Vincent Lambert, ÉCOLE DE LA NUIT

1

vers sept huit heures un soir
je cherchais une écharde
dans un jeune auriculaire
mon garçon la voyait, la voyait
il finira bien par oublier
pourquoi il a mal
et fermer les yeux
ce qu’on appelle grandir
j’allais éteindre, il m’a dit : je suis
pas mal sûr que je peux prédire
la moitié de l’avenir
j’ai dit : pour vrai ?
et lui : ça va être
la nuit
la moitié du temps

2

alors j’ai vu, la nuit
c’est un couloir devenu forêt
un monastère sauvage
mon territoire sous les eaux
la marge illimitée des formes
des paroles qui fixent
les contours du moi dans une brique
l’heure où quelqu’un sort du frigidaire
Neptune et ses pluies de diamants
la nuit nous attire dans sa bouche
avec des reflets
un voyage de quelques mètres au pays
de la fermeture des frontières absolue

3

dormez bien – je creuse le noir avec une cigarette, je perds
le rythme circadien, je décroche, je fais le zéro insondable

à l’entière disposition d’on ne sait quoi, des chiens reniflent
dans les zones gazeuses au commencement de nos histoires

brûlant d’arriver comme un pèlerin dans l’escalier d’Escher
quelque chose au milieu n’a pas de fond ne vieillit pas

4

ta forme de vie va aux ténèbres
pour éclore
elle pousse la tête en bas
agenouillée près du lit
en signe d’abandon
déplie la main et la bête
en-dessous
vient boire

5

le contremaître de nuit
nous rattrape en marchant dans les rangées de cases
les allées de verre du jardin de givre de la cité des morts
encore gelé sur la voie du vide parfait
personne n’a envie qu’il enlève son capuchon
se retourne et
nous ressemble
sosie sans bouche

6

certains mots chatoient ici plus que d’autres
condominium oculaire craie fée muraille yamaha
encodée dans un mur de la forteresse
une brique
donne des vies

7

j’ai tendance à t’oublier, Lune
maîtresse des inversionnistes

comme toi je vis à l’envers
de la programmation et m’entoure de pénombre
pour fleurir, je descends dans mes paramètres
à la recherche d’une fonction désactivée
je retourne mes poches, je tends vers toi
ma défectuosité comme une offrande
au dieu pour les nuls, un signe obscur
dans les viscères du crapet-soleil

8

minuit approche et plus on est égaux
moins il fait noir dans le noir

on entend murmurer les rivières
dans les oreilles sales de nos ancêtres

le faible éclat des fronts nous apparaît
ce qu’on appelle le jour est la nuit d’un autre jour nous le sentons

d’autres ont dérivé qui forment une chaîne et la brisent en tournant
pour nous laisser entrer

9

soudain la certitude qu’on peut voir
dans la nuit héréditaire
par le bout des doigts

long lignage
aimanté comme les minéraux de l’esprit dans les veines
d’eau de l’orgue défibrillisé par le dégel
caillots praniques aspirés par les pupilles nerveuses
la vie intérieure du monde est stroboscopique et trop
de vie affole

j’abandonne la tête dans le courant qui me traverse
je recommence à grandir
j’émerge

10

vues du ciel
nos villes ressemblent à de la moisissure

qui chatoie
un filet de neurones jeté
sur un beau néant navigable

nous l’espèce élevée
dans la peur du noir, on fait clignoter
la maison du dedans (le dernier vœu
de la vie éparpillée : se voir
se voir en ce moment précis
de l’univers)
mais c’est une carie vermeille
dans la bouche d’ombre

ma fenêtre

11

on sort deux par deux fumer de l’air et les étoiles, des trous
dans le couvert de la boîte à respirer par les yeux
des notifications lointaines dans les poches de l’univers
le vingtième siècle n’a rien changé à l’immense paix régnante
je vote pour une heure de noir mondial à méditer le bras d’Orion
la Terre émet une pulsation
aux vingt-six secondes et personne ne sait pourquoi
ce qui se passe est réellement inséparable à l’infini
je baisse le son et j’ouvre les fenêtres
je touche la myriade en te touchant toi

12

déjà habitués à vivre
on oubliait l’autre nom qu’on porte en dormant
veilleuse qui folâtre à minuit moins deux
égarée dans les veines de la mine aux idées
à la recherche d’un corps pour s’enfouir
et parler

Présentation de l’auteur

Vincent Lambert

Vincent Lambert, né en 1980 à Saint-Narcisse-de-Beaurivage, est un écrivain québécois. Vincent Lambert est né en 1980 à Saint-Narcisse-de-Beaurivage. Il détient un doctorat de l'Université Laval, parue aux éditions Nota bene sous le titre L’Âge de l’irréalité. Solitude et empaysagement au Canada français (1860-1930) pour lequel il s'est mérité le Prix Victor-Barbeau de l'Académie des lettres du Québec. Il a publié son premier recueil de poésie, Paysages récents, chez Le lézard amoureux en 2005. En 2013, il fait paraitre La fin des temps par un témoin oculaire à L'Hexagone. En 2019, il publie Mirabilia chez Le Quartanier. Il a codirigé de plusieurs ouvrages collectifs, dont trois aux éditions Éditions Nota bene; Leçons du poème en 2008, Lignes convergentes. La littérature québécoise à la rencontre des arts visuels, en 2009 et La tombe ignorée. Lectures d'Eudore Évanturel, en 2019. Il a aussi fait paraitre J'écris fleuve chez Leméac en 2015, Espaces critiques : écrire sur la littérature et les autres arts au Québec (1920-1960) aux Presses de l'Université Laval, en 2018 et Sensorielles : autour de Paul Chanel Malenfant, aux Éditions du Noroît en 2018. Lambert compte aussi une anthologie à son actif, Une heure à soi. Anthologie des billettistes (1900-1930), aux Éditions Alias, en 2005, ainsi qu'un livre jeunesse, Une chose étrange et gentille (et invisible) paru chez La Courte échelle en 2021. Il a également publié des textes en revues, dont Contre-Jour, et tient une chronique dans la revue l’Inconvénient. Il est enseignant au Cégep de Limoilou.

Bibliographie

Poésie

  • Paysages récents, Montréal, Le lézard amoureux, 2005, 70 p. 
  • La fin des temps par un témoin oculaire, Montréal, L'Hexagone, 2013, 75 p.
  • Mirabilia, Montréal, Le Quartanier, 2019, 293 p.
  • La troisième à partir du Soleil, Montréal, Le Quartanier, 2023, 152 p. 

Essai

  • L'âge de l'irréalité. Solitude et empaysagement au Canada français 1860-1930, Montréal, Éditions Nota bene, 2018, 444 p.

Ouvrages collectifs

  • Leçons du poème, sous la direction de Vincent Lambert, Montréal, Éditions Nota bene, 2008, 202 p. 
  • Lignes convergentes. La littérature québécoise à la rencontre des arts visuels, sous la direction d'Antoine Boisclair et de Vincent Lambert, Montréal, Éditions Nota bene, 2009, 178 p.
  • J'écris fleuve, sous la direction de Vincent Lambert et d'Isabelle Miron, Montréal, Leméac, 2015, 214 p. 
  • Espaces critiques : écrire sur la littérature et les autres arts au Québec (1920-1960), sous la direction de Karine Cellard et Vincent Lambert, Québec, Presses de l'Université Laval, 2018, 394 p. 
  • La tombe ignorée. Lectures d'Eudore Évanturel, sous la direction de Vincent Lambert, Yves Laroche, et Claude Paradis, Montréal, Éditions Nota bene, 2019, 202 p.
  • Sensorielles : autour de Paul Chanel Malenfant, sous la direction de Vincent Lambert et Jacques Paquin, Montréal, Éditions du Noroît, 2018, 370 p. 

Anthologies

  • Une heure à soi. Anthologie des billettistes (1900-1930), Éditions Alias, 2005, 211 p.

Livre jeunesse

  • Une chose étrange et gentille (et invisible), Montréal, La Courte échelle, 2021, 79 p.

Prix et honneurs

  • 2019 - Prix Victor-Barbeau de l'Académie des lettres du Québec pour L’Âge de l’irréalité. Solitude et empaysagement au Canada français (1860-1930)

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