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YVES GASC, SOURCIER DE LUI-MÊME

1/ SONGE ET MENSONGE AVEC YVES GASC

 

Lors de sa mort en 1997, Robert Pinget((Robert Pinget par lui-même, en 1988 : « Né à Genève en 1919. Enfance magnifique en famille. Études classiques au collège, puis études de droit jusqu'au brevet d'avocat. Mobilisé en 39-45. Installé à Paris en 1946. Y travaille d’abord la peinture, puis reprend définitivement la littérature. Première publication d'Entre Fantoine et Agapa en 1951, suivie de nombreux romans, pièces de théâtre et de radio. Liste exhaustive page 4 du roman L’Ennemi, 1987, publié aux éditions de Minuit comme tous ses autres livres. A fait beaucoup de voyages, de conférences et de lectures dans les universités de quatre continents. En 1966, tout en gardant sa nationalité genevoise, a repris la nationalité française de son grand-père maternel et de son arrière-grand-père paternel. A bénéficié d'une place d’honneur au Festival d’Avignon 1987 et du Prix national des Lettres la même année. Travaille aujourd'hui de préférence en Touraine. »))laissait comme un point d’interrogation, ou une part de mystère, tant sa carrière, en marge de toute l’actualité facile, se présentait discrète, à l’image de sa renommée d’auteur dramatique. En revanche, aucun doute ne se levait, quant au fait qu’il reconnût Yves Gasc, acteur aux cent-trente-cinq rôles, le M. Songe((Robert Pinget est l’auteur d’une série de courts récits mettant en scène un certain monsieur Songe ; personnage créé en 1982 comme une sorte de faux double ; personnage récurrent de l’œuvre à l’origine d’un livre éponyme (1982), et donné depuis comme l’« auteur » de plusieurs petits volumes de carnets (le Harnais, Charrue, Du nerf).

Celui-ci est retraité. Il habite une villa en bord de mer, « non loin d’Agapa, petite station balnéaire pleine de monde l’été et très ennuyeuse l’hiver ». Il est à la fois un poète, un sentimental, un méditatif et un impulsif. Il a tendance à s’assoupir devant son café ou ses factures. N’est jamais là où il se trouve. A toujours confondu parler et écrire. Pour Robert Pinget, le recueil des histoires de monsieur Songe est à prendre comme un « divertissement ». Le plus subtil, drôle et mélancolique qui soit. Monsieur Songe, occupé à un jardinage existentiel, se pose de fréquentes questions philosophiques, dans la catégorie du devisement de bistro, en nettement plus profond et avec une prédilection pour la matière littéraire. Car Monsieur Songe écrit, ce qui n'a rien d'étonnant, puisque c'est l’auteur.))idéal, soit l’un des principaux personnages, et le plus singulier à coup sûr de son œuvre. Dans une certaine mesure, l’adéquation parfaite, si rare, qu’on note entre la création d’un personnage et celui qui lui prête ses traits semble tenir de la magie. En portant à la scène Identité de Pinget, puis en montant et jouant, du même, Paralchimie, Yves Gasc avait choisi de camper Mortin, l’égocentrique et vétilleux ami de M. Songe. Pinget ignorait alors qu’aux cours de conversations révélatrices avec Gasc, dans sa maison de Touraine propice aux coups de sonde intimes, cette intuition fulgurante lui viendrait : le comédien qu’il appréciait certes et dont la carrière exemplaire était louée par lui se révélait, à sa surprise en imitant ses gestes, ses mimiques, son élocution supposée, une sorte de clone de son personnage-fétiche – ce Songe insaisissable dont il doutait qu’on puisse un jour lui prêter apparence et vie sur les planches. Or, Pinget sentait, voyait Gasc tout prêt à tenter la gageure, à matérialiser ce fantoche de papier né d’on ne sait quelle région ambiguë de son créateur.

 

Celui-ci est retraité. Il habite une villa en bord de mer, « non loin d’Agapa, petite station balnéaire pleine de monde l’été et très ennuyeuse l’hiver ». Il est à la fois un poète, un sentimental, un méditatif et un impulsif. Il a tendance à s’assoupir devant son café ou ses factures. N’est jamais là où il se trouve. A toujours confondu parler et écrire. Pour Robert Pinget, le recueil des histoires de monsieur Songe est à prendre comme un « divertissement ». Le plus subtil, drôle et mélancolique qui soit. Monsieur Songe, occupé à un jardinage existentiel, se pose de fréquentes questions philosophiques, dans la catégorie du devisement de bistro, en nettement plus profond et avec une prédilection pour la matière littéraire. Car Monsieur Songe écrit, ce qui n'a rien d'étonnant, puisque c'est l’auteur.))idéal, soit l’un des principaux personnages, et le plus singulier à coup sûr de son œuvre. Dans une certaine mesure, l’adéquation parfaite, si rare, qu’on note entre la création d’un personnage et celui qui lui prête ses traits semble tenir de la magie. En portant à la scène Identité de Pinget, puis en montant et jouant, du même, Paralchimie, Yves Gasc avait choisi de camper Mortin, l’égocentrique et vétilleux ami de M. Songe. Pinget ignorait alors qu’aux cours de conversations révélatrices avec Gasc, dans sa maison de Touraine propice aux coups de sonde intimes, cette intuition fulgurante lui viendrait : le comédien qu’il appréciait certes et dont la carrière exemplaire était louée par lui se révélait, à sa surprise en imitant ses gestes, ses mimiques, son élocution supposée, une sorte de clone de son personnage-fétiche – ce Songe insaisissable dont il doutait qu’on puisse un jour lui prêter apparence et vie sur les planches. Or, Pinget sentait, voyait Gasc tout prêt à tenter la gageure, à matérialiser ce fantoche de papier né d’on ne sait quelle région ambiguë de son créateur.

 

Yves Gasc en 2014, dans La Visite
de la vieille dame, de Friedrich
Dürrenmatt. Photo Mirco Magliocca.

Gasc se mouvait, se matérialisait, rentrait dans la catégorie des automates de chair et d’os, tel que l’avait conçu Robert Pinget dans un de ces moments où la création d’un écrivain, devenu apprenti-sorcier, le dépasse par la portée de sa dérision, de son ridicule.

À coup sûr, Yves Gasc était rompu à toutes les métamorphoses grâce à la diversité des masques qu’il s’était prêté en allant du classique à l’avant-garde théâtrales. De plus, il poursuivait, parallèlement à son parcours d’acteur ; une carrière de scénographe, qu’il accompagnait de la publication de poèmes, d’adaptations diverses, de lectures en public d’auteurs souvent rares. Cette fois, l’admiration qu’il portait à Pinget l’aidait à mettre sur pied, pour le faire vivre en public, un Songe tiré de trois livres de l’auteur : Monsieur Songe (roman ; éd. de Minuit, 1982), Charrue (carnets ; éd. de Minuit, 1985), et Taches d’encre (carnets ; éd. de Minuit, 1997). Les passages choisis parmi les plus significatifs deviendraient sur les planches, Les Carnets de Monsieur Songe, une lecture-spectacle qui ne laisserait pas de surprendre les spectateurs, curieux du défi complexe qu’elle suggérait.

Avec Pinget, pas une minute de doute: nous sommes en plein dans le théâtre de l’absurde, malgré l’apparence logique, à l’abord, de la narration. Mais il s’agit là d’une absurdité qui, par sa prédilection pour on ne sait quel vide, peut devenir terrifiante. Cet absurde castrateur, Gasc est chargé de le véhiculer et si possible, sous nos yeux, de le concrétiser. En créant Songe, Pinget a-t-il voulu se donner un suppôt rejoignant les interrogations secrètes, enfouies jusque-là, de sa propre existence? Nous l’ignorons. De vrai, il ne cherche pas à nous suggérer que Songe est son double, épinglé comme hors de lui, à qui il prêterait ses tics et contrôlerait avec sa plume. Non. Pinget évite de tomber sous la dépendance de son antihéros, alors que Samuel Beckett est sous la sienne quand il crée Godot, que Ionesco, Arrabal, Gombrowicz ou Jean Tardieu se projettent dans leur caricature, comme le fait Renard avec Aupic et Vernet et que Marcel Jouhandeau, en inventant M. Godeau, son satanique suppôt, entend se décharger à la fois d’un sur-moi et d’un sans-moi par une tentation rejoignant le maléfice. Rien de tel chez Pinget. Son dessein, si bien saisi par Yves Gasc, est la volonté entière de laisser Songe à une sorte d’identité caricaturale, à ses velléités, ses limbes, ses radotages qu’il croit fondés, à une sagesse fabriquée, ainsi, qui ne vaut pas pipette. Pinget tient sans cesse en respect, en demeure d’empiéter sur sa propre individualité, ce bonhomme qu’il préfère vouer à l’irrespirable, plutôt que se risquer à le rapprocher de lui. Il le choisit mensonge, selon une assonance avec son nom, plutôt que révélateur (une seule seconde) de son géniteur. Tu es Songe, mensonge, et le resteras. L’ambiguïté autoritaire de Pinget trouve, chez Gasc, un traducteur si fidèle que devant nous le personnage devient presque tangible, sans perdre son inanité. Oh ! Songe se connaît bien pourtant, avec ses actes manqués, et se juge. N’avoue-t-il pas qu’il ne pense à rien, sûr que tout coup de théâtre en ce monde n’est que dans les mots, jamais dans notre vie ? Ne se sent-il pas le jouet absolu de son incapacité à tout ? C’est ce que lui souffle l’ami-témoin Motin, avec son autorité suffisante, en surprenant Songe (qui se veut écrivain, autre échec total) devant son manuscrit vide : « Énumère donc ce qu’il n’y a pas dans ton crâne. » Oui, Songe a voulu écrire, se dire peut-être, mais dire quoi ? Sa bonne reconnaît chez lui le goût des mots, en lui reprochant son « désamour des gens ». Mais écrire s’avère aussi un porte-à-faux dans son trajet terrestre. Bah ! de cette impuissance, de cette « outrecuidance » renoncée, la sagesse biscornue de Songe prend le dessus. Après tout, « on ne peut rien contre soi », a- t-il conclu, pas même fataliste, face à son manque d’inspiration.

Qui est Songe, pris dans l’immensité bigarrée de la comédie-humaine ? À l’approche, un pré-septuagénaire en retraite (probablement de l’Administration ; ça se flaire) tiré à quatre épingles, mise à part une touche « artiste » dans la coupe du veston. Il vit, non sans un certain confort, dans une villa de la Côté dont on devine le jardin fleuriste, comme les semis, tirés au cordeau. Songe fait mine de jardiner assidument, craignant la froidure pour ses végétaux, en coupant ses occupations d’une horométrie rigoureuse par des contestations ne manquant pas de cocasserie avec sa bonne. C’est un homme (mérite-t-il ce nom ?) qui ne tient que par le conventionnel, suivi à la lettre et une routine élue. Pinget n’a-t-il pas eu peur, un jour, en démontant pour nous ce vieux rentier vidé de moelle. Consentant soudain à se pencher sur le destin de Songe, son géniteur nous apparaît atterré, impossible même de prêter quelque drame, survenu en circonstance atténuante, à la vie de Songe, dont même le passé semble exempt de passion amoureuse, de douleur humaine, du moindre élan salvateur. Aucune responsabilité non plus, chez lui, vis-à-vis d’autrui. Pour le justifier aux yeux de la création, sans doute faudrait-il trouver la pièce qui manque à la machine. Lorsqu’il s’imagine mort, c’est au vide, pense-t-on, que s’adresse le retraité : « Tu me laisses finir comme ça ? » Cette interrogation au rien, c’est miracle qu’elle nous touche, en nous poussant à bord du vide, grâce au verbe sans reproche de Pinget transmis avec acuité par Yves Gasc, cet expert en ironie rentrée.

Le public, à l’audition de ces Carnets de Monsieur Songe rit beaucoup lorsqu’il entend l’acteur imiter les burlesques commentaires s’élevant autour du faux décès de M. Songe. À Paris comme à Genève, les spectateurs se sont raccrochés à ce que la lecture-spectacle de Gasc contient d’humour, de jeux de scène riches de drôlerie, même si, là encore, la férocité clairvoyante du comédien n’épargne pas la marionnette qui est Songe. Son jeu a su s’établir sur deux portées : il montre entière la vacuité vertigineuse de Songe et nous permet de le juger humainement. On peut considérer que Robert Pinget, lui, commence et se continue à la fois lorsque son personnage salue les spectateurs. Il cesse de nous inquiéter en finissant de démonter son « monstre », nous laissant un message sans chiffre, une porte sans serrure, en suspens sur le chemin desséché de quelle découverte impossible?, dont Gasc tente de raccorder, d’orchestrer, de remonter le fil. Pourtant la découverte doit bien se trouver là, au cœur du texte et du spectacle – à deux doigts de nous subjuguer par le truchement d’un interprète plus personnel et original qu’il n’a voulu qu’on le dise durant un demi-siècle de carrière. Yves Gasc colle au mensonge qu’est Songe, en complice d’un Pinget qu’il admire, avec la vérité de sa présence, de son sens des nuances sournoises et de sa voix, de son autorité enfin. Par- là, il nous rappelle comment il a su renouveler le Trissotin de Molière, durant près de deux cents représentations à la Comédie-Française, en faisant de ce bas-bleu l’incarnation même de la méchanceté, du parasitisme truqué et du mal tout court. En se déplaçant dans l’énigme Pinget, Gasc nous donne au moins une clé : celle du grand comédien qu’il est resté, par défi et besoin de vérité critique, à l’abri de tous les tapages de notre temps.

 

Yves Gasc dans L'Importance d'être constant, comédie d'Oscar Wilde, à Paris en 2006.

2/ YVES GASC, UN SOURCIER EN MIRAGES INTIMES

 

Dans sa poésie Yves Gasc, perpétuel sourcier de lui-même, sait, à merveille, opérer une osmose, on pourrait dire une synthèse, entre l’événement intime et la félicité qu’il peut tirer de la nature ambiante, reliée à lui par des fluides mystérieux. Si l’on peut le définir comme un romantique à part entière, mais lucide, définition qu’il assume souvent en véritable tunique de Nessus, il met au défi le monde de ne pas correspondre avec lui, dût-il prendre à parti la puissance qui l’accable avant de l’exalter à nouveau, en propriétaire d’on ne sait quelle foi secrète : De ma foi je fais mon enfer. Gasc, qui a pu se rêver hors souillure, ne cesse d’interroger, de humer son angoisse, de goûter sa liesse et d’approfondir jusqu’au vertige malheur et délices d’être là, bien vivant, apte à toujours supporter richesses et mauvais coups du destin : ce sont pour lui, avec son « amour du bien et du mal », des aguets et comme une disponibilité de chaque instant, à se pencher sur les strates et décombres encore vivaces de son moi. A le lire, on retient surtout une sourde, une innée exaltation, suivie d’un bien- être qui le confond lui-même, alors qu’il tient, par exemple, un œuf frais pondu dans sa paume : Quelqu’un nous tient-il ainsi dans sa main, avec cette douceur, au creux de l’univers ? D’indifférence, chez Gasc ? Point. À ce constant régime d’étude de soi, ne risque-t-il pas de faire sourde oreille aux grandes mutations, aux cataclysmes de notre planète, au malheur d’autrui enfin ? Les endosser, croit-il, n’est pas son rôle, si, malgré tout, il les passe au crible de sa sensibilité, en échos intérieurs s’ajoutant au malaise d’exister.

De recueil en recueil, Yves Gasc poursuit une destruction/reconstruction de soi jusque dans l’infime débris. Ce qui semble plus qu’évident lorsqu’on lit son dernier recueil en date, La lumière est dans le noir. Brûlé à vif aux fontaines du désir, et au feu de ce qu’il appelle « les passions contraires », que lui reste-t-il tout à coup, pantelant de désillusions et lassé même, sans doute, de toute douleur fructueuse, alors qu’il se sent presque comme un mort dans sa barque noire ? Quand il part pour le Sud lointain, Paris n’étant plus à ses yeux qu’un enfer parodique, Gasc souffre au point de ne plus réfuter la part de néant promise à tous les hommes, mais en humaniste. Ce grand lecteur de Hâfiz, de Al-Qâdr, cet amoureux des poètes d’Extrême-Orient et des deux Afriques n’accepte pas en son tréfonds, s’il sent leur morsure, que les chiennes sauvages lui lacèrent le cerveau. Royaume suprême à sauvegarder. Il attend sourdement mais intensément, sur la terrasse de sa maison marocaine d’Asilah, où il ne dénombre pourtant qu’absences d’appel, d’embrassement du devenir, en dépit de ce lieu recueilli où stagne la creuse attente du rien qui l’y cloue. Soudain, frémissement jusque dans l’inespoir le poète sait, en persuasion fulgurante, qu’il ne restera pas cette île que le temps oublie. Mais quoi ? Ce voyageur rendu, moulu, humilié par toutes les défaites du vivre, ce solitaire à bout de toutes les imprudences, les impudences peut-être, peut-il croire encore à l’intervention, à l’approche d’une présence bénéfique ?

Oui, puisqu’une voix magicienne, souterraine et comme jaillie de l’impossible qui devient possible, chante à son oreille que le beau mensonge de vivre toujours se confond avec la réalité qui nous garrotte. L’autre est là, palpable, même si cet autre lui fait souffler : Je reste assis au bord du secret – de toi-même. Ne nous a-t-il pas dit qu’il n’y a pas de vraie mort si un jour la main aimée vient tenir la nôtre ? Alors Tout sera dit tout sera bien, termine le poète. Comment ne pas songer au « tout est bien » final gidien ? La partie « Khâlil » du recueil La lumière est dans le noir, conte ce renouveau ensemble emporté et lucide.

Il est évident qu’Yves Gasc, faisant ainsi la nique aux poètes du rien, croit à la permanence, à la vérité, à l’éternité de l’art. Ce qu’il n’a cessé de démontrer au cours de sa longue carrière théâtrale, commencée chez Jean Vilar, poursuivie chez Barrault et parachevée au Français où il joua 180 fois le Trissotin des Femmes Savantes, après avoir abordé Genet, Albee, David Mamet, Ionesco, Pinget, Beckett, Gombrowicz, etc., tout en mettant plusieurs auteurs connus en scène. Que de fois, arrivé dans quelque capitale étrangère, en faussant compagnie à ses compagnons de tournée, à New York, au Japon ou à Moscou, ce lecteur insatiable s’est dirigé, souvent d’instinct, vers quelque librairie inconnue, où il savait dénicher l’oiseau rare. Il retournait, enthousiasmé par ses trouvailles, son sac craquant de livres et de brochures, pour ajouter dans la « campagne » qu’il possède dans le Berry un Mishima ignoré, ou un Essenine, un conte de Bohême oublié de Rilke, ou un Séféris, un Cernuda. Dès ses plus jeunes années, Yves Gasc a fait son havre, son panthéon avec – en dehors des poètes français qu’il connaît à fond, surréalistes compris – Borges le grand favori, Lorca, Ungaretti, Cavafy, et tant d’autres. Cet amour du verbe poétique, il l’a prouvé par de nombreux récitals, dans le cadre des revues Poésie 1 et Les Hommes sans Épaules, à la Maison de la Poésie, à la Sorbonne, en dehors des matinées très courues de la Comédie française, ou encore sur France-Culture. Il faut avoir entendu l’acteur- poète parler de ses prédilections et découvertes avec les Breton père et fils, ou Christophe Dauphin, vigilants témoins de la poésie de notre temps. Yves Gasc aurait pu être un de ces « amateurs » profonds, un de ces « honnêtes hommes », naturellement férus d’art, que vit fleurir la Renaissance.

Ses connaissances en roman n’étant pas moindres que sa culture en vers, on l’imagine, tandis qu’il parcourt l’univers avec les comédiens du T.N.P ou la troupe de Jean- Louis Barrault (plus tard ce seront les Sociétaires du Français) penché sur quelque bouquin révélateur dans un recoin de ces nouveaux chariots de Thespis que sont nos Boeing et T.G.V. Comment ne pas rêver ce jeu de scène ? Madeleine Renaud (ou Roger Mollien) s’inquiète à la ronde : « Mais où est donc passé le cher Yves ? » Barrault met un doigt sur ses lèvres, puis déclare : « Chut ! Vous le savez très bien. Yves Gasc se livre au vice impuni : IL LIT. »