1

Zinzin de zen, de Tristan Felix

 

 

Et si pour changer, pour une fois, « on » (c’est-à-dire « je ») parlait d’un livre, cette chose morte, avant que de le lire à voix basse intérieure ? Si on soulignait d’abord l’« aura » que dégage Tristan Felix, poète. Avec sa voix. Avec son corps. Dire la présence de son corps – sa vibration au moment où elle entre en scène/représentation. Présentation d’elle-même au Temple (de la poésie). Don total de soi pour son art. Quand je recevrai son livre par la Poste (en service de presse), je pourrai me concentrer sur le sens et les rimes (rythmes) du texte, mais la voix de la poétesse, je ne la retrouverai jamais. Dans ses Notes sur le cinématographe, Robert Bresson écrivait : « Mon film naît une première fois dans ma tête, meurt sur papier, est ressuscité par les personnes vivantes et les objets réels que j’emploie, qui sont tués sur pellicule mais qui, placés dans un certain ordre et projetés sur un écran, se raniment comme des fleurs dans l’eau. » Alors, voilà : la présence réelle de Tristan Felix est tuée sur le papier du livre imprimé ; et c’est la projection de sa voix dans l’espace scénique de ses véritables performances qui ranime l’énergie vitale initiale de son verbe.

Mais commençons, puisque j’ai reçu le livre.
Mais pourquoi ce titre ? « Zinzin » est expliqué dans la « conclusion » du livre, qui est sa « morale » esthétique : « Aucun montage / aucune mise en scène / preuve que la marée / est complètement / zinzin. » En effet, la bizarrerie des objets cadrés par Tristan Felix dans l’estran, après que la mer se soit retirée (« toutes les six heures », précise-t-elle à l’attention des rats des villes), pourrait laisser penser à des mises en scène d’objets comme dans son « Petit Théâtre des Pendus » ; mais il n’en est bien sûr rien : ces rebuts du monde animal et végétal, voire humain, sont des ready made ; ils ont été trouvés tels quels par l’artiste dans la laisse de mer. Les choses sont là, pourquoi les manipuler ? Déjà, la couverture annonce la « couleur » : j’ai cru d’abord y repérer une sorte de gant de clown en plastique  de cuisine qu’aime à porter l’alter ego de Tristan Felix, « Grove de crustace », sur scène, pour se donner des airs de volatile brut de volière ; eh bien non ! Il s’agit en fait d’une algue trouvée sur l’estran, et puis cadrée. Le cadre décide de tout : « Une ville, une campagne, de loin est une ville et une campagne ; mais à mesure qu’on s’approche, ce sont des maisons, des arbres[1] », des algues étranges sur l’estran, « des jambes de fourmi à l’infini[2] ». « Zen », c’est certain, provient du goût évident de la poète pour le minimalisme des jardins zen japonais ; ou comment figurer un monde avec sept cailloux comme dans le célèbre jardin du temple Ryoan-ji (temple du Dragon Paisible). Cette appétence est démontrée page 41 dans une photographie réunissant une étoile de mer, une pince de crabe et un peu de bave de mer. Entre ces lignes de vie, la poète « analphabète » lit ceci : « On observera sans hésiter / la distance du corps à la lune / un rien d’os / un rien de bave / un désastre de poche. » Il y a beaucoup de bave de mer dans les photos prises par l’artiste. Et si cette bave, cette écume, était le sperme de la mer ? Celui qui déclenche le Verbe et enfante la vie, comme dans le dogme marial ? Chaque poème de ce recueil est un quintil aussi simple et aussi profond qu’un haïku japonais : le maximum de concentration dans le minimum d’espace : zim-zoum ! Comme ici :

on n’imagina pas combien
fut brève la sensation
d’appartenir
au rêve
de sa disparition

Sur quelques pensées énigmatiques de Tristan Felix au service du sur-réalisme : « l’œil perché de la stryge / accélère le cœur du silence ». La Sybille est plus claire…

L’estran est l’endroit, entre terre et mer, où l’on trouve toutes sortes de débris, « bribes et morceaux laissés pour contes » (et non pas pour « comptes »…), nous dit la 4e de couverture de ce recueil. « Les laisses de mer sont attendues »… mais « imprévisibles ». Le photographe amateur, singe de peu de foi comme le pêcheur à pied, va avoir tendance à retoucher ces traces sales sur le sable, à les effacer ; il ne sait pas laisser la mer tranquille ; il ne croit pas au hasard, c’est-à-dire à la vie.

Tristan Felix m’a fait cette confidence, que je vous dois donc : en belle page, c’est toujours l’image qu’elle met : Au commencement était l’image, comme pour Jacques Henric (voir mon essai sur lui, Jacques Henric entre image et texte) ; et ce sont les images qui la font écrire, dans un joyeux ballet. Pour autant, il importe de souligner que Tristan Felix refuse absolument la « belle image » ; ainsi qu’un Georges Bataille dans sa revue Documents, elle ne recule pas devant la « beauté de l’immonde », comme avec cette trace de pourriture (?) organique page 31. Roland Barthes, dans un texte, se plaignait de n’être jamais un autre — « rien à faire », pour lui ; rien de tel ne menace notre poète, comme l’on voit/lit ici : « je me suis échappé de moi / pour me surprendre / en plein vol » (p. 35). C’est bien pourquoi seuls les poètes fondent ce qui demeure

Pour en revenir (et conclure) à « l’aura » de Tristan Felix sur scène, le mieux ne serait-il pas de la citer dans un texte qu’elle a écrit récemment pour la revue Dissonances (n° 31), « Clown de mes deux ! »[3] ? « L’art du clown consiste à s’abandonner à tout ce qui advient sans perdre conscience du danger des alea. » Là où croît le danger, là croît aussi ce qui sauve, disait le poète… Le parangon du clown pour Tristan Felix semble être Buster Keaton, celui qui « ne faisait pas semblant tout en jouant ». « Cela requiert une maîtrise mentale proche de l’état hypnotique, je dirais plus exactement de l’état mystique, dans lequel l’esprit, délesté de toute sa connaissance […] accède à tous les langages possibles. » (C’est moi qui souligne.) Tristan Felix entretient vivement la flamme des grands clowns qui travaillent sans filet, en droite ligne de l’homme au visage qui ne souriait jamais : artiste totale aux mille-et-une facettes, tout lui est désormais possible.

 


[1] Pascal.

[2] Id.

[3] Les choses sont là ; pourquoi les manipuler ?