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V.S. Naipaul

 Miracle dans la campagne anglaise

 

Dans ce roman autobiographique, Naipaul relate son arrivée dans la région de Salisbury, à deux pas de Stonehenge, dans le Comté du Wiltshire.

Il vit depuis vingt ans en Angleterre, mais son installation dans cette maison entourée de prairies et de vergers marque le début d’une période particulièrement heureuse de sa vie.

Le village était inexistant. Je m’en félicitai. J’aurais appréhendé de rencontrer des gens.

(Il fera pourtant, un peu plus tard, la connaissance d’un homme qui habite tout près de chez lui, dans un petit logis d’ouvrier agricole, et il se liera d’amitié avec lui.)

La maison que V.S. Naipaul habite est la dépendance d’un manoir laissé à l’abandon – ou presque. À travers les paysages – un chemin herbeux qu’il emprunte chaque jour, une rivière – il entre en contact avec une Angleterre qui n’est plus. Cela rappelle forcément les textes que W.G. Sebald a écrits dans la campagne anglaise (le Suffolk), dans l’ouvrage intitulé Les Anneaux de Saturne. Lui aussi était étranger, au départ. Cela donne au regard des deux promeneurs une singulière acuité.

[…] j’étais maintenant à l’unisson du paysage, dans ce lieu solitaire, pour la première fois depuis mon arrivée en Angleterre.

Et si son regard se pose sur Jack, c’est parce que cet homme lui semble aussi en harmonie avec ce petit morceau de Terre. Les autres, le plus souvent, il les évite.

La vue d’une personne au loin et la perspective d’une rencontre une dizaine de minutes plus tard avaient de quoi me gâcher la promenade dans l’intervalle, et aussi après (car la personne rencontrée aurait toutes les chances de m’emboîter le pas au retour pour regagner, en général, sa voiture  garée à l’autre bout du grand chemin, là où il rejoignait l’une des routes nationales). Je préférais donc, quand je voyais approcher quelqu’un, renoncer à aller plus loin et tournais bride.

Cette fois-ci, pourtant, je n’en fis rien. Je vis que la personne au-devant de laquelle je marchais était une femme d’âge mur. […] Sa manière de me saluer avant que nous nous croisâmes fut pleine de naturel ; nous nous arrêtâmes pour causer. Elle habitait et travaillait à Shrewton. À l’époque où elle vivait à Amesbury, me dit-elle, elle pratiquait régulièrement la promenade que nous étions en train de faire. Elle était venue aujourd’hui dans l’espoir de voir des chevreuils. Nous avions donc cela aussi en commun.

Dans le Wiltshire, V.S. Naipaul accède à la fois à la connaissance de la nature environnante et à celle de sa nature profonde. À son arrivée, il ne s’était pas encore trouvé lui-même et était plutôt mal en point.

Je commençais à me rétablir. C’était même plus qu’un rétablissement. Un miracle s’était produit pour moi dans cette vallée et dans les dépendances du manoir où se trouvait mon pavillon. Au sein de cet improbable décor, au cœur de la vieille Angleterre, en un lieu où j’étais un véritable étranger, je me vis offrir une nouvelle chance, une nouvelle vie, plus riche et plus pleine que tout ce que j’avais pu connaître ailleurs. En ce lieu où je n’avais recherché d’abord que l’éloignement, un coin où me cacher, voici que je réalisai une partie du meilleur de mon œuvre. Je voyageais ; j’écrivais. Je me hasardais au-dehors, ramenais au pavillon des impressions d’aventures, et j’écrivais. Les années passèrent. Je me rétablis.

Lorsqu’il creuse en lui, il est amené à revivre en pensée son arrivée en Angleterre, deux décennies plus tôt. Il se rappelle notamment la gare de Waterloo ouverte la nuit et violemment éclairée. Lui venait d’un monde où l’on ne travaillait qu’à la lumière du jour. V.S. Naipaul avait à peine dix-huit ans, il venait de quitter Trinidad et se retrouvait dans une pension de famille. Il avait choisi Londres pour ses études universitaires et – il en était intimement persuadé – pour devenir écrivain. À l’affût, dès les premiers instants, de toutes les scènes, de tous les décors qu’il jugerait littéraires, il trouva peu de choses à la hauteur de son attente. Il comprend, vingt ans plus tard, que l’essentiel lui a échappé.

Les épaves de l’Europe d’après-guerre, voilà l’un des thèmes qui m’échappèrent.

Il n’a pas fait attention au vieil homme de la pension qui avait sans doute des souvenirs précieux. Il ne lui a posé aucune question.

Il lui a fallu patienter de longues années pour trouver la veine de son écriture. Il parle de cette capacité à entrer en écriture comme dans un jardin clos, une enceinte. Cela est devenu évident dans le Wiltshire et c’est sans doute pourquoi ces dix années-là sont centrales. Le jardin clos renvoie à celui qui entoure le manoir, aux pivoines qui poussent sous ses fenêtres – les premières qu’il ait vraiment regardées : elles étaient à l’image de ma nouvelle vie.

Il comprend rapidement que ce qui le touche le plus est l’état d’abandon dans lequel se trouve le parc, la végétation envahissante : les orties, le lierre, les ronces… Le déclin.

Il apprend qu’autrefois, seize jardiniers s’affairaient dans ce parc. Un seul est toujours là : Pitton.

Et, dans son costume trois-pièces en tweed, il avait si peu l’air d’un jardinier ou d’un quelconque travailleur manuel.

V.S. Naipaul se prend de passion pour l’automne et l’hiver aussi.

[…] j’avais cueilli des herbes et des roseaux, et pris plaisir à voir leur couleur passer lentement du vert à un brun de gâteau sec. J’avais même pris plaisir aux couleurs brunies des fleurs qui avaient séché dans leur vase sans perdre leurs pétales ; j’avais répugné à jeter ces bouquets. Les matins d’automne ou d’hiver, j’étais sorti regarder la gelée blanche qui ourlait les feuilles et les tiges brunies.

S’il devient sensible aux charmes de la végétation mourante, c’est parce que la mélancolie prend de plus en plus de place en lui, comme un magnifique liseron envahissant. La mort le hante. L’écriture de L’Énigme de l’Arrivée est intrinsèquement liée à la mort – celle de Jack, celles d’êtres à la fois plus proches et plus lointains (car restés, eux à Trinidad) : son père, puis sa sœur, mais aussi celle, toute symbolique, sur laquelle débouche un cycle arrivé à son terme, cette petite mort qui précède une renaissance.