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Vies imaginées (1). Verlaine.

8 janvier 1896

 

Quand, par une nuit de malheur, un homme, misérable d'aspect et de condition, plein de joie sous le masque de peur, s'apprête à mourir, c'est-à-dire à revivre, et quand cet homme a un nom reconnu, apprécié ou blâmé, tout se rejoint, la nuit peut se refermer, un silence briller, tout se recommencer.
Il a eu le temps de saisir quelques mots, à la hâte, afin de clore. Il s'est couché et relâché aussitôt, incapable de lutter, s'embarquant dans des propos vagues, une élocution à la limite du compréhensible: il se souvient du genou gauche de Rimbaud, de son propre genou, le gauche également, gonflé par l'alcool. Il veut prier, le faire mentalement: aucun mouvement ni geste de retrait n'est possible: il va mourir dans cette chambre, dans cette maison, il n'a plus peur – son âme craquera d'amour.
Les vivants sont des fantômes se dit-il.
Alors que ma vision se trouble, je sens sur mon bras et sur ma main aller et venir une petite main de femme. Elle roule la peau du bras, trahissant l'anxiété qui l'anime.
Je souffre mieux quand cette main m'est retirée. Je m'applique plus sur la douleur qui est une multitude de points étendue sur tout mon corps. Là, ma prière traverse les murs.

Paul Verlaine perçoit de loin en loin le son d'une musique. Les notes se détachent, synchrones, elles forment une chanson légère, une chanson à boire, une ritournelle de prisonnier.
Ainsi en était-il de Rimbaud à Mazas, de lui-même, écroué après l'imbroglio de Bruxelles, entrant dans la souillarde, regardant la moisissure du plafond, la puanteur collant à ses loques, ses godillots troués, trop larges désormais, l'odeur d'une tabatière pour seul secours, et l'écriture, Sagesse, Amour, Bonheur naissant des Nuits de Feu, de cette voix dans la tête qui ne tarissait pas, à cause des troupeaux bibliques, à cause du Fiancé.
Après avoir étudié, il posa un regard oblique sur les choses célestes, décrypta des signaux, un genou à terre, buste tourné vers le crucifix, jeûnant, maigrissant, vivant dès lors en mystique.
Interprétant des signes il lisait son propre destin.
Le soleil, un long moment captif de son propre reflet, irisait l'eau de la gamelle.
L'ombre des bâtiments nuance souvent la chaleur, en été; une brise, soufflant de l'Est, vous parvient – elle vous masse la tête, réajustant quelques idées.
La poussière mesurait deux années.
Quelqu'un lui demanda: as-tu des remords, quelque méfait à déplorer tout le jour. Verlaine hocha la tête. Il désigna la Sainte-Bible, soigneusement placée sur le linge faisant office d'oreiller, au ras du sol, à même la couche de sa cellule. Il eut un bref et intense échange avec l'homme. Celui-ci s'en alla, sidéré, comme après avoir vu un martyr. Il se souvint longtemps des mots qui lui empesèrent le cœur et délièrent des sermons dans sa bouche. L'aumônier qu'il était alla visiter d'autres cellules où végétaient d'autres détenus.
Verlaine regardait d'entre les barreaux le parc défeuillé. Amer, l'automne ne l'est point. Tout se met en marche se dit-il. Je suis conçu en automne et naîtrai à Pâques. Le printemps m'adoubera.
Il mit un genou à terre en direction de la Croix et se signa. Puis ses lèvres baisèrent les doigts qui dans l'air avaient tracé les points cardinaux. Il remit ses sabots; le ciel lâchait des gouttes sur son crâne cagoulé. Tous marchaient en longeant les murs de la promenade; c'était dimanche. Le souci de l'œuvre en cours d'élaboration se changeait ici en don du Seigneur. Ce même Seigneur qui mettra sur son chemin les deux Lucien, des années après Rimbaud. Deux jeunes personnes dont il tentera de changer le destin.
Deux déroutes.
Il se souvient du visage de Lucien Létinois; un visage qu'il est le seul, désormais, à reproduire en pensées. Sa mémoire touche l'affleurement des traits. D'avoir ce visage comme de l'argile entre les mains, de le dé-tendre de son pesant de mort est un exercice de concentration, c'est-à-dire rassembler ce pourquoi son élève d'alors était unique. Cette unicité tient dans l'impossibilité de recomposer le visage à l'identique – ses yeux surtout. Le courage de n'y succomber qu'à distance.
Il fut dévoué à ces beaux yeux perdus dans l'horizon.
Il tenta de combler avec des attentions et puis de l'argent la béance que laissait Létinois, vaincu par la fièvre typhoïde, appelant Paul, se retournant dans le nom de Paul.
Lui se tourne vers ce bébé qu'il jeta contre un mur lors d'une dispute, sous un ciel changeant.
Georges, son fils.
Son visage, que l'imagination avait fixé.
L'apprêt de Mathilde. Son air. Son sein sous un froissé de robe, sans qu'elle l'ignorât totalement. Au Grand Hôtel Liégeois, sur un lit, non loin d'une autre chambre où Rimbaud fulminait. Ensuite, ce seront des échos de voix, des fragments rapportés. Le syndrome de tabula rasa. Pour un meilleur rebond, tout devait s'écrouler autour de lui.
Il passa la seconde partie de sa vie à se racheter des fautes commises dans la première. En cela il excella. En cela il fut exemplaire.
Ce qui frappait chez lui, c'était encore la table rase de boire une grande partie de la journée et de suspendre le temps pour se mettre en état de recevoir l'écriture, sa voix, sa voix seule. Jusqu'à se dessaouler en dévalant des lignes. Taper à nouveau du poing sur la table, un jour de soif, tout remettre sur le tapis, même si le tas de feuillets restait en attente sur ladite table. Tels, sa vie, son corps plié en deux, vomissant de l'ombre, de la mélancolie, c'est-à-dire de la bile, en se penchant, en finissant par cracher ou rentrer l'amertume laissée en bouche, dans l'arrière-gorge. Sa voix traversa, toute sa vie d'écrivain, embûches, coups du sort, prisons, drames amoureux. Il était tout entier dans ses écrits.
Si entier que la vie déborda tant de fois: sa vieille mère à laquelle il soutira des magots, dont la ruine des Létinois, mourut sans son Paul; quant à Rimbaud, il se moqua sérieusement de lui dans des courriers envoyés à des relations communes, Verlaine ayant frappé à sa porte, les mains bourrées de liasses (Sagesse) et des merveilles en bouche, du religieux laissera entendre Rimbaud, comme si son ancien compagnon d'Enfer représentait Dieu et Jésus en personne, les fables qu'il vilipenda dans une autre vie; personne ne crut à sa conversion, durant des années il fut comme écarté de la vie littéraire parisienne, publiant à compte d'auteur, ne correspondant plus qu'avec un noyau dur d'amis bienveillants, jusqu'à revenir, être élu prince, tout cela à cause d'une voix dans la tête – même, immuable, princière.
On aime regarder un arbre à la manière d'un être cher, un, depuis ses racines jusqu'à la plus infime part de ciel qu'il occupe.
Il aura vu tant d'arbres.
Quand un arbre meurt, une part de notre regard est lovée dans le halo de sa chute.
Paul Verlaine tombe en lui-même.
Est-ce l'air qui se raréfie, ou l'haleine le long de son dos, remuant les vertèbres et le coinçant à la nuque?
Ses doigts sont du coton. Ses phalanges se crispent. Elles ne se retiennent plus à la poigne chancelante des mains d'Eugénie.
La face s'est tendue dans le geste de mourir.
Il a passé le bois.