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Wallace Stevens : Harmonium

 

Harmonium est un accordéon joué par des sirènes prenant le thé un matin de fin du monde. De la complexité du langage à l'épure visionnaire, Wallace Stevens invoque du fond des océans des esprits aquatiques préposés à la marche de l'âme.

 

 « But not on a shell, she starts,
Archaic, for the sea.
But on the first-found weeds
she scuds the glitters,
Noiselessly, like one more wave »

("Non sur un coquillage, elle part, /Archaïque vers la mer. / Mais sur la première herbe venue / Elle file dans les reflets, Silencieusement, comme une autre vague." p. 32).

 

L'Infanta Marina, fille non du feu, mais du soir humide, étend ses bras d'écume,

 

 « and thus she roamed
In the roamings of her fan
Partaking of the sea
And of the evening »

(Ainsi errait-elle / Dans les errances de son éventail, / Participant de la mer, / Et participant du soir, / Tandis qu'ils s'écoulaient / et produisaient leur bruit décroissant."

 

pour accueillir un wanderer lunaire dont elle reflète l'esseulement. « The walker in the moonlight walked alone, and in his heart his disbelief lay cold ».

 Siddartha, non loin des rives éphémères, professe la vacuité subvertie par les silences syntaxiques de Williams Carlos Williams, dont le fantôme plane sur ces nocturnes abyssaux : « The mind herein atteins simplicity / There is no moon, on single / Silvered leaf» 

Mêlant symbolisme intemporel et tournures modernes, la plume de Stevens se fait épique, se saisissant d'un lyrisme crépusculaire dont le sujet éclaté n'est plus qu'une ombre chinoise en sursis, qui s'échoue sur les lames effilées du langage : « Mother of heaven, regina of the clouds/ O sceptre of the sun, crown of the moon / There is not nothing, no, no, never nothing / Like the clashed edges of two words that kill ».

 Le feu solaire cède le pas à la profondeur de l'élément marin, étendue d'eau sombre dont Bachelard disait la mort songeuse, et la peine infinie : « We live in an old chaos of the sun / Or old dependency of day and night / Or island solitude, unsponsored, free / Of that wide water, inescapable ».

 Toutes choses, du promeneur solitaire aux « gloomy grammarians in golden gowns », « dull scholars » préoccupés de syllabes, fleurissent pour finalement se fondre dans la mort inéluctable, « mother of beauty ». Les mères terrestres sont frappées d'insomnie devant la matriarche céleste des âmes :

 

 « And the soul, O ganders, being lonely, flies
Beyond your chilly chariots, to the skies »

("Et dans sa solitude l'âme, ô jars, s'envole / Au-delà de vos chars glacials, vers les cieux." p. 29),

 

tandis que les mots flottent entre Bashô et le scalpel érudit d'une syntaxe impitoyable.

L'art des astres («Yet you persist with anedoctal bliss / To make believe a starry connaissance ») courbe l'échine devant l'étoile polaire (« In the high west there burns a furious star »), chef d'orchestre à la tête d'une foule d'archétypes hallucinés, tandis que les titres forment à eux seuls un cantique de l'ordinaire. Deux plans de réalité se superposent ici : l'apparence triviale du  consommateur et les gouffres glaciaux du sujet dédoublé. Le modernisme de Stevens ne supporte aucun isthme, il est tout entier fait d'archipels sémantiques ordonnés comme une Gnossienne. Que le badaud se laisse emporter par l'oiseau aux griffes de cuivre acérées, et chemine dans les royaumes de l'Oklahoma et de la Floride, « significant landscapes » entre le bourgeois en pleurs, l'académicien poussiéreux et les rideaux du métaphysicien qui dévoilent « the last largeness, bold to see ».

Enfin, pour cette édition, il nous faut saluer le travail de Claire Malroux, sans lequel ceux d'entre nous qui ne pratiquent pas l'anglois n'accéderaient pas aux paysages transurbains d'Harmonium.