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Yves Namur

 

UNE ANTHOLOGIE PARTISANE        

À l’occasion du trentième anniversaire du Taillis Pré, Yves Namur, le fondateur et animateur de cette maison uniquement dédiée à la poésie, publie une anthologie de tous ses auteurs. Il répond, ici, aux questions de Lucien Noullez

 

 

Le Taillis Pré est né voici trente ans. Peux-tu nous raconter les circonstances de cette naissance ?

Le plus grand des hasards ! Lors d’une visite à la maison, un quartier de Châtelineau qu’on appelle Le Taillis Pré, mes amis Cécile et André Miguel avaient sous le bras une épreuve « offset » d’un livre à paraître, Dans l’autre scène. Un ensemble de textes calligraphiés et des dessins au crayon, diverses couleurs. La reproduction, faut-il l’avouer, était de très mauvaise qualité. Et par hasard, je me suis rendu avec eux dans mon bureau médical où se trouvait une photocopieuse « Ricoh 3006 ». Il m’a suffi de jouer quelque peu sur les intensités d’une page à l’autre, pour obtenir un résultat acceptable. Meilleur que celui proposé par le travail offset de l’époque. Cécile et André Miguel m’ont alors dit : « Et si tu le faisais, toi, sur cette machine ! »

Le Taillis Pré est né ainsi, en 1984. Plus tard ont suivi des livres réalisés par l’un de mes patients, imprimeur et typographe. De belles petites plaquettes de 24 pages : des Verhesen, Jones, Antonio Ramos Rosa, Broussard, Estrada, Stétié, etc. Plus tard encore, c’est le voisinage et l’amitié d’un Michel Bourdain (il dirigeait les éditions Le Talus d’Approche) qui m’ont aidé à faire le pas du livre tel qu’il est aujourd’hui. Nous avons commencé avec trois auteurs du Portugal, un pays, comme l’Irlande, où la poésie règne encore : Pedro Tamen, Antonio Osorio et Nuno Judice.

 

Quels sont tes critères pour accepter ou refuser un manuscrit ?

Un seul critère : le plaisir et l’émotion que je retire d’une première lecture du manuscrit ! On peut ainsi trouver au Taillis Pré des auteurs qu’on pourrait ranger parmi les « classiques » comme par exemple un Roger Foulon et à certains égards une Liliane Wouters. Encore que son Livre du Soufi ne soit pas à classer dans cette catégorie. À l’inverse, on pourra découvrir des auteurs comme Israël Eliraz, Gaspard Hons, Jean-Marie Corbusier, Michel Lambiotte ou le suisse John Jackson beaucoup plus proches du « mot ». Des jeunes auteurs, parce qu’il me paraît nécessaire de tendre la main à ces nouvelles générations, des Eric Piette, Fabien Abrassart, Nicolas Grégoire ou Harry Szypilmann, etc.

Mais un domaine particulier me retient peut-être plus que d’autres : celui de la poésie « pensante », peut-être métaphysique, si je n’avais peur du terme ! Et bien sûr, je ne peux oublier ici des Roberto Juarroz, Gaspard Hons, André Schmitz ou Philippe Mathy, etc.

L’anthologie qui vient de paraître pour situer ces trente années d’existence rend bien compte, je crois, de cette diversité, mais j’ose le penser, d’une qualité… certaine.

 

Quelles sont les grandes joies d’un éditeur ?

D’abord, chaque publication, puisqu’elle a été souhaitée par l’éditeur, est une grande joie en soi. Avoir publié des auteurs au catalogue de grandes maisons comme Gallimard, Lettres Vives ou José Corti, est aussi une satisfaction en soi dès lors que le texte vous tient à cœur. Je pense à Juarroz, Eliraz, Jackson, Judice, etc.

Publier aussi un premier livre fait partie des plaisirs plus qu’ordinaires d’un éditeur. Et là, depuis quelques années, nous avons mis un honneur à en publier cinq ou six par an, avec des premiers titres.

Joies aussi de redécouvrir des auteurs oubliés, dans notre collection « Ha », l’impression de rebattre quelque peu les cartes du cadastre poétique. Mais les auteurs de cette collection ne sont pas intégrés à cette présente anthologie… plus tard peut-être.

Avec un brin d’humour, oserais-je ajouter : ne pas encore avoir été entartré par l’un ou l’autre des refusés au Taillis Pré… mais cela pourrait bien m’arriver l’un de ces jours prochains !

 

En trente ans, as-tu observé une évolution de la poésie ? Si oui, laquelle ?

C’est une question difficile : cela dépend du point de vue que l’on adopte ou que l’on a adopté. Dans mon catalogue, non, puisque dès le départ le choix se voulait éclectique. Par contre, si tu me demandes d’évoquer la poésie en général, oui, il y a évolution… et fort heureusement, d’ailleurs, qu’on ne reste pas dans « l’immobilité » ! Les années soixante-dix avaient été marquées par un certain terrorisme, celui du minimalisme, auquel succède aujourd’hui, le lyrisme et je dirais « l’éloge du quotidien », pour faire bref. Est apparu aussi le slam, ce qu’il a de meilleur (quand il est proche de la poésie !) et son contraire à la fois !  

 

Que répondrais-tu aux reproches inusables adressés à la poésie contemporaine : qu’elle est illisible, élitiste, sans avenir ?

Ma foi je n’ai pas trop envie de développer ou perdre du temps autour de cet argument-là, idiot et probablement toujours entre les mains de « gens » qui ne savent pas ou ne sauront jamais aimer la poésie, quel que soit son timbre de voix.

Si elle est illisible, qu’ils s’achètent donc une bonne paire de lunettes ! Il y a toujours des soldes sur ces instruments-là, ou une seconde paire pour presque rien !

 

 

Comment as-tu composé la copieuse anthologie qui sort à l’occasion des trente ans du Taillis Pré ?

Il m’a semblé que c’était une manière intéressante de montrer un catalogue. Une anthologie donc, partisane plus que toute autre ! Quelque trois cents pages pour trente années d’existence ! Mais j’étais loin, très loin de m’imaginer que ce travail serait aussi ardu et long ! J’avais oublié avoir publié autant de livres, autant d’auteurs… même si aujourd’hui notre travail éditorial se concentre essentiellement sur les auteurs déjà au catalogue.

Pratiquement, et pour lui rendre hommage, j’ai pris modèle sur l’anthologie de Liliane Wouters, parue en 1976, sous le titre Panorama de la poésie française de Belgique. En clin d’œil, une couverture qui arbore le noir comme la sienne et je crois, une même police pour les textes ! Le livre est divisé en une dizaine ou douzaine de chapitres qui abordent différents thèmes : un bestiaire, les mots, la mort, la vie, le temps, le corps, etc. et pour chaque chapitre, le titre d’un livre d’auteur de la maison. De nombreux auteurs apparaissent ainsi dans plusieurs parties du livre. J’ai préféré cette présentation, disons « variée », plutôt qu’un empilement d’auteurs, rangés par ordre alphabétique ou date de naissance.  À vous de juger du résultat !

 

 

Si tu avais les pouvoirs de la mettre en œuvre, quelle politique déploierais-tu pour aider la poésie à vivre dans le monde d’aujourd’hui ?

D’abord j’inonderais les collèges et athénées de livres de poésie, j’obligerais les élèves à remettre des travaux pratiques sur la poésie, tel que la réalisation d’une petite anthologie thématique ou autre (j’ai pu, modestement, instaurer une telle pratique dans un collège dont je suis issu… et où sont passés des poètes comme Eric Brogniet ou Eric Piette). Il n’est pas de meilleur terreau pour la poésie que l’enfance ou l’adolescence, je puis vous l’assurer, moi qui ai eu cette chance de compter un poète comme instituteur, comme un Hubert Nyssen (Actes Sud) avait eu autrefois, lui aussi, un Albert Ayguesparse comme instituteur. Mais est-ce bien sérieux de confier une tâche politique à un poète ? (Je pense à cet ami finlandais, Penti Holappa,… ministre de la culture, quelques semaines seulement !)

En second lieu, j’obligerais nos journaux, quotidiens, hebdomadaires et autres, à publier régulièrement un poème ou l’autre, à rendre compte aussi des publications. Où trouve-t-on aujourd’hui encore un espace critique pour la poésie ? Où, si ce n’était sur le net où paraît-il, les mots « sexe » et « poésie » seraient les plus fréquents ! (Mais je dois bien avouer souvent mon inconfort à lire un poème sur écran, une étude, une chronique, oui, mais un poème, oserais-je avouer, qu’il me semble manquer toujours une page (ou une voix) pour faire naître en moi, cette émotion… appelée poésie, pour citer ce bon Pierre Reverdy.

Lire un poème lors d’un journal parlé à la télévision, trente secondes pas plus ! Quel bonheur, non ? Plutôt que d’entendre ces faits divers…

D’autres idées, certainement, mais l’espace manque et le temps pour y penser. Tiens : lancer un référendum, via un média : que tout qui s’intéresse à la poésie, se signale. Que nous soyons fichés : « amateur  de poésie » comme de bons vins !