Valérie Rouzeau, La Petite dame

Avec ses deux dédicaces, sa petite préface et les quelques notes qui suivent cette longue suite de poèmes, déjà on pénètre dans l’énergie qui propulse toute l’œuvre de Valéry Rouzeau : une générosité, une bonté, une gratitude qui vont dans tous les sens, et ceci malgré fatigue, perte, anxiété, doute.

Il s’agit d’une force résiduelle, résolue et déterminante qui excède tous les critères strictement esthétiques comme tous les jugements ou théories socio-politiques ou philosophiques. Si elle peut parler d’un ‘esprit d’enfance’ où puiser, se régénérer, si elle rêve d’un ‘roman en vers’ à la Queneau, mais, ajoute-t-elle, ‘façon puzzle’ (12) et si elle parle d’une dette au ‘nonsense’ de Lear et Carroll et d’autres encore (12), ce serait, me semble-t-il, et toujours, la force de ‘l’amour et [d’un] humour’ (12) portant la signature très particulière de Rouzeau qui dominerait, et ceci sans présomption, sans dérision, sans ce soubassement de haute mais prétentieuse ambition littéraire qui peut pervertir, miner l’essentiel d’une vie humaine. Partout, une espèce de minimum suffit pour parer les insuffisances de nos catégorisations, nos scisssions, nos mathématisations. Partout un refus de tout chronologiser, situer historiquement. Une petite trace anecdotique ou fantaisie remplace le grand événement, en assume la pertinence, fait basculer nos façons de mesurer, juger le poids des choses qui sont, des instants qui constituent une existence. La forme poétique ne choisit pas non plus le grandiose, la fioriture, l’effet visuel, se contentant d’inversions, de petits liens qui étonnent, de sautillements, de délicats jonglages, de compactages, de brefs rassemblements de quelques flashes, quelques éclats d’esprit qui exigent qu’on prenne garde au ‘vide / Entre le quai et le marchepied please mind the gap’ – celui qui surgit entre signe A et signe B.

 Valérie Rouzeau. La Petite dame, La Table Ronde, 2025. 101 pages. 15 euros.

Le poème rouzaldien s’inspire spontanément de presque n’importe quoi, des banalités du quotidien, banalités qui inexistent, bien sûr, des instants-phénomènes qui ne font qu’attendre un geste, une geste, puisant dans ce qui s’oublie si  facilement : le fonctionnement d’un esprit prêt à jongler, jouer, avec tout ce qui reste finalement tout à fait extraordinaire au sein des choses et des mots. Un poème : ‘La petite dame voit régulièrement / Une infirmière psychiatrique / La moindre panne de courant / Et elle pense mettre fin à ses nuits / La petite dame est sans appui’ (31). S’entretissent souplement une touchante vulnérabilité, une touche de dépréciation de soi ou serait-ce un besoin de dire vrai, d’avouer l’inavouable, le génie des compressions (électricité et nervosité, suicide et cécité sans canne) et d’un scénario qui se dédouble, tout comme Valérie devenue dans le miroir déformant-réformant des mots la ‘petite dame’.

Charme et naturel qui brillent et ce qui peut parfois les sous-tendre, un subtil récit plutôt grisâtre, refoulé mais perçant. Un autre poème, si splendidement jaillie de l’enchevêtrement de quelques syllabes spontanément recombinées : ‘Après l’hiver persévérance / La fleur perce et révérence’ (37). Inutile ici de souligner la grâce et l’enchantement de cette performance digne de l’avant-scène de la Comédie Française. Et un troisième : ‘Elle tremblait en plein cauchemar / Endettée jusqu’’aux oreilles / Coupable en tranches comme une brioche / Un jambon un ananas une vie / Tout au fond de son lit / Quelle chance d’avoir un lit / Rondelles et rondeaux ridelles et rideaux / Voleuse de pataquès de cheminots ? Quand elle se réveilla sur la bonne voie / Alors un jour nouveau démarra’ (38). Changement de ton ici et pourtant d’incessants jeux de mots jonchant partout la scène du poème qui flotte librement sur son erre, jonglant entre rêve et réalité, auto-accusation enjouée de vol-fraude-contrefaçon, tissant finement tous les glissements entre les éléments-termes spontanément surgissant du récit, le poème corrigeant d’un dernier rebondissement dans le réel tout malentendu concevable quant à ce qu’il aurait pu offrir de strictement non-poétique, non-inventif, non-souriant.

 Se déroulant ainsi ‘de distraction en distraction’ (40), comme écrit Rouzeau, son poème persistera toujours à rester joueur, quoique parfois ‘triste au point d’éclater de rire’ (77); et là on voit clairement cet instinct qui ne cesse de pousser le poème à déplacer son centre, de bouger, tournoyer, sans chercher à accumuler les éléments d’un argument, d’une intensité ou focus lyrique, affectif même. Plutôt le poème s’accomplit au moyen d’une petite ou grande multiplication ou foisonnement des plis de l’esprit et du cœur, de leur clignotement, leur scintillation. On a l’impression non pas d’une orchestration raisonnée mais d’un crépitement spontané, intuitif dégageant des étincelles de couleurs différentes, de petites beautés jetables, throw-away, mues par une certaine désinvolture, une simple légèreté, une aisance ou sans-façon. Que ne démentiraient nullement les quelques touches plus sobres, latentes, souvent presque effacées par l’insistance ludique, la magnanimité, l’affabilité qui restent essentielles à la vision distinctive de ce poïein : réenchantement, réimagination de son faire, repoétisation de ‘l’ordinaire’, ce partage qui s’avère un être-avec et -parmi, une amitié qui veut ‘prendre des choses [non pas de travers mais] de trouvère’ (51). À titre d’exemple, ‘l’accident de vélo à huit neuf ans avec son frère cadet / Ça c’est du pour jamais du pur toujours’ (54). Une poésie qui embrasse, donne des bises, sororale et fraternelle, ‘ram[ant / …] ne sa[chant] quand ni pélican / Ni comment ni cormoran / […] / Joyeuserie drôlerie’ (52) On ne demande pas mieux.

Présentation de l’auteur

Valérie Rouzeau

Valérie Rouzeau est une poétesse française. Elle est également traductrice, et la traductrice officielle de Sylvia Plath.

Après diverses publications dans des revues, ses deux premiers recueils édités ont été très remarqués (Pas revoir en 1999 et Neige rien en 2000).

Elle exerce parallèlement des petits boulots de vendeuse avant de reprendre ses études, abandonnées après le bac, en littérature anglaise.Elle n'exerce aucune activité salariée et tâche de "vivre en poésie" via la traduction, les lectures publiques, les ateliers dans les classes, etc.

Elle remporte en 2012 le Prix Apollinaire, considéré comme le "Goncourt de la poésie", pour son dernier recueil, "Vrouz" paru aux Editions de La Table Ronde.

Parolière pour le groupe Indochine en participation sur deux textes : Ladyboy et Talulla à la demande de Nicola Sirkis.

Bibliographie

Poésie

Revues littéraires

  • 1991 : « À cause de l'automne », revue Décharge, supplément Polder no 62.

Recueils

  • 1989 :
    • Je trouverai le titre après, Le Pont sous l'Eau.
    • À tire d'elle, La Bartavelle Éditeur.
  • 1991 : Petits poèmes sans gravité, La Crypte (rééd. 2024) - Prix de la Crypte 1991.
  • 1992 : Chantier d'enfance, La Bartavelle Éditeur et Le Noroît (éd. franco-québécoise), Charlieu / Montréal.
  • 1994 : Patiences, Albatroz et Le Manège du Cochon Seul, coll. « La palme et le groin ».
  • 1995 : Ce n'est pas le printemps, Traumfabrik, coll. « De bouche à oreille », 19 pages.
  • 1999 : Pas revoir, Le Dé bleu () rééd. 2000, 2002, 2003 et 2006 - Prix des Découvreurs 2000.
    • traduit en allemand par Rüdiger Fischer, Nicht Wiedersehen, Pop Lyrik, 2006.
    • traduit en anglais par Susan Wicks (en), avec une introduction de Stephen Romer (en), Cold Spring in Winter, Arc Publishers, 2009 – nommé au Griffin Poetry Prize (en), Toronto 2010, Prix Scott-Moncrieff 2010.
    • traduit en slovène par Mateja Bizjak-Petit, Ne naslednjic, Poetikonove Lire, 2014.
  • 2000 : Neige rien, Unes, Nice.
  • 2001 : Une foule en terre foulée / A crowd of beaten earth, édition bilingue, traduction des poèmes en anglais par Richard Cooper, illustré par Michel Nedjar, Travioles, 79 pages.
  • 2002 :
    • Va où, Le Temps qu'il fait, Mazères.
      • réédition La Table Ronde, coll. « La petite vermillon », 2015.
    • L'Arsimplaucoulis, douceur des Carpathes, en collaboration avec Éric Dussert, Fornax éditeur, coll. « La cuisine au Fourneau », n° 4, 20 pages.
  • 2003 : Valérie Rouzeau lit ses poètes, Le Temps qu'il fait, Mazères
  • 2004 :
    • Kékszakállú, Les Faunes.
    • Le Monde immodérément, en collaboration avec Lambert Schlechter, Éditions la nuit myrtide, Lille, 44 pages.
  • 2005 : Récipients d'air, avec Vincent Vergone, Le Temps qu'il fait, Mazères
  • 2007 :
    • Apothicaria, Wigwam éditions - Prix des Explorateurs 2009 décerné par des collégiens des Yvelines, ex-aequo avec Joséphine et Robert de Christiane Veschambre.
    • Gue digue don (petite suite télégraphique), illustré par Claude Stassart-Springer, éd. de la Goulotte, Vézelay, 16 pages.
  • 2009 : Quand je me deux, Le Temps qu'il fait, Mazères.
  • 2010 :
    • Je comme, ill. de Claude Stassart-Springer, éd. de la Goulotte.
    • Pas revoir suivi de Neige rien, coll. « La petite vermillon », La Table Ronde, Paris.
  • 2012 :
    • Vrouz, La Table Ronde, Paris.
      • (de) choix de poèmes, in Den gegenwärtigen Zustand der Dinge festhalten. Zeitgenössische Literatur aus Frankreich.Magazine Die Horen, 62, 267, automne 2017, Wallstein, Göttingen.
      • (en) Talking Vrouz, choix de poèmes de Quand je me deux et de Vrouz établi et traduit par Susan Wicks, Arc Publishers, 2013 - Prix Oxford-Weidenfeld 2014 pour la traduction.
    • Ma ténèbre - En vingt-deux éclats, éditions Contre-Allées, Montluçon, 30 pages.
  • 2014 : Télescopages, Éditions Invenit / Musée des Confluences, 2014, Lille / Lyon, 64 pages.
  • 2018 :
    • Sens averse, La Table Ronde, Paris.
    • Vincent, Faï fioc, coll. « Les Cahiers », Céret (édition épuisée).
  • 2019 : Colibri si, Le Petit Flou, Corrèze.
  • 2020 : Ephéméride, La Table Ronde, Paris.
  • 2022 :
    • Mon Œil, L'Atelier des Noyers, avec les œuvres plastiques de l'artiste Bobi+Bobi, coll. « Récits de vie », Perrigny-lès-Dijon.
    • Pas revoir ainsi que Va où et Quand je me deux sont réédités dans la coll. « La petite vermillon » de La Table Ronde, avec des oiseaux de Jochen Gerner en couverture.

Livre d'artistes

  • 2006 : Eden, deux, trois émoi, illustré par Daphné Corregan, Éditions Unes, édition limitée en 33 exemplaires sur vélin d'Arches (épuisée).

Poésie jeunesse

  • 2008 : Mange-Matin, illustré par Valérie Linder, L'Idée Bleue, coll. « Le farfadet bleu », 57 pages.

Poésie pour le théâtre

  • 2014 : Qu'on vive, Compagnie de théâtre Chiloé, Lyon, 2014.

Anthologies

  • 2010 : 60 femmes poètes d'aujourd'hui, Couleurs femmes, Le Castor astral, coll. « Le Nouvel Athanor », Bègles, 152 pages.
  • 2021 : 92 poètes d'aujourd'hui, Le désir en nous comme un défi au monde, Le Castor astral, Bègles, 424 pages.
  • 2022 : 108 poètes d'aujourd'hui, Là où dansent les éphémères, Le Castor astral, Bègles, 464 pages.

Essai

  • 2003 : Sylvia Plath : un galop infatigable, Éditions Jean-Michel Place, 122 pages.

Biographie

  • 2023 : Nina Simone (Eunice Waymon), illustré par le plasticien Florent Chopin, La Philharmonie de Paris, coll. « Supersoniques », Paris, 64 pages.

Traductions

Poésie

  • 1999 :
    • La Traversée, dans Arbres d'hiver, Sylvia Plath, Poésie/Gallimard, Paris.
    • Électre sur le chemin des azalées, Sylvia Plath, Unes, Nice.
  • 2000 :
    • Je voulais écrire un poème, William Carlos Williams, Unes, Nice.
    • Le Printemps et le Reste, William Carlos Williams, Unes, Nice.
  • 2003 : Sylvia Plath : un galop infatigable, Valérie Rouzeau, sélection de poèmes de Sylvia Plath, Éditions Jean-Michel Place, 122 pages.
  • 2008 : What I Wrote / Ce que j'ai écrit, Duane Michals, éd. Robert Delpire, coll. « Des images et des mots », 2008, 164 pages.
  • 2009 :
    • Ariel, Sylvia Plath, Gallimard, Paris.
    • Poèmes (1957-1994), Ted Hughes, traduit avec Jacques Darras, Gallimard, Paris.
  • 2023 :
    • Fauverie, Pascale Petit (en), Le Castor Astral, Cenon.
    • Je souhaite seulement que tu fasses quelque chose de toi, Hollie McNish, avec Frédéric Brument, Le Castor Astral, Cenon, 478 pages.

Biographie

  • 2006 : Son mari : Ted Hughes & Sylvia Plath, l'histoire d'un mariage, Diane Middlebrook, Phébus, 390 pages.

Livres illustrés et beaux-livres

  • 2011 : Georgie, R. O. Blechman (en), Robert Delpire, 2011, 116 pages.
  • 2016 : Dessins, Sylvia Plath, La Table Ronde, 2016.

Poésie jeunesse

  • 2010 : Animaux à mimer de Sergueï Trétiakov, illustré par Alexandre Rodtchenko, avec Odile Belkeddar, MeMo, 2010.
  • 2012 : Les Plus Belles Berceuses jazz, 15 berceuses sélectionnées par Misja Fitzgerald Michel, illustrations d’Ilya Green, Didier Jeunesse, 2012.
  • 2015 : Jazz sous la lune, berceuses et standards jazz sélectionnés par Misja Fitzgerald Michel, illustrations d'Ilya Green, Didier jeunesse.

Prix littéraires

  • 1991 : Prix de La Crypte, Hagetmau.
  • 2000 : Prix des Découvreurs de Boulogne-sur-Mer pour Pas revoir.
  • 2002 : Prix Tristan-Tzara décerné par Juliette Darle et André Darle pour Va où.
  • 2012 : Prix Guillaume-Apollinaire 2012 pour Vrouz.
  • 2015 :
    • Prix Robert Ganzo 2015 pour l'ensemble de son œuvre et son ouvrage Va Où.
    • Prix Loin du marketing, pour l’ensemble de son œuvre, décerné par Gérard Lambert-Ullmann.
  • 2019 : Prix Méditerranée pour son recueil Sens averse.

Bibliographie

  • Entretien de Thierry Guichard avec Valérie Rouzeau, Le Matricule des Anges, no 131, mars 2012, p. 21.
  • Valentina Gosetti, Andrea Bedeschi, Adriano Marchetti (dir.). Donne. Poeti di Francia e Oltre. Dal Romanticismo a Oggi. 2017. Giuliano Ladolfi Editore. 

Poèmes choisis

Autres lectures

Valérie Rouzeau, La Petite dame

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