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Un regard sur la poésie polonaise actuelle (2)

Un regard sur la poésie polonaise actuelle (2).

Ewa Lipska, traduit et présenté par Isabelle Macor-Filarska

 

Ewa Lipska est née en 1945 à Cracovie.  Après des études à l’Académie des Beaux - Arts,  elle devient rédactrice du domaine poésie pour les éditions Littéraires (Wydawnictwo Literackie) de Cracovie, l’un des plus grands éditeurs de Pologne, elle collabore à de nombreuses revues de poésie.

A ce jour elle a publié une vingtaine de recueils de poésie, des nouvelles, des pièces de théâtre, dont les thèmes récurrents sont l’enfance et la mort, l’errance de l’homme et l’absurde de la condition humaine. Ces derniers recueils (Moi/Ja, 2003 ; Ailleurs/Gdzie Indziej, 2004 ; L’Echarde/Drzazga, 2005 ; L’Orange de Newton/Pomarańcza Newtona, 2006 ; Rumeur du temps/Pogłos, 2010), toutefois, évoquent également, de façon singulière, avec une tendresse et un humour où perce l’inquiétude, les thèmes de l’amour, du bonheur, la joie d’exister. La dérision n’a pas disparu mais le ton laisse plus de place à une certaine forme de bienveillance et d’amour de la vie concentré sur l’observation des changements de la société, tels l’omniprésence de l’ordinateur, de la technologie. La poésie d’Ewa Lipska, depuis ses débuts, s’ancre dans une vision d’inspiration catastrophiste, se fait témoin de notre temps en optant pour l’ironie et l’humour face au tragique de l’existence. Les métaphores oniriques qui s’élaborent de poème en poème, de recueil en recueil, tissent des réseaux de subtiles relations entre le rêve et la réalité, entre le monde et la conscience que l’homme peut avoir de ce monde. L’Orange de Newton  nous donne à voir les images d’un monde fragmenté, instable, précaire, inquiétant traversé de réminiscences du passé, d’un temps peut-être plus « fiable » parce que nous étions plus jeunes, moins conscients. Ici, la conscience s’est affûtée, conférant sa dimension dramatique à la vision du monde de l’homme contemporain.  Au travers des images qui s’affichent comme des flashs devant nos yeux, se rencontrent l’infiniment petit et l’infiniment grand, le cosmos et notre minuscule histoire d’humain ballotté par l’Histoire dont la roue ne tourne pas rond (« dans la roue de l’histoire/ l’essieu a cassé »…) , le superficiel et le profond ; ainsi se fondent en associations le défilé de mode et la gesticulation politique universelle qui procède à l’établissement des régimes, les rails de chemin de fer et les sillons du maquillage, Dieu et l’homme (« Dieu avoue/qu’il n’est qu’un homme), . Tout devient plus clair, plus net, nos rêves du passé, rêves d’un avenir meilleur, de lendemains qui chantent, nos illusions. Le questionnement existentiel  s’enracine dans la mémoire individuelle et historique, d’où les références, sous formes de paradoxes et d’oxymores frappants, à nos passions, qui ne durèrent pas ou qui s’égarèrent, et à l’Histoire tragique, monstrueuse, revisitée par la conscience présente (« En ce temps-là/ l’analphabète lisait déjà Mein Kampf »). Le poète en appelle à la mémoire, à la lucidité, alors même que les visions entrelacent les publicités de la civilisation de supermarché aux tableaux des grands maîtres, aux œuvres d’art. De Chirico et sa fabrique des rêves.  Foisonnement des images et des références culturelles, Chaplin Shakespeare, Monroe, Le Caravage, Jean Sébastien Bach et d’autres  qui s’entremêlent aux visions du quotidien, le marketing, les ordinateurs, le monde de métal, la course frénétique, le vacarme, la multitude des voix, le surnombre, une histoire d’amour, une voix au téléphone, les draps d’un lit, un paysage, l’espoir encore…la vie perdue d’avance néanmoins. Ces poèmes relatent sous une forme cristallisée « le roman de l’humanité ». Nous sommes et ne sommes pas, nous avons été et ne serons plus, nous ne sommes déjà plus. Fugacité de l’existence humaine, chaos des rêves, questionnement incessant, recherche de la clé qui ouvre la porte de la conscience et d’un monde en équilibre. L’orange de Newton oscille et garde un goût légèrement amer.  Le recueil est construit sur la métaphore filée de la gravitation. La roue de l’histoire tourne, le temps est circulaire, les planètes tournent, les guerres, les massacres, et les joies quotidiennes, les amours, les naissances et les morts se retrouvent aussi dans un cycle, éternel recommencement auquel on cherche en vain un sens. La vision cosmique du monde que nous offrent les derniers recueils d’Ewa Lipska se focalisent sur ce centre de gravité qui fait cruellement défaut à une humanité qui semble poursuivre son errance dans un monde décousu. Les deux derniers recueils d’où sont extraits les poèmes ici présentés évoquent encore le temps sous la forme de réminiscences, d’échos, de voix qui nous parviennent depuis les morts, nos chers disparus, nos voisins proches ou lointains, mais aussi depuis les écrans, les machines  avec lesquels l’homme moderne entretient des rapports intimes. Les poèmes en prose prennent la forme de lettres, genre littéraire où s’exprime l’intime, la confidence autant que la réflexion personnelle sur le monde, l’histoire, l’actualité,  adressées à une amie proche et lointaine tout à la fois, Madame Schubert, subtile référence à l’Europe Centrale, espace historiquement central pour l’Europe. Rumeur du temps/Pogłos est un recueil polyphonique qui propose une vision désabusée du monde traversée pourtant d’émerveillements.

Ewa Lipska a été Premier Secrétaire de l’Ambassade de Pologne à Vienne, ainsi que Vice-directeur de l’Institut Polonais de Vienne. Elle effectue de nombreux séjours à l’étranger, RFA, Grande-Bretagne, Hollande, Danemark, USA, Israël, où elle est invitée à des rencontres et à des festivals de poésie. Ses oeuvres sont depuis longtemps traduites dans de nombreuses langues. En France, nombre de ses poèmes sont parus dans les revues Les Cahiers de l’Est (traduction de Dominique Sila), Action poétique, et dans Passage d’encres, PO&SIE, Plein Chant, Liber, Lettre Internationale, Arsenal, Pleine Marge, Encres Vagabondes, Voix d’encre, Europe (2010), Littérales (2010) dans les traductions d’Isabelle Macor-Filarska et Grzegorz Spławinski) ainsi qu’en recueils :

- Deux poétesses polonaises contemporaines/Wisława Szymborska, Ewa Lipska, trad. Isabelle Macor-Filarska et Grzegorz Spławinski, Mundolsheim, L’Ancrier, 1996 ;

- Vingt-quatre poètes polonais (choix de poèmes), trad. Georges Lisowski, Editions du Murmure, Neuilly-les –Dijon, 2004.

- Panorama de la littérature polonaise, de Karl Dedecius, Editions Noir sur Blanc, Paris, juin 2000. Vol. 2, pp. 427-444, trad. Isabelle Macor-Filarska avec la participation de Grzegorz Spławinski.

- La Maison de la poésie Nord/Pas-de-Calais (l’Homme pour débutants/Ludzie dla początkujących, choix de poèmes,  édition bilingue, trad. Isabelle Macor-Filarska et Grzegorz Spławinski, 2004)

- Moi, Ailleurs, l’Echarde, trad. Isabelle Macor-Filarska et Irena Gudaniec-Barbier, Editions Grèges, Montpellier, juin 2008.

- L’Orange de Newton, trad. Isabelle Macor-Filarska avec la collaboration d’Irena Gudaniec-Barbier, éditions de l’Arbre à paroles, bilingue, maison de la poésie d’Amay, janvier 2013.

- A paraître : Chère Madame Schubert/Droga Pani Schubert et Rumeur du temps/Pogłos