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Vies imaginées (3)

 

Le miroir de Venise

 

Un bahut dont la clé en tournant réveille l'odeur du papier, comme échappée d'un flacon ; une bibliothèque où se tiennent, debout et alignés, des volumes reliés, dont un pansement pour l'âme: Les fleurs du mal; une fenêtre que le bureau évite, l'Auteur préférant le coin ombreux, fleuri de matières rares; des lancers d'oiseaux sophistiqués, onyx indestructibles – des chuchotements, là où d'autres chantent, là où d'autres hurlent, où la musique, de son épaule nue, a travaillé, malaxé le musicien, le rendant musicien de tout. Un débarras plein de malles, où sont archivées et classées des notules antérieures; des tiroirs coulissent, chargés du Mystère; fleurs exfoliées d'un doigt, au centre desquelles la négative exclut toutes les autres; et une lumière de biais parvient par instants à toucher le bois ouvragé du bureau. Si, incidemment, elle se pose sur sa main, elle endure et porte ce qu'il a porté puis éclairci en lui et dans sa langue, et comment du langage il est arrivé à sa parousie. Sachant que sa vie se pense les yeux baissés, suivant l'aléa de la plume, au rythme d'une oscillation. 

Ce sont effectivement les ciels mornes, les sarcophages, le sombre squelette de la femme aimée, étendu sur un divan en son accoutrement de peau, l'étoile distante ou la lune émaciée qui l'ont poussé à dépiauter Baudelaire. Et cette vision lui apprend le froid, la capitale sous la neige, le cœur gelé. Il s'imprègne d'elle. Elle monte en lui comme un limon.

 

Il se regarde dans le miroitement d'une cuillère, il lit la boule pâle, statique, le fait que chaque haussement de sourcil soit une virgule sur une gueule cassée. Quelque chose depuis des semaines l'empêche dans sa langue et lui prend ses mots. C'est dans la gorge, dans la bouche, sur les lèvres, le nez, le front et les oreilles. Ça coule, sinueux, marchant par lignes. C'est le thème de l'homme qui chemine à côté de son ombre. Son double le suit sans l'embrasser. Lorsqu'il doit traverser la rivière, qui le rejoint, qui se moque, est-ce la rivière ou le contact de l'eau glacée? une tête affleurant à la surface, sur quoi les eaux par moments se referment, et, au bout d'un combat sans merci, une saillie de branchages, l'homme s'y maintient, sort de l'eau, poursuit son chemin, ne se retourne pas – en aucun cas. 

Il bute sur cette image dans son miroir de Venise. Sa pensée est molle. Elle erre. Il se voit emporté par le courant. L'aphasie dont il souffre mine son humeur autant que son geste, toujours le même, d'aller à tâtons vers le miroir. Le nom lui emplit la bouche mais il ne peut le prononcer: Venise, associée à l'image de cette lave qu'un artisan étire, souffle et forme.

Torride, le futur objet brille en brûlant dans le four qui le rendra solide. L'épaisseur du verre, comme rayé par endroits, lui évoque les poignets en verre filé de Marie, son épouse. Il veut demeurer seul dans cette pièce pendant un temps indéfini, s'acharner. Ce « pot d'encre »... ces « rinçures », dira Rimbaud de ses propres poèmes... Il veut être seul, au moins quelques secondes. Qu'une femme aille et vienne à travers la maison, peu importe, pourvu qu'elle ne brusque pas la poignée, qu'elle ne vienne pas mêler au sien son reflet. 

Avant de sortir d'ici, il voudrait mieux sentir l'effluve du papier racorni, replié sur lui-même en étoile de mer; revoir le pain magique des Fleurs du mal, donné chaque matin, genre d'or ambigu; revisiter aux ciseaux et à la main les notules, la liasse de lettres reçues; alors, le pain devient amer, l'eau tourne et avec elle l'homme tombe, tout se gâte.

La rivière coule, quoi qu'il arrive.

Il en est des hommes comme des blés, écrit Van Gogh à Théo: « certains seront broyés ».

Stéphane-Étienne Mallarmé y échappe. Le temps n'est pas encore venu du spasme à la glotte, de la fin: il mourra sur un tiret, ne pouvant élire un seul mot contre tous les autres.

La rivière coulerait. Là-bas.