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Une flânerie à travers la poésie contemporaine mexicaine

Si je déplore la tournure un rien pléonastique (désormais répandue, quasi systématique) « voire même » dans la préface de Philippe Ollé-Laprune, je reconnais l’incontestable connaissance qu’il a des poètes mexicains, l’acuité de sa lecture, les questionnements qu’il dégage et les axes qu’il propose très justement à notre propre lecture. La première interrogation porte sur « la légitimité du critère national pour justifier une sélection », partant celle de la cohérence, encore qu’on puisse très bien imaginer un recueil qui essaie de rendre compte des tendances majeures d’écriture du moment, dans leur diversité.

D’ailleurs, dans l’avant-propos, les trois poètes, nés à la fin des années 50, à qui l’on a demandé d’opérer cette sélection de vingt auteurs de la jeune génération (tous âgés de moins de cinquante ans) admettent « le visage multiple de la poésie qui s’écrit au Mexique » et leur difficulté à avoir arrêté ce choix dans un pays où ce genre littéraire a toujours eu une grande importance, avec un  nombre de poètes en conséquence… Retraçant en quelque sorte l’itinéraire de la poésie mexicaine, Philippe Ollé-Laprune pose, pour ce qui concerne le XXème siècle, le jalon incontournable d’Octavio Paz (prix Nobel de littérature en 1990) dont l’impact a, de fait, largement dépassé les frontières nationales. « Il y a bien un avant et un après Paz. » certifie le préfacier qui note que, cette assertion ayant alimenté passionnément le siècle précédent, les auteurs présentés ici sont d’une nouvelle génération, dégagée de ce « baromètre » ;

Anthologie, Mexico 20, La nouvelle poésie mexicaine,
préface de Philippe Ollé-Laprune, Le castor astral, 2016,
320 pages, 20 €.

 il les définit et leur rapport à l’écriture poétique ainsi : « Ils représentent la première génération globalisée, ceux qui communiquent sur les réseaux sociaux, consultent internet. Ils savent que cette discipline se doit de dire ce que les autres ne disent pas, regardent le vacarme médiatique avec suspicion et savent se moquer de ce langage avec fermeté et humour. » et si cet humour est souvent grinçant, c’est de mon point de vue, pour ajouter une distance supplémentaire vis-à-vis de tous les codes, y compris ceux de l’humour. Il me semble que le mot que je retiendrais à la lecture de ces textes est celui, salutaire concernant notre époque, de doute. Je crois qu’il peut d’ailleurs s’appliquer tout également aux canons de l’écriture, au « quoi » et au « comment » on dit, il permet les expériences et les écarts. Je l’ajoute donc à celui de « cruauté » que Philippe Ollé-Laprune, lui, a retenu comme « sensation la plus présente » dans cette très belle préface, impeccablement titrée « Le temps de la tangente ». Mais foin des prolégomènes ! Ne pouvant rendre compte d’une manière synthétique de ce recueil, ni en présenter tous les auteurs, je dirai des choses arbitraires sur quelques-uns, arbitrairement choisis.

 

Le premier sera Rodrigo Flores Sánchez pour illustrer, entre autres, l’humour grinçant et la cruauté évoqués ci-dessus. Dans un long poème intitulé « Plan annuel de travail 2011 », il commence par ces deux vers : « il y a un écho / dans l’assemblée il y a un écho », écho dont on percevra, au fil du texte, qu’il concerne aussi bien le concret des conditions de travail dans un bureau, les revendications à ce propos et la façon dont elles sont menées et, plus mystérieusement, un autre écho, plus large, totalitaire, imprécis, qui englobe l’auteur lui-même et sa pensée, dans une mise en abyme qui dessine les contours d’une épouvante et d’un vertige ;

« il y a un écho dans la salle de réunion / c’est un écho que j’entends / que j’écoute / dont je retranscris ce qu’il dicte / au moins partiellement / ici / sur cette feuille // un écho machinal / une consigne / un ordre de travail / une conspiration / un espoir de grève », on se croit presque dans la normalité, une réalité énoncée avec le langage particulier du poème, « dans l’assemblée on parle de chemins critiques / de travail collaboratif / moi j’avale ce qu’il reste / […] je m’emplis d’air conditionné / des ordres exhibés comme des propositions / je m’emplis des lignes hiérarchiques // et je souris / affable / déférent / respectueux / courtois », on sent déjà le regard décalé de celui qui n’appartient à aucun ordre, fût-ce celui de la révolte ; la conclusion un brin schizophrénique laissera pantois : « puis je note que j’entends un écho / et alors j’écoute l’écho / et au final pour ne pas me voir / pour ne pas me poser et me découvrir / j’invente des voix / je perçois des échos / je m’inciterai à l’effroi ».

Rodrigo Flores Sánchez creuse volontiers ce sillon de la mise à distance et du décalage. Dans le poème « NOMINATIVE /MACHINE NOMINATIVE / NOMINATIVE » il questionne tout à la fois la réalité, la langue pour en rendre compte et l’identité de celui qui en rend compte, avec une apparente absurdité : « Je viens de voir la plaque disant : / Evacuation de gravats. / En lettres magnétiques sur la porte de la camionnette. » et un peu plus loin dans le texte : « La camionnette sort / de la maison. / Elle avance. / Je crois qu’elle a évacué des gravats de la maison. / Et je répète. / La camionnette / aux lettres rouges / sur la portière / évacue des gravats. / C’est ce qu’elle fait parce ce que c’est ce qu’elle dit.  / Présent de l’indicatif. » et pour conclure ce poème, imprégné d’autodérision en même temps que d’effroi suscité par les possibles et terribles lectures que l’on peut en faire: « On veut m’évacuer les gravats / mais moi je ne veux pas. / Je suis bien comme ça. Je ne veux pas qu’on me sorte de moi. Je préfère / que vienne / la camionnette. »

Pour clore l’évocation de ce poète, je terminerai avec ce petit « Quelque chose » (le titre du dernier poème présenté) dont la première strophe nous dit : « Que peut-être distance / serait la manière de / clôturer la / distance / la manière du peut-être / de la clôture », avec cette fragmentation dans la forme qui, ajoutée au propos et à l’adverbe « peut-être » répété pas moins de huit fois, érige un bien beau totem à la figure du doute, que je proposais comme fil conducteur de cette presque anthologie.

 

Je veux maintenant parler de Mónica Nepote qui, bien qu’on lui ouvre la sélection de ses textes, par ce vers « Le monde est un sac de formules », porte, à plusieurs reprises, précisément témoignage de la cruelle actualité de ce monde. Ainsi, ce terrible poème :

 

Dans la planque un nom

Toucher le nom
sur la surface sale.

Toucher le nom
avec des doigts vivants.

Toucher saisir
tisser le filet.

La lutte
trace photographique.

Étouffée

Toucher le nom
ton testament.

 

La note de bas de page, partie intégrante du poème et nécessaire éclairage, indique : « Julie Lejeune a été séquestrée à l’âge de huit ans par Marc Dutroux. Elle est morte alors qu’elle était sa captive. Sur un mur de la « planque » où elle était enfermée les derniers jours de sa vie, la petite fille a écrit son nom. On peut encore le lire. »

Cet extrait de son livre « Hechos diversos » (faits divers), comme les autres poèmes du même ouvrage, fait état de la violence contemporaine, des violences devrais-je dire tant les formes peuvent être variées, allant puiser dans un champ largement international et ce, toujours avec le même procédé linguistique qui en fait la puissance : en utilisant d’abord la fonction poétique du langage, puis, dans ce que j’ai nommé un éclairage, sa fonction référentielle. La juxtaposition de ces deux modes renforce la brutalité des faits dénoncés. De cette façon, on pourra lire à propos de la prison irakienne d’Abou Ghraib, des traitements dégradants et tortures appliqués aux prisonniers par des militaires américains et des agents de la C.I.A. entre 2003 et 2004 : « Lumière dans la désolation du noir / Scintillement / Serrure, clef introduite / Lumière intermittente La lumière de la torture. / Les questions tombent / (Le visage dans le réservoir d’eau, la main tenant la tête, la non clémence. La main allant au-delà du point d’ordre. La main tourmentée par le son, les coups, au-delà de toute charte.) ». Cette coupe transversale des faits, presque clinique, y compris dans la partie première (poétique) du texte est une condamnation sans concession. Que ce soit dans la sordide affaire belge de pédophilie, dans le scandale des conditions de détention à la prison d’Abou Ghraib, ou concernant d’autres violences, individuelles ou structurelles, Mónica Nepote traite donc ces « faits divers » avec cette même apparente distance, laquelle en amplifie l’aspect inhumain, s’il en était besoin. Du bon usage des procédés linguistiques ! Plus étonnante peut-être, cette approche d’une prise d’otages, dans les années soixante, en Suède, qui donna naissance en psychologie criminelle au syndrome de Stockholm, lequel « réfère non seulement à l’empathie que sentent les séquestrés pour leur kidnappeur mais aussi à la complexe dynamique de la violence domestique. ». C’est que Mónica Nepote ne se restreint pas à un espace où tout un chacun pourrait placer sa part de juste indignation, comme dans les crimes de guerre, par exemple. Elle traque tous les aspects de la violence, jusque dans ses avatars les plus subtils. « Si un dieu décadent nous filmait / jusqu’à la fin du monde, / je serais là / rouge et attachée / face à mon beau Bourreau. » Avec l’emploi de la première personne et la prise de parole en lieu et place de la victime, l’auteur trouve là encore le meilleur angle pour montrer la complexité des violences et de leurs conséquences. Enfin, ce dernier poème, magnifiquement écrit, en pure forme de dénonciation :

Les filles dansent

Où dansent-elles, où les filles, toutes. Leurs sourires étouffés par les pierres. Où le fragment de leurs corps. Dites, où les filles dansent-elles, où lèvent-elles leurs mains pâles, pas leurs os – bouillie pour les chiens - . Dites où, où sont les voix, lumières sur le sable, pas leurs marques sur les dunes. Où les filles ne sont-elles pas mortes, où le vent agite-t-il leurs cheveux, pas comme une offrande mais comme la chose vivante qu’ils ont prise.
À Ciudad Juárrez, dans l’état de Chihuahua, plus de huit cents femmes ont été assassinées dans les dix dernières années. Seulement parce qu’elles étaient des femmes.
Il n’y a rien à ajouter.
Rien à ajouter, en effet.

Voyons la dernière génération de ces vingt auteurs, en commençant par la plus jeune, Karen Plata (30 ans), boursière du programme Jeunes Créateurs du Fonca (Fondo Nacional para la Cultura y las Artes) en 2008-2009 et tout récemment en 2015-2016. Le Fonca est une agence gouvernementale mexicaine, faisant partie du Ministère de la Culture, visant à soutenir la création et la production artistique et littéraire. L’auteur, qui a publié un livre intitulé Retratos de familia (Portraits de famille) tire les portraits donc, à sa façon, questionnant la langue et le sens et, bien sûr, la disparition, la mort, avec une façon étrange mais percutante d’avancer dans son texte : « Elle peint le ciel bleu dans les yeux de la vache, / le regard perdu vers le plafond dans un corps statique. / Un voile blanc. Et puis le coup. // C’est à peine l’enfer, une vache à deux pattes sans rien de blanc au milieu. Voir pousser l’herbe là où avant il y avait une vache. // Le ciel des mouches vient ensuite, / agglutinées contre les couloirs blancs / elles construisent de petits labyrinthes sur la peau de vache. / Des chemins pour rentrer à la maison. // Abandonner aussi est une image comme la vache au milieu du chemin en est une. // Dire le mot vache au lieu de dire grand-mère. / Que se passerait-il si je remplaçais le mot vache par grand-mère ? ». L’étrangeté tient ici dans de petits dérèglements : un paysage familier soudainement bouleversé, l’évocation de la mort et de la décomposition en parlant simplement des mouches et cette suggestion, purement rhétorique dans son interrogation, de remplacer la carcasse de la vache par le cadavre de la grand-mère…

A peine plus âgée que la précédente, lauréate elle aussi à deux reprises du FONCA, Xitlalitl Rodríguez Mendoza aime également jouer avec la langue. Les mots sont en tout premier plan, noués à la vie, au point qu’elle propose par exemple comme poème :

Liste de mots préférés

huile
apothicairerie
mousse
indice
orchidée
pain
cire
matrice
rideaux
lac
Kansas
crayolas
grillon
sombre
paravent
thé
épigraphe
orné
tempête et non tourmente

Le lecteur dubitatif pourra certes s’interroger sur le rapprochement de ces mots. Le trouvera-t-il « beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces […] et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie » pour reprendre partie des formules de Lautréamont ? Doit-on cette liste au hasard, brèche qui permettrait au surréel de s’engouffrer dans le réel, selon André Breton ? Que penser, par ailleurs des deux mots rayés ? Et enfin du dernier vers : « tempête et non tourmente » ? La première est-elle préférable, plus positive ? Les hispanisants pourront consulter le blog littéraire TIERRAADENTRO auquel elle participe et où l’on peut lire : « La poesía implica ruptura del lenguaje y, por lo tanto, violencia. », explication possible de ces tentatives que d’aucuns trouveront trop formalistes. Cette poète, qui a réalisé une partie de son cursus universitaire à Rennes, écrit également : « Il est difficile de déterminer l’origine du mot français requin. On dit qu’il vient du latin requiem, mais cela est incertain. Il existe beaucoup de noms pour parler de mes semblables et entre nous, nous n’en utilisons aucun. Notre lingua franca est le silence. », extrait probablement de son livre Jaws – littéralement « mâchoires » en anglais, mais on se souviendra du film qui portait ce titre, traduit en français par « les dents de la mer » – avec lequel elle a obtenu el Premio Nacional de Poesía Ignacio Manuel Altamirano 2015. L’auteur fait feu de tout bois. Elle peut aussi bien raconter une anecdote qui semble autobiographique de sa prime enfance comme dans « Tricycle Apache. Un petit poème western. » où elle plante le décor non sans humour : « Parc Morelos, territoire inhospitalier. / Foyer des employés de bureaux à baskets Vans qui se croient supérieurs / aux employés de bureaux à chaussures. / […] Je pédale. / Je suis moi et mon Apache / Tricycle rouge à trois roues et une boîte en métal. » et plus loin sur son parcours : « Je m’introduis dans le parc. Je pédale. / Son centre est un espace sombre / ciel tapissé de flèches encore / avec leurs feuilles / un petit troquet avec des soulards qui ont l’air / pauvres et un babyfoot. Je pédale. / Eux ne sont pas des employés de bureaux. Je pédale. / Ce sont des chômeurs, des éboueurs, des jardiniers. Je pédale. » Elle poursuit ainsi sa narration de manière plus ou moins onirique, grimpant sur les animaux en béton qui décorent le parc, s’en faisant déloger : « Je monte sur mon tricycle et hurle comme un loup. Je pédale. / Je hurle comme je ne hurlerai pas de nouveau avant 25 ans. /  Je pédale.  / L’employé à baskets Vans m’insulte et me court après en brandissant le poing, je pédale, comme dans une mauvaise traduction de Dostoïevski, je pédale. /  Il nous rattrape presque. /  Je pédale. On ne se retourne pas. » Le poème et l’histoire se déroulent de la sorte sur cinq pages, jusqu’à la chute et au genou égratigné. On voit, à travers ces trois exemples de l’écriture de Xitlalitl Rodríguez Mendoza, la variété des styles et des propositions (de forme comme de fond). Il est vrai qu’elle a également publié des romans pour la jeunesse, est par ailleurs éditrice. La diversité de ces pratiques se retrouve dans son écriture poétique : tout est permis, tout est possible. J’adore.

Et puisque tout est permis, faisons un court détour par l’Argentine. En bonne place dans mon Panthéon personnel, figure Roberto Juarroz, lequel écrit dans sa Douzième poésie verticale (Éditions La Différence, 1993 ; traduction de Fernand Verhesen) : « Il dessinait partout des fenêtres. / Sur les murs trop hauts, / sur les murs trop bas, / sur les parois obtuses, dans les coins, / dans l'air et jusque sur les plafonds. / Il dessinait des fenêtres comme s'il dessinait des oiseaux. / Sur le sol, sur les nuits, / sur les regards tangiblement sourds, / sur les environs de la mort, / sur les tombes, les arbres. ». J’y vois une parenté certaine avec Luis Vicente de Aguinaga, qui, dans le recueil que j’explore ici, nous donne : « Avant de terminer, / laissez-moi poser une question clé. / Si l’oiseau s’en va, les branches chantent-elles ? // […] J’ai dit une question pas plus. / Combien de fenêtres faut-il ouvrir / pour que le dehors ne soit pas dehors ? / Plus exactement : jusqu’où / faut-il avancer / pour que rien ne soit loin ? / Je veux dire : l’oiseau / réellement se distingue-t-il des branches ? / Réellement, sans terre, / les vers seraient-ils des vers / et le corps, sans fin, serait-il le corps ? ». Cherchant matière à confirmer mon intuition, je me suis documenté sur l’auteur, ai vite trouvé qu’il était également essayiste et avait notamment produit, à l’occasion d’un congrès, une longue communication à propos de Juarroz, d’où j’extrais : « No está de más recordar que los poemas de Juarroz forman por sí mismos, cada cual por separado y como partes de toda la Poesía vertical, una especie de sistema crítico afín a ciertos géneros de prosa reflexiva (el aforismo, el apólogo filosófico) y que su dimensión lírica no puede separarse de otra dímensión, la especulativa, que los vuelve precisamente singulares en el universo de la poesía de lengua castellana. ». En substance, il pointe la dimension lyrique, mais inséparable de la dimension spéculative (philosophique) des poèmes de Juarroz, ce qui en fait la singularité. Nul doute que Luis Vicente de Aguinaga ait trouvé là, sinon un modèle, du moins un carburant pour le moteur de sa propre écriture. De même, le concept du « penser entre deux » qu’il énonce ailleurs à propos de la poésie de Juarroz, ne s’applique-t-elle pas à la sienne propre ? « J’ai toujours vu mon envers dans le miroir / et mon inverse, mon absence, / a été ma propre moitié, qui ne me trouvait pas / parce que je me cachais dans des demi-mots. » Toutefois, gardons-nous de réduire l’écriture poétique de L. V. de Aguinaga à une forme en quelque sorte désincarnée et pessimiste. Un beau lyrisme la traverse, comme dans le poème « Le salut » : « Contre l’avancée de la ruine, / contre l’avancée irréparable de ce qui n’eut pas de commencement / et n’a pas de mémoire, / ce qui gâte le bonheur des fruits, / des pauses, / je te regarde marcher vers les arbres. », avec cette confiance et cet espoir affirmés : « Le vent rassemble les feuilles contre moi, / les regroupe en stricts bataillons / et, ordonnant sa furie, impose / la victoire de la fumée conte le jour. // […] Si c’est poussière que je suis, ce que ne crois pas, / après la poussière, il y a toi, soleil qui revient, / figure qui renaît du soir. » dans le poème « Fin d’hiver ». J’aimerais enfin souligner qu’une façon d’humour est présente aussi dans sa particulière affirmation de la vie, comme en témoigne :

Taking sides

Le moment est venu de prendre parti.
Je décrète la fin de la tiédeur.
J’interdis que s’écoule une minute de plus
de petits rires nerveux, de huées.

Rangez-vous par ici les partisans
du ciel matinal. Les nocturnes,
enclins comme toujours à n’être personne
- à être tout -, repliez-vous ou dispersez-vous.

D’un côté le café, les chocolats,
la cigarette ; de l’autre les cuillères,
la brosse à dents, le parfum.

La virgule contre le point. La mer ou le marbre.
L’air ou les cahiers quadrillés.
J’exige des monosyllabes, pas des doutes.

Luigi Amara m’a plu pour ses formules (pas gratuites, il ne faut pas croire : la langue et la pensée y sont mises sur la sellette). Le poème « Nu)n(ca » propose d’emblée un titre qui joue sur deux mots : nunca (jamais) et nuca (nuque). De plus, les parenthèses qui encadrent le n central sont à l’inverse de la norme typographique. Galopin ! Le poème débute de la sorte : « Tourner le dos à tout : / ça / c’est avoir du style. / Ne pas claquer la porte, ne pas / s’échapper à grandes enjambées théâtrales, / simplement se retourner. » On comprend la polysémie suggérée par le titre.  Dans « A pied », ceci : « Se laisser aller. / Ne se fier à rien sauf / à la sensation du mouvement. » et « Se rendre au vertige / de l’horizon. ». Fulgurance de la formule, vous dis-je ! « Le chasseur de fissures » m’a mis à l’esprit cette phrase somptueuse de Pascal Quignard : « Je ne cherche que des pensées qui tremblent. ». Qu’on juge des correspondances potentiellement fragiles que j’établis : « Seule la lumière habille les murs / de la chambre vide //  [… ] Je cherche l’erreur et la fente. Je suis chasseurs de fissures, / de petits passages, de signaux, / vers des mondes ombreux. // […] Je cherche l’erreur dans le lisse, / le fracas d’un point / dans l’abîme blanc. »  

Autre correspondance, étonnante, de lumière dans une pièce vide, entre Luigi Amara et un auteur de ce recueil, Hernán Bravo Varela, qui se laisse aller à des extrapolations poétiques à propos d’un tableau (Soleil, dans une chambre vide, 1963) qui donne son nom au poème. Cela commence par une description : « Dans le dernier tableau d’Edward Hopper / il y a une pièce vide. / A part deux murs, baignés d’un soleil / invisible apparaissant à une / fenêtre qui suggère le feuillage flou / d’un arbre plus flou encore. // Les murs se partagent / un coin d’ombre. » puis commence la supposition, à partir de cette œuvre observée à la National Gallery of Art de Washington : « Sur ce tableau, / les personnages ne vont pas tarder. Ils sont / sur le point de glisser le courrier / sous la porte, ils sont / sur le point de faire tinter les clés / dans une poche, ils sont / sur le point d’emménager / ou de fermer la maison pour toujours. » ; plus qu’une supposition, on a là l’utilisation d’un décor pour une mise en scène, une projection – il est vrai que les tableaux de Hopper favorisent ce type de rêverie. Varela entre ensuite dans le tableau et dans le poème, à la première personne du pluriel (le couple ?) : « Nous sommes là les clés / à la main, à regarder le vide. Nous sommes / immobiles, debout, devant la porte / que nous allons / rouvrir pour la refermer d’un moment à l’autre. » ; la coupure à la fin des vers, en dehors presque de toute unité sémantique – sauf à mettre les projecteurs sur le verbe être : ils sont, ils sont, ils sont, nous sommes – contribue à un certaine sentiment de malaise. L’auteur joue sur les niveaux de réalité, celle de l’œuvre peinte, la fiction qu’il y introduit avec des personnages qui sont absents du tableau mais qu’il fait émerger (avec leur absence) dans le poème  et enfin son propre surgissement avec ce nous… Va-et-vient également entre l’univers du tableau et celui du musée. Le garde du musée est évoqué, avec des clés à la ceinture ! Ces deux vers à son propos sont sans doute une clé de lecture : « Quand on lui a demandé ce qu’il cherchait / dans ce tableau, il a dit : « Je me cherche moi-même. » » et Varela finit de nous égarer, à tout le moins de nous troubler : « Nous sortons du musée. / La lumière nous éblouit durant quelques secondes / […] Nous sommes sur le point d’arriver à la maison d’un moment à l’autre. ». Jeu des miroirs et des intersections.

Les poètes ont toujours un rapport particulier à la langue, c’est ce biais que je souhaite utiliser encore pour donner à voir un peu des poètes suivants. Tout d’abord, Paula Abramo, qui avec son « Δαίδαλον » (Dédale) nous renvoie au Minotaure : « Personne ne m’a jamais dit vache, / mais je suis une vache : on m’a cousue / au mythe. » ; dans ses autres poèmes, également animaliers (mais ce n’est que prétexte), elle s’attaque au racisme et à la discrimination, dans « Poème de bêtes innombrables » : « Il faudrait / réfléchir à propos de la crasse. […] // Par exemple : / d’innombrables bêtes qui soudain / prennent possession d’un recoin de cette ville. / Pas d’un recoin. Du centre. / Pas des bêtes. Des hommes. […] // Ils n’étaient pas que bizarres : ils étaient / foncés. Ils végétaient dans la ville pure / comme une gale inexplicable. / On pensait : qu’ils s’en aillent. / Ils n’étaient pas d’ici. Il fallait / les nettoyer. » et dans « Les mouches », c’est directement la langue elle-même qu’elle met en cause : « Ne rien exagérer : quelques / mouches ont surgi. Maintenant elles se posent / sur la conjugaison du verbe ϕύω, qui n’est cousin / ni de fendre ni de fissure, qui est cousin / de physique et phylogénie, cousin de fiat / et de futur. Que signifie surgir ? ». Jeu savant autour du verbe « être » en grec et de sa forme impérative en latin, on pourra rester indifférent… Claudina Domingo, quant à elle, utilise beaucoup les guillemets et les parenthèses : « « Je ne crois pas en la mort » (a dit le poète) la mitraille propulsait sa silhouette alarmée (il aura le temps de découvrir que vivre consiste « surtout » à mourir) sans le réflexif « car se mourir est un pléonasme » « le reste est névrose » (le reste est religion) idéologie « envie de ne pas mourir » (peur et pluie) « nous (ceux de maintenant) ne sommes-nous plus ceux d’avant ? » », façon avec ces insertions incessantes d’aggraver le questionnement. Christian Peña en réfère carrément au « syndrome de Tourette » dans un long poème de neuf pages, « Au commencement était le verbe / et puis personne n’a su quoi dire », mettant en scène des personnages qui prennent la parole les uns après les autres : « Je dis des choses que je ne pense pas. Je bouge sans le vouloir. Je suis mal né, sûrement un jour où Dieu était malade. J’ai été le mal de crâne du monde, le mal-être de Dieu. Je suis l’accident. // Putasseries. Pédale. Enculé. » Tout cela, juste pour montrer les différentes façons d’interpeler cette langue qui est l’outil, parfois le sujet du poème. Je préfère certes un Óscar de Pablo qui triture son « Poème » de la sorte : « Avant d’être poème, ce poème / était un vaste paysage comprimé sous les nombres. Avant d’être poème, ceci était une saison de temps libre coincée entre deux touches, c’était une démangeaison. Avant d’être poème, ce poème était comme une barque de pêcheurs me picotant les doigts. » ou encore Maricela Guerrero qui écrit avec une certaine forme d’humour, dans un poème bizarrement ( ?) titré « .aquariums / Fenêtres » : « imagine des maisons près de la rivière / des vaches près de la fenêtre de la maison / la neige sur le lit et manger la soupe entourés de livres […] / les louanges sont aussi sinistres qu’hypocrites / les vaches sont aussi hypocrites que les fenêtres / et la soupe près de la rivière / est entourée d’insultes près de la fenêtre […] / écrire est un lien qui attache encore des vaches contre / la neige / se procurer une maison étant vache ou fenêtre près de la soupe / écrire de la soupe et des insultes entourées de rivières / attache et déchaîne des louanges sinistres comme la neige / un lien c’est entourer les vaches de fenêtres / sur les livres d’insultes / le déprimant du style de l’écrivain ce sont les vaches ».

Le lecteur (moi-même) appréciera diversement, mais il est un fait : cette nouvelle génération de poètes éprouve le besoin de se colleter avec la langue, de la chahuter, la tordre pour en extraire quelque élixir, le texte débordant parfois la fonction purement poétique pour flirter avec la métalinguistique, avec plus ou moins de bonheur, jugera-t-on. Il n’en demeure pas moins que les éditions Le Castor Astral, à défaut de constituer une réelle anthologie, ont rassemblé sur quelques trois cents pages, des textes d’un panel de poètes mexicains contemporains (certes issus principalement des régions de Mexico et Guadalajara) qui, sans cette traduction et cette publication, n’auraient pu être accessibles aux lecteurs francophones. J’ai pris un grand plaisir à lire ce recueil, à me renseigner sur tel ou tel poète, à explorer des œuvres qui m’étaient inconnues. En guise de clap final, je vous propose ce poème de Luis Jorge Boone :

Cravate
La cravate qu’il portait
le jour de son enterrement
avait été à moi.
Je ne l’ai pas remarqué immédiatement.
Elle était là, grise à rayures bleues et noires,
et j’ai dû la regarder plusieurs fois
pour comprendre
qu’il s’agissait de celle-là,
et que je ne pourrais plus la mettre
ni moi
ni personne
jamais.

Des mois après j’ai su que ma femme
sans le savoir avait remis cette cravate presque neuve
avec le costume de son père
pour l’habiller à ses funérailles.
« Ça ne t’inquiète pas qu’il la porte à présent ? »,
m’a-t-elle demandé après un silence assez long
 pour descendre dans les profondeurs de la terre
et remonter.

Je ne lui ai pas avoué que certaines nuits
je me suis rêvé
au milieu d’un grand bal,
en train de me promener sur des places sombres
ou d’écrire des phrases
sur les murs d’une maison en ruine.
Je porte un costume sombre
et la cravate.
Je ne peux pas la voir, mais je peux
en resserrer le nœud, lisser des doigts
le gris, le noir et le bleu.

Et toujours, avant de me réveiller,
je la dénoue et la laisse
là,
à un endroit du rêve.