Un triptyque, de Gabriel Rebourcet
Triptyque, la forme des trois recueils de Gabriel Rebourcet signe déjà l’absolue distanciation, le désir d’énoncer autrement, l’altitude qui se veut atteinte à la poésie même. Faire entendre autrement, lui offrir relief et chance toujours renouvelée pour ceux qui osent sortir des chemins tracés, de signifier, d’ouvrir, de cueillir la pluralité des ouvertures du signe. Trois tomes qui osent et qui atteignent, tels sont Vestiges de la vie ordinaire, Cahier depuis les toits, Notes sur le chemin de terre. Suites, tableaux, union de textes qui retracent un parcours poétique, tresses de sens apposés à la page, sans autre devenir que de démultiplier les envolées dans les croisements de ces va-et-vient entre. Et puis parvenir à une ipséité d’ailleurs, à une voix qui murmure, hors. Ainsi l’épigraphe liminaire identique aux trois recueils :
« Fiez-vous
au caractère inépuisable
du murmure »
André Breton
Convoquer André Breton à l’orée de chacun des volumes, qu’est-ce à dire ? Alors que pourtant rien ne signale aux paradigmes ni à la syntaxe une quelconque gémellité entre ces deux auteurs, peut-on espérer alors en horizon d’attente une ressemblance ou une connivence artistique ? Il semble que oui, car il s’agit d’énoncer ce vœu, il s’agit de signifier cette attente portée de toute poésie : atteindre le murmure libérateur du signe, le nettoyer de toute portée sémantique immanente. Il s’agit d’atteindre à ce Graal qu’est le tricot tissé par les mots libérés.
Annoncé par le titre de chacun des trois volumes, ce triptyque jalonne un parcours de vie, et en révèle l’essence, la quintessence, le caractère initiatique, comme chacun de nos pas posés à la terre. Ages pluriels de l’existence, de l’Aurore, tout premier poème du tome 1, au dernier texte du triptyque, qui s’énonce comme bilan, regard tourné aux pages écrites, comme une invite à reprendre au début la lecture pour renaître, dans la parole poétique libératrice…
Tu promets d’être roi Lear face à l’orage
mais fredonnant de mots d’amour
chantant la vision de ton épouse
infinie tu sens couler sur ta joue le
souvenir de ta naissance les cris les
pommades toutes les aubes toutes les
nuits le temps étonnant de ta vie
le goût noisette de ton sang dans ta
bouche est venu quand tu es tombé
tête penchée sur l’acier bleu
la ville est bien là dans ton regard
innocent de tous ses feux qui fusent de
tous ces hommes à l’instant de la mort
toutes ses terres désrabrées
tu te retournes et tu vas prendre le dernier
train mais rien ne bouge la gare est
noire tu vois passer une ombre blanche
un oiseau noué à la lune ta force a fui
tu salues les échos des rails la voix des
rêves ta as tenu parole
Entre le tome 1, Vestiges de la vie ordinaire, parcours terrestre printanier de la sève nouvelle et le tome 3, Notes sur le chemin de la vie ordinaire, temps du bilan, de l’augure de mort après la maladie, de la contemplation, regard posé du poète sur le parcours, les textes enserrés au second tome, Cahier depuis les toits, convoquent des icônes tirées de la mythologie au combien signifiantes. Narcisse en reflet de lui-même qui dit les âges d’homme avant la traversée du miroir, et Orphée parvenu au-delà, entre les deux mondes posté tel le poète, témoin et réceptacle de vie. Descendu aux enfers chercher Eurydice, tel le poète un signe décuplé parvenu à énoncer le murmure du silence
Tu as vécu le voyage de la vie à la mort
tu as bu les poisons de la sagesse
désormais chaque vie croisée,
chaque vie passante
puisera sa force dans la tienne,
force nue, âme saisie,
chaque vie battra dans ta chair
et longtemps résonnera dans ta poitrine,
souvent, très souvent peut-être,
le déchirement de la mort
rappellera ton corps et ton âme à l’unisson,
ton visage s’inclinera vers la terre
par la souffrance subie, infligée,
par les anciennes silhouettes
qui dansent toujours au fond de toi,
sorcières javanaises,
le long des murs de la ville, à la nuit,
tes disparus reviendront, titubant,
feu consumé, sève asséchée,
ils chercheront de la main la chaleur
de ton souvenir
dans la pierre où tu as gravé leurs noms,
tu sais que leur quête est une caresse.
Figures mythologiques, symboles persistants du limon humain, énoncées comme glaise à façonner ce que tous en frères nous portons d’ancestral, de céleste, de cosmique, d’universel… Et dans la prégnance du regard, de Narcisse qui se contemple à l’onde pure des mots à Orphée qui ne peut se retenir d’admirer Eurydice et la perd, le poète nous invite à regarder vers un ailleurs dévoilé par ses mots assemblés en images et paradigmes qui se veulent passage aux arcanes du réel. Plus qu’une symbolique de la castration ou que métaphore d’une incapacité à être, il faut plutôt reconnaître dans l’évocation de ces deux figures un hymne au revers des miroirs, une invite à outrepasser les contours du réel qui s’offrent au regard pour percevoir au-delà, au-dedans, au-dessus, visage tourné vers l’ailleurs. Et le chemin de cette lecture nous est tracé par le signe de Gabriel Rebourcet, qui transcende les murs des apparences. Nous retrouvons alors André Breton sous l’égide duquel sont placés les trois volumes. Lui aussi a cherché le point de fuite, la porte à l’échappatoire, le « point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et la futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement ».
Ce triptyque dessine ainsi un parcours de vie offert comme herméneutique car dévoilé par une langue poétique qui souffle les images aux détours du signe, de métaphores en heurts des signifiants qui s’ouvrent alors à des horizons neufs. Apposés en formes libres et déliées de contraintes, les mots s’épanouissent, envolent les tracés de vie, et conduisent à s’évader du silence de nos chairs pour rejoindre au parcours les âmes de nos frères. Tous, comme en mythologie énoncés, enclos dans ce tryptique. Et le poète à la lyre d’Orphée nous ouvre les portes de tous les royaumes.
C’est bien le murmure qui perdure après la lecture de Gabreil Rebourcet. Dessiné par chacun de ses textes édifiés tels cathédrales aux flèches tendues vers le ciel, il nous mène hors du signe, et heurte les murs clos du monde pour les abroger au silence.
« être roi Lear face à l’orage »