres Poncas, Irlandais et Ecossais. Il a grandi dans la vallée de Buck, sur la réserve Osage où il a travaillé dans les champs, dressé des lévriers, surveillé ses deux sœurs jumelles, nettoyé l’école primaire où il était élève pendant 8 ans. Ayant obtenu une bourse, il est parti étudier à Tulsa, puis à Oxford et enfin à Yale où il a soutenu sa thèse de doctorat en 1959. Il a fait carrière à l’université Washington à St-Louis dans le Missouri, enseignant la littérature Anglaise du moyen-âge. Le nom Osage qui lui a été donné lors d’une cérémonie du nom est Nompehwahthe signifiant « fear inspiring », ce qui le rend proche du Tonnerre. C’est en 1973, après les années glorieuses de l’AIM, l’occupation d’Alcatraz et du site de Wounded Knee, que Carter Revard a commencé à enseigner la littérature Indienne. Il a commencé à militer, à aider les étudiants Indiens, à se joindre aux cérémonies en devenant Gourd Dancer. Carter Revard a écrit de nombreux recueils de poésie mais c’est en 1980 que ses ouvrages publiés commenceront à ne parler que des thèmes spécifiquement Indiens. En 2005 il a reçu le prix du cercle des écrivains Indiens d’Amérique pour récompenser une vie entière en écriture.

     Sa poésie est connue pour être merveilleusement ciselée, complexe. L’intérêt de Carter Revard pour les langues, pour le narratif, croise de multiples traditions culturelles et littéraires. En cela il fait reculer les frontières entre les genres. Dans son livre « The Nature of Native American Poetry » paru en 2001, Norma Wilson dit : « Personne d’autre que Carter Revard ne fait montre d’un savoir aussi étendu sur les traditions poétiques Anglaises et Américaines. Aucun autre n’a été capable d’exprimer clairement, parfaitement, dans la langue Anglaise, la relation entre le mythe tribal ancien et la vie moderne. »

     Carter bien souvent introduit ses poèmes par des explications, il écrit des notes qui sont autant de mines de connaissances et d’informations ou bien et qui replacent le poème dans un contexte historique, politique, social. Les poèmes semblent surchargés de références  mais Carter Revard ne perd pas son fil et il enchaîne de poèmes en poèmes jusqu’à vous faire une démonstration virtuose en vous accompagnant de ses réflexions, apartés,  pour vous livrer des conclusions humoristiques et graves. En cela il est fidèle à son tempérament, certains diraient invétéré bavard, emporté par le flot des mots. Pour moi il est un homme d’une extrême gentillesse, pourvu d’une énergie inépuisable, d’une générosité sans faille, qui a conservé une agilité d’esprit lui permettant de surfer sur les multiples vagues qui abordent ses rivages littéraires.

       Je commencerai avec un poème humoristique qui traite d’un sujet grave à savoir les plastiqueurs furtifs, les assassins internationaux, les nettoyages ethniques, les guerres bactériologiques qui ont pu se dérouler aux Etats-Unis entre 1803 et 2001. Dans une conférence sur la littérature des Indiens d’Amérique, Carter Revard déclarait : « J’espère que de jeunes Indiens version Bill Gates ou Steve Jobs sauront inventer de quoi nous tirer de ce trou noir, de cet immense gâchis. » Au long des 29 vers du poème, de nombreux sujets ou événements sont suggérés et c’est ce qui a décidé Carter Revard de l’intituler POSTCOLONIAL HYPERBAGGAGE soit hyperbagage postcolonial, quelque chose de bien lourd, bien indigeste, bien traumatisant à faire circuler dans le langage comme se déploient de nœuds en nœuds et de liens en liens les hypertextes. Ceci permet au poème de devenir lieu et document hypermédia, ce qui en soit est déjà ironique.

 

hyperbagage postcolonial
Si seulement Vuitton faisait une valise
avec modem et hypertexte—ou du moins avec windows
afin de nous permettre d’y déposer de nouveaux dossiers, là où
les vestes ne se froisseront pas, là où toutes
les chaussettes odorantes peuvent être suspendues soigneusement dans
le tiroir aux herbes qu’est l’hyperespace—en compagnie cependant
d’autres dossiers plus frais dans lesquels leurs truffes
au chocolat à l’intérieur d’un pull cachemire
ne fondraient jamais.
Nous avons besoin
de ces trous noirs réversibles pour traverser les frontières,
des choses que nous pourrions empaqueter et fermer
au simple toucher sans jamais rompre une couture
ni endommager une fermeture éclair. Ils feraient augmenter la valeur
de l’Eurodollar en flèche—
et oui, pensez seulement
que les plastiqueurs furtifs pourraient être remplacés
par des poches diplomatiques pleines
d’assassins virtuels,
des terroristes ayant déjà agi seraient récupérés
dans les canettes des décharges, pour vivre
une virtuelle réalité.
Toutes les réserves indiennes seraient desaparecidos
dans la vallée de la mort, mais accessible grâce à
leur icône dorée, le dollar Sacajawea.
Je pense que le plus petit Satan pourrait
vendre une telle application Pandora de Apple
aux plus intelligents Adam et Eve, n’ayant qu’à dire :
goûter ceci une seule fois mes chers,
et vous êtes de retour au paradis.

 

 POSTCOLONIAL HYPERBAGGAGE

If only Vuitton would make a suitcase
with modem and hypertext--or at least windows
to let us put new folders in, where
jackets won't wrinkle and all
the smelly socks can be hung with care in
the hyperspace herb-drawer--and with
still cooler files whose chocolate
truffles would never melt
into a cashmere sweater. We need these
neat reversible black holes for crossing Borders,
things we could pack and close
at a single touch and never pop a seam
or rip a zipper. They'd make the Eurodollar
zoom up in value--
and hey, just think,
Stealth Bombers could be replaced
by diplomatic pouches full
of virtual assassins,
used terrorists could be dumped
out of the Trash Can, leaving
a Virtuous Reality.
All Indian Reservations could be
desaparecidos
into Death Valley, yet accessible through
its golden icon, the Sacajawea Dollar.
Such a Pandora's Apple, I think,
even the seediest Satan could have sold
to the smartest Adam and Eve, just by saying
one taste of this, my dears,
and you're back in Eden.

 

 

Lors de la dite conférence pendant laquelle Carter a lu son poème, il a ajouté : « Le mot Espagnol desaparecidos signifie disparus et ce terme fut appliqué aux citoyens Chiliens, Péruviens, Argentins qui furent saisis, emprisonnés, torturés par les polices secrètes aidées par le gouvernement américain pendant les présidences de Nixon et Bush père. Nombreux furent ces victimes qui furent jetées depuis un avion au-dessus de l’océan pour dormir avec les poissons—ce qui implique que plusieurs présidents américains pourraient parfaitement bien être vus comme des parrains de la mafia. » Le lecteur appréciera la franchise, le militantisme et l’engagement de l’auteur. Il poursuit ensuite en expliquant que ce premier poème datant de 1982,  ne pouvait prendre en compte ni la chute de Babylone ni celle des tours jumelles, ni le massacre de Wounded Knee ni la mise à sac de Nankin, ni le siège du ghetto de Varsovie ni les attentats de Ramallah ou de Bethléem, rien qui ne soit le résultat du terrorisme sponsorisé par les états. C’est pour cela qu’il a écrit un autre poème intitulé A Response to Terrorists :

 

Une réponse aux terroristes
Il semblerait que vous ne puissiez
rester des pas-grand-chose bien longtemps
avant  qu’un autre
ne vous surclasse. Franchement,
parlant en tant qu’Indien j’admets
que c’est plus facile d’être noble et de sourire
avant de disparaître, pareil pour Martin Luther King
en prison : ça lui était plus facile que pour
l’ambassadeur Andrew Young—
et les dernières victimes de l’holocauste pourraient
être les prochains initiateurs de la guerre pour le  Lebensraum*
au Liban ou à  la West Bank : les Palestiniens sont
ceux parqués dans les camps de concentration, à l’heure actuelle.
N’y aurait-il pas moyen de nous
sortir d’en dessous sans nous retrouver
au-dessus en train d’étouffer les autres ?
Oh bien entendu,
Il semble improbable que les Acomas
rachètent Kerr-McGee
et réclament le Nouveau-Mexique comme leur appartenant, ou que les
Cayugas, Mohawks et Oneidas récupèrent les Adirondacks
et  gèrent un rachat d'entreprise par effet de levier des
Chase Manhattan, Rupert Murdoch, et autres  Ivy League.
Mais s’ils le faisaient
seraient-ils enfin citoyens du grand
Ordre Impérial plutôt
que de rester une espèce de nos petites cultures
en voie de disparition pour laquelle le sens
d’avoir besoin de chacun d’entre nous,
d’être à la pointe de la croissance, d’être
le vif argent de la terre,
est le poids que nous portons du fait de notre petitesse,
est-ce là l’évidence de notre fragilité?
C’est ce qui nous rend puissants et pourtant nous craignons
que cela nourrisse les tueries, c’est savoir que nous sommes faibles et courageux
ce qui nous permet de vouloir vivre
et laisser vivre.
Les terroristes—
lecteur, remplace les noms des têtes de gouvernement au fur
et à mesure que tu lis ceux-ci, les noms qui figurent
remontent peut-être à une époque avant ta naissance : Reagan, Gorbachev, Shamir,
Khaddafy, Thatcher, D'Aubuisson, parmi d’autres—
poignarderaient-ILS LEURS mères,
briseraient-ils la tête d’un PETIT-fils contre un mur ou bien
terrifieraient-ils des chatons avec une grenade incapacitante ? Ils tuent
avec leur langue, envoient des
substituts de couteaux, garrot, tabassage, poison, torture, bombe—
qui pourrait dénombrer les moyens ? Voici un tigre : tirez
un missile et la créature reculera
et nous respectera. Le chaton est
écorché, il sort une patte trouée par une balle
qu’il s’est tiré lui-même, qui s’agite comme
une langue. Fourchue la langue. Ah, regardez
comme ils quittent le Sommet maintenant,
ils montent dans leur longues limousines et s’en vont
sans déraper sur la cervelle du petit-fils.  

 

 

A RESPONSE TO TERRORISTS

It seems you can't
stay bottom dog too long
before some other
outbottoms you. Frankly,
speaking as an Indian I admit
it's easier to be noble and smile
while vanishing, just as for Martin Luther King
in prison it was easier than
for Andrew Young as Ambassador---
and last war's victims of the Holocaust may
be next war's seekers of Lebensraum*
in Lebanon or the West Bank: the Palestinians are
the ones in concentration camps, these days.
Isn't there some way we might
get out from under without finding ourselves
on top and smothering others?
Oh sure,
it seems unlikely that the Acoma
will buy out Kerr-McGee
and claim New Mexico as theirs, or that
Cayugas, Mohawks and Oneidas will get the Adirondacks back
and run a leveraged buyout of
the Chase Manhattan, Rupert Murdoch, and the Ivy League.
But if they did,
would they be citizens at last of the great
Imperial Order, rather than our kind of
small endangered cultures where the sense
of needing every one of us,
of being the tip of growth, the quick
                      of living earth,                             
is borne in on us by our smallness,
our clear fragility?
It's feeling powerful and yet
afraid that fuels killing, it's knowing we are weak and brave
that lets us want to live
and let live.
The terrorists---
Reader, fill in the names of heads of government as you
read this: their names were once
(perhaps before your time) Reagan, Gorbachev, Shamir,
Khaddafy, Thatcher, D'Aubuisson, among the rest---
would THEY knife THEIR mothers,
shatter a GRANDchild's head against a wall or even
terrify kittens with a stun-grenade? They murder with
their tongues, send
surrogates to knife, garotte, beat, poison, torture, bomb---
who could count the ways? This is a tiger: fire off
a missile and the creature will
retreat respecting us. The kitten's
flayed, comes out a foot with self-inflicted
bullet hole, flapping like
a tongue. Forked tongue. Ah, look
how they leave the Summit now,
climb in their stretch limos and drive away
,
not skidding on the grandchild's brains.

Lebensraum* : espace vital, concept géopolitique créé par des théoriciens géographes allemands du 19ième siècle et exploité pour justifier l’expansionnisme nazi.

 

Carter Revard faisait ensuite ce commentaire : « Comme chaque lecteur éclairé le sait, les poèmes peuvent s’écrire en prose. J’aurais pu vous raconter comment ces gros félins puissants continuent de rendre les choses toujours plus difficiles, ils les rendent pires en essayant de soigner à coups de bombes ce qui avait été causé par les bombes et la terreur, alors que seule la justice constitue le remède honnête. Ces grosses légumes prennent ces décisions dans leurs environnements luxueux, entourés de gardes du corps. Les Etats-Unis et leurs alliés ont occupé l’Allemagne de nombreuses années, mais nous n’avons pas apporté la sécurité par l’imposition de la force militaire, bien plutôt en reconstruisant le pays, en agissant avec justice, en luttant ensemble contre la faim et la terreur, en montrant aux Allemands que les américains et les alliés pouvaient être amicaux, non pas des ennemis. J’aurais aimé qu’il en fut ainsi avec les nations Indiennes de ce continent, et je souhaite que cela puisse être le cas en Palestine et au moyen orient. »

     Passons maintenant à un autre style. Carter Revard est aussi le poète qui chante l’émerveillement et le respect. Le monde est un miracle à ses yeux, et il le restera jusqu’à ce qu’il soit sur le point de mourir. C’est un état d’âme qui est loin d’être naïf et qui nous connecte au sens du sacré. Carter Revard est attaché au fait que le souffle partagé du poète puisse aider les autres, ceux  qui n’ont pas les mots pour dire. Partager ce ressenti face au monde, émerveillement et respect, peut contribuer à soigner ce monde. Une forme qu’affectionne Carter Revard est le riddle, une forme poétique médiévale anglaise. Mais il précise que ces riddles, ces fragments de chants, sont chantés aussi bien par les faucons, une antilope, la bible, un rat de bibliothèque, le tonnerre, créatures et phénomènes qu’il faut savoir écouter. Il utilise le terme riddle (qui signifie aussi devinette, énigme) parce que l’être humain résout ses mystères internes et ceux de l’extérieur en les rapprochant, en les rassemblant. Il lui faut reconnaître ce que l’humain a toujours su, et c’était là une théorie médiévale du savoir et de la connaissance. Carter Revard prétend que les humains se laissent couvrir par une couche d’indifférence, une patine qui fait rouiller nos sens et notre esprit, qui l’isole des merveilles ordinaires du monde dans lequel nous vivons. Il faut que cette couche soit brossée, frottée, enlevée, il faut que tout ce qui nous paraît ancien puisse briller de neuf, sonner nouveau, sinon les danses mourront, les esprits ne seront plus honorés. Cet esprit du riddle est exactement l’esprit des chants Poncas, « et se reflète dans les larmes des mères Rwandaises, des larmes Israéliennes ou Palestiniennes, c’est l’articulation de paroles au-delà des mots—qui nous embarquent comme un bateau et nous font dériver dans les profondeurs des choses quotidiennes, où nous rencontrons des créatures incroyables et bien réelles, où les couleurs sont d’un vif inédit mais bien visibles, et nous pouvons nous y émerveiller, nous émouvoir de ce que nos ancêtres aient, eux aussi, pu respirer dans cet océan d’air. Notre esprit est un océan il est notre monde qui fait partie du vingt unième siècle de la même façon que nos ordinateurs en font partie ». Le riddle fait parler les choses ordinaires afin qu’elles révèlent certains de leurs mystères, et ce que nous appelons MAISON, en renferment beaucoup. Voici ce que « house » révéla à Carter Revard alors qu’il se trouvait invité dans  « the poet’s cottage » à l’université de Tuscon en Arizona.

                                 THE POET'S COTTAGE

           At your finger's touch          my turquoise flower
           of fossil sunlight          flashes, you call
           from mountain springs          bright spurts of water
           that dancing boil          on its blue petals
           crushed seeds, their life's          loss repaid
           with offered words.          Watchful electrons
           in copper wall-snakes          await your cue
           to dance like Talking God          down from heaven
           and bring Mozart's          melodies back,
           pixel this world's          woe and wonder, but
           through wind's eye you see          the sun rising
           as creatures of earth          from heaven's darkness
           open iris-nets to          the harsh light
           of human mysteries,          your here and now,
           needle points          where numberless
           angels are dancing,          always and everywhere.

 

                                La petite maison du poète
Au toucher de ton doigt        ma fleur turquoise
de fossile lumière solaire       s’allume, tu appelles
depuis les sources de la montagne      des flots brillants
ce bouillonnement dansant        sur ses pétales bleus
graines écrasées, la perte de leur vie       réparée
avec l’offrande de paroles.      Des électrons attentifs
dans des cables-serpents de cuivre      attendent votre signal
pour danser comme Dieu Parlant       tombés du paradis
et rapportant les mélodies      de Mozart,
pixellisent le malheur et       la merveille de ce monde, mais
par les yeux du vent vous voyez        le soleil se lever
tout comme les créatures terrestres         depuis l’obscurité des cieux
ouvrez les filets-iris à        la lumière crue
des mystères humains,       votre ici et maintenant,
pointes d’aiguilles       où d’innombrables
anges dansent,      toujours et partout.

 

 

La maison, ce logement ne pourrait jamais parler de son être et Carter Revard a essayé de lui donner une forme de parole. La cuisinière, et ses brûleurs à gaz automatiques au simple toucher du doigt, faisait s’épanouir une fleur turquoise. La fleur est un organe sexuel qui attire les pollinisateurs, la cuisinière est comme un organe de l’alimentation nourri par le gaz, venu des entrailles de la terre et résultant de la destruction des jungles et marécages millénaires. Ces hydrocarbures fossiles représentent une immense énergie pareille à la lumière solaire. Nous faisons « couler » le gaz et nous faisons couler l’eau aux divers robinets, laquelle eau danse et bout sur la fleur turquoise. Et dans l’eau bouillante nous versons les graines desséchées de céréales pour préparer un petit déjeuner. Et nous offrons des chants pour remercier les semences ayant perdu la vie mais qui prolongent la nôtre quand nous les mangeons. Puis nous allumons la radio, la télévision, ces appareils reliés aux fils cachés comme des serpents dans les murs, et les électrons dansent et la voix du dieu se fait entendre, ou bien la musique de Mozart. Les pixels sur l’écran nous montrent les actualités : les merveilles et malheurs du monde. La fenêtre, window, dérive d’un nom-composé anglais : wind-eye, œil du vent. La fenêtre nous laisse voir le soleil levant, et les créatures vivantes émergent de la nuit : l’obscurité des cieux. Les yeux sont des iris-nets, des filets qui capturent les visions. Iris était une déesse grecque du matin, c’est aussi une fleur, cela désigne l’arc-en-ciel (irisé) et c’est une partie de l’œil humain, tandis que le mot rétine lui, étymologiquement, veut dire petit filet. Tous ces petits mystères du quotidien sont montrés à l’aide de cette aiguille que les savants du moyen-âge utilisaient pour compter les anges et en ce sens l’ici est un partout, un maintenant est un toujours. Le poème est suspendu dans le temps, fait une boucle entre passé et futur, fidèle en cela à la perception Indienne qui veut que tout soit inscrit dans un cercle, dans un cycle, en perpétuelle révolution comme les planètes et les astres eux-mêmes. 

      Il serait impossible de résumer en cet article l’extraordinaire foisonnement de l’œuvre de Carter Revard. Ses poèmes bien souvent sophistiqués, tracent son itinéraire d’enfant de la campagne, initié aux modes de vie traditionnels de la culture amérindienne, jusqu’aux réflexions sur la vie académique d’Oxford et de St Louis, en passant par des considérations sur la politique et les sciences post-modernes. Il peut s’agir aussi bien de poèmes narratifs sur la contrebande d’alcool et l’activisme du Mouvement amérindien, sur les tornades et les arcs en ciel, ou bien des adaptations des comptines anglo-saxonnes revisitées par la culture Osage et l’esprit Indien. La principale raison d’écrire serait d’inviter les lecteurs dans ses espaces personnels, familiaux, communautaires, afin qu’ils célèbrent avec lui et ses cousins Poncas la vie telle qu’elle est, telle qu’elle va, dans sa richesse et dans son âpreté aussi, afin qu’ils partagent ce qui a été mis sur la table et passent un bon moment ensemble. Carter n’est ni élitiste ni individualiste et en cela il est fidèle aux cultures Indiennes qui, s’il fallait qu’on leur plaque une théorie littéraire, seraient une théorie basée avant tout sur ce que la littérature fait et peut faire au sein et pour une communauté « plutôt que sur ce que cela rapporte à l’auteur et à sa coterie d’amis au sein de clubs fermés et dans les cercles de mécènes-parrains. » 

 

Béatrice Machet vient de publier Vent sacré, anthologie de la poésie féminine contemporaine
amérindienne : des poèmes de 13 femmes poètes amérindiennes.