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Un regard sur la poésie anglaise actuelle (3)

Une poésie qui "vous" explose

 

            Je voudrais avant tout dire le choc que fut ma rencontre avec les deux séries de poèmes de James Byrne ici présentés. Traduire, bien traduire – autant qu'il soit possible – requiert une disposition, un état d'esprit particulier, sur lequel je m'interroge depuis longtemps. Je n'ai que des images pour tenter de cerner l'expérience particulière qu'est la traduction – une expérience intime, troublante, dérangeante – qui met en péril, en quelque sorte (même si temporairement, dans l'espace et la durée du travail entrepris) la personne de celui qui s'introduit – presque par effraction – à l'intérieur du "crâne" même de l'auteur. Car c'est celà que je ressens – que je recherche : je vais chercher les mots au coeur du labyrinthe d'une pensée qui n'est pas la mienne, mais qui la devient, l'espace  palpitant de l'oeuvre – et qui laisse des traces dans ma vie en dehors de l'oeuvre – si tant est qu'on ressorte jamais de la grotte-palais de la pensée d'autrui.

            Traduire, c'est un combat contre l'ombre des mots de l'Autre, pour les amener à la lumière de votre langue. Et plus le poème est fort, plus la lutte est sévère, plus l'accomplissement s'accompagne d'une "illumination" – qui n'est pas sans rappeler, sans doute, l'extase dans laquelle, ainsi que la décrit Le Trésor de la Langue Française "une personne, se trouvant comme transportée hors d'elle-même, est soustraite aux modalités du monde sensible en découvrant par une sorte d'illumination certaines révélations du monde intelligible, ou en participant à l'expérience d'une identification, d'une union avec une réalité transcendante, essentielle." Une expérience que d'aucun qualifieraient sans doute de mystique, à l'image de la Sainte Thérèse du Bernin -  une expérience envoûtante,  totale - intellectuelle et sensorielle.

            Le poète ne saurait m'en vouloir de commencer par cette révélation intime,  lui qui, lors d'une interview (par Valerio Cruciani,  www.amnesiavivace.it) disait qu'il fallait au poète le cran de transmettre – mais aussi de confier - quelque chose au lecteur :

 

            "something must be imparted, given away by the poet to the reader. And that    takes guts."

 

            C'est,  implicitement, n'est-ce pas, accepter que le lecteur à son tour apporte quelque chose au poème qu'il a lu et qui le transforme. Or, traduire, c'est lire au carré : lire entre les lignes, entre les mots, entre les langues. C'est donc aussi percevoir les effets du poème de façon amplifiée, comme par l'effet de "caisse de résonnance" qu'est ce crâne qui double le vôtre. Et les poèmes de Byrne que j'ai rencontrés ont des effets dévastateurs, comparables à ceux d'une mine antipersonnel cachée sous la surface (du poème), dont les titres sont un leurre.

            Ce n'est sans doute pas non plus un hasard si James Byrnes, dans une autre interview http://idontcallmyselfapoet.wordpress.com/2012/08/08/james-byrne/, , évoquant sa formation, se réfère à une lettre du poète Emily Dickinson, considérant que la lecture de poésie ne se conçoit pas sans explosion (If I feel physically as if the top of my head were taken off, I know that is poetry. (...). Is there any other way?” ) ainsi, pour le jeune Byrne saturé de poésie classique  et prêt à la rencontre :

 

            "the space had been cultivated for Ginsberg quite perfectly to come along and   do what Dickinson said that poetry might do and lift the top off my skull".

 

            D'une certaine façon, la matière poétique est donc de la dynamite – sinon, elle n'est pas poésie : c'est ce que démontre l'art de James Byrne, à travers ces  poèmes  qui  jouent sur la banalité affichée des titres, et pour le premier, "L'Un/l'autre", sur la duplicité d'un réel dans lequel les rôles sembleraient interchangeables, ainsi que le suggère l'alternance en forme de chiasme,  dans chaque distique,  des actions, celle du bourreau, celle de la victime... Car cette banalité, c'est celle d'une guerre, de La guerre  dans toute son ubiquité – du massacre qui coexiste avec de paisibles images : au sable de l'assassin et au carnage, répondent  l'ombre d'un figuier, la poussière qui fuit entre les mains...

            Le titre suivant, "Cartes Postales", semblerait annoncer de lisses images – les clichés hédonistes et/ou exotiques qu' un touriste envoie, accompagnés d'un bref texte performatif et dérisoire... s'il n'était pas sans rappeler le titre d'un ouvrage du philosophe déconstructeur de la pensée,  Jacques Derrida, pour qui le  «travail de minage et de déminage dans la langue» présente bien des points communs avec le projet explosif de la poésie.

            Dans cet ouvrage, La Carte Postale, de Socrate à Freud et au-delà (Flammarion, 1980), Derrida présente la philosophie comme une carte postale envoyée à un destinataire qui, en réalité, ne la recevra jamais. En effet, la carte postale, comme la pensée, n'est telle que dans le "suspens" entre les destinations – "l'instant" instable des possibles. Arrivées à destination, l'une n'est plus qu'un brimborion de papier glacé, l'autre, une forme prête aux aléas de l'académisme, des systèmes, des intégrismes.

            On peut par analogie, penser que, tout comme la philosophie, une poésie qui atteindrait sa destination  cesserait d’être poésie : "elle doit demeurer on the road ou en vol, rester entre les destinations, toujours susceptible d’être réexpédiée ailleurs" (Roberto Maggiori http://www.liberation.fr/livres/2009/05/28/sur-la-route-de-derrida_560588) ) - relue, dite, traduite ... transmise de nouveau avec toute sa charge de détonation...

            Ces "cartes postales" sont de déchirantes photographies d'instants de monstruosité tranquille qui font "exploser" le texte dès qu'on en saisit la présence. Le désastre de l'humanité inscrit sous les gestes apparemment les plus tendres ou puérils – éplucher le parfum d'un fruit, s'ébattre dans un terrain de jeu -  subvertit le réel qu'on imaginait. Il vous impose des images d'horreur et de détresse qui culminent dans les deux "cartes postales qui n'ont pu être envoyées" . Oui, l'horreur est indicible, intransmissible – elle vous atteint, mais elle ne peut que vous frapper - dans le silence de leur nuit – entre les mots - entre les images.

            Oui, James Byrne est un grand dynamiteur – un grand poète. Fondateur et rédacteur de la revue poétique "The Wolf", je ne peux m'empêcher de l'imaginer un peu comme le Steppenwolf de Herman Hesse... C'est une voix originale, atypique, maîtrisant parfaitement les codes poétiques, pour s'en affranchir, et nous entraîner avec lui, dans "l'intranquillité" définitive de qui, se trouvant en quelque sorte "au coeur des ténèbres", ne peut plus, l'ayant lu, oublier les déflagrations de ses images dans l'enfer/envers du monde que révèle sa poésie. Je vous la transmets, avec toute mon émotion.

Marilyne Bertoncini

La version anglaise des poèmes est suivie de leur traduction en français.

 




Un regard sur la poésie anglaise actuelle (2). Géraldine Monk présentée par Steven J. Fowler et traduite par Marilyne Bertoncini

Geraldine Monk’s poetry was first published in the 1970’s.  Her main collections include Noctivagations and Escafeld Hangings both published by West House Books. The Salt Companion to Geraldine Monk edited by Scott Thurston appeared in 2007 and in 2012 she edited the collective autobiography of  selected British poets, Cusp: Recollections of Poetry in Transition, Shearman Books.  In 2013 she was the recipient of a major award for poetry from Northern Writers’ Awards towards the completion of her next book Forgiving Mirrors.




Un regard sur la poésie anglaise actuelle (1)

Confiée au jeune poète et animateur de la revue 3AM magazine, Steven J. Fowler, en collaboration avec Marilyne Bertoncini, cette chronique vise à faire découvrir des poètes anglais actuels aux lecteurs français de Recours au Poème.

L'excellente revue 3AM magazine :

http://www.3ammagazine.com/3am/

 




La Confiance dans la décohérence — poésie et physique quantique

présentation et traduction : Marilyne Bertoncini

Dans un essai dont je propose ici une version résumée ( la version originale complète, avec les notes et renvois, peut être consultée sur le site Jacket) , le poète, artiste , essayiste  britannique Allen Fisher, à partir d'un tour d'horizon des liens entre poésie et théorises scientifiques contemporaines, explicite sa  position éthique d'écriture par rapport aux sciences actuelles, dans ce qui est un « art poétique » de la décohérence, qu'illustre toute la production artistique du poète, dont nous republions un poème confié en 2014 à Recours au Poème, ainsi que le vistuose extrait de Black Bottom, dont on peut lire la version anglaise sur le site lyrik line

Après avoir retracé depuis Platon, et à travers divers exemples de l'histoire littéraire anglo-saxonne,  l’évolution des  liens entre science et poésie, il déclare que  nombre de contemporains (et de poètes)  éblouis par des vocabulaires spécialisés  spécifiques issus du  monde industriel, commercial, ou militaire... ont provoqué, en raison de l'utilisation restreinte et figurative du langage, une aspiration collective à la cohérence.

« Or,  écrit-il, la poésie est en grande contradiction avec ces attentes, à la fois en ce qui concerne la logique,  la cohérence, et l’utilisation du vocabulaire, ce qui a conduit à une « confiance dans la décohérence » - une confiance que la poésie, à son niveau de plus grande efficacité, ne peut pas suivre la logique, telle qu’elle est diversement perpétuée dans la pensée commune et paternaliste, et ne peut pas aspirer à la cohérence, comme cela est également prescrit. La poésie a particulièrement besoin de faire des propositions ou d'avoir des aspirations dans notre époque de baisse de niveau extensive et d’exploitation du modernisme avec immense variété de moteurs matérialistes et fascistes.

En février 2007, sur  Nature, hebdomadaire scientifique international, un groupe de physiciens, soutenu par l'armée américaine, l'université de Yale et le marché, proposait de résoudre la question des états du nombre de photons dans un circuit supraconducteur. Ils comptaient faire la distinction entre les champs cohérents et thermiques (deux ordres de vocabulaire apparemment différents) pour  créer un analyseur de statistiques de photons qui générerait des états non classiques de la lumière réalisant une logique du bit-photon quantique par supraconductivité, la base d'un bus ((1-bus - Ensemble des conducteurs mettant en communication les différents composants d'un ordinateur)) logique pour un ordinateur quantique. »

L'article de Nature souligne donc un dilemme. La poésie et l'engagement avec un public, tout comme la science avec son propre public, offrent une discordance significative, potentiellement créée par un aveuglement naïf, ou plus souvent encore, par la tromperie volontaire.

Volume 7 Issue 2, February 2007

Les prémisses de cette discordance découlent d'une série d'incapacités et d'inaptitudes nécessaires aux fragilités qui sous-tendent les vulnérabilités. Elles contribuent à la pensée intelligible, et sont à la base esthétique et éthique de toute pratique poétique et scientifique écrite. Il s'agit d'un dilemme nécessaire en termes conceptuels et historiques, face aux propositions occidentales de logique et  aux aspirations modernistes à la cohérence. (…)

Depuis l'Antiquité, la pensée occidentale a débattu des difficultés entre la perception directe et les informations dérivées des machines, entre les démonstrations de la vérité et la présomption ou la spéculation informée. Platon, penseur précurseur des exigences de la pensée logique et de la vérité, fournit un certain nombre d'exemples significatifs. Sa description de la façon dont fonctionnent les poètes dans son Apologie indique immédiatement la difficulté proposée . "Après les politiciens, je me suis adressé aux poètes, aux auteurs de tragédies, de dithyrambes et autres, avec l'intention de me surprendre à être plus ignorant qu'eux. Je choisis donc les poèmes avec lesquels ils semblaient avoir pris le plus de peine et je leur demandai ce qu'ils voulaient dire, afin de pouvoir, à la fin ,apprendre d'eux quelque chose. J'ai honte à dire la vérité, mais je le dois. Presque tous les auditeurs auraient pu expliquer les poèmes mieux que leurs auteurs. Je me suis vite rendu compte que les poètes ne composent pas leurs poèmes à partir d’ un savoir,  mais grâce à un talent inné et leur inspiration, comme les voyants et les prophètes qui disent aussi beaucoup de belles choses sans comprendre ce qu'ils disent. Les poètes me semblaient avoir fait une expérience similaire. En même temps, je voyais qu'à cause de leur poésie, ils se croyaient très sages à d'autres égards... "

Les poètes sont encore critiqués sur ce point dans le livre X de La République ; "toute la poésie, depuis Homère, consiste à représenter une imitation de son sujet, quel qu'il soit, sans saisir la réalité. Nous parlions tout à l'heure du peintre qui peut produire ce qui ressemble à un cordonnier pour le spectateur qui, lui-même ignorant tout de la cordonnerie, ne juge que par la forme et la couleur. De même, le poète, qui ne sait que représenter les apparences, peut peindre en paroles l'image de n'importe quel artisan de manière à impressionner un public également ignorant et qui ne juge que la forme de l'expression ; le charme inhérent au mètre, au rythme et à la mise en musique suffit à lui faire croire qu'on a tenu un discours admirable sur la tactique militaire, la cordonnerie ou tout autre sujet technique. Dépouillez le propos du poète de sa coloration poétique et vous verrez ce que cela donne en prose simple. »

Allen Fisher, afin de préciser sa position, poursuit en évoquant divers points de vue confortant ou contestant l'opinion du philosophe grec : il cite ainsi Eric Havelock, spécialiste britannique de l'antiquité grecque dont la préface explique  que Platon " commence par caractériser l'effet de la poésie comme une "mutilation de l'esprit". Il s'agit d'une sorte de maladie, pour laquelle il faut acquérir un antidote. Cet antidote doit consister en la connaissance "de ce que sont réellement les choses". En bref, la poésie est une espèce de poison mental, elle est l'ennemi de la vérité... " -  et sur cette base de vérité, les poètes pourraient aussi bien perpétuer la tromperie. La cible de Platon semble être précisément l'expérience poétique en tant que telle. C'est une expérience que nous qualifierions d'esthétique. Pour lui, il s'agit d'une sorte de poison psychique.

Il évoque  ensuite Charles Stein qui précise le débat  à partir de son étude de la poésie de Charles Olson (1910-1970)  en expliquant les liens de sa poétique de juxtaposition syntaxique avec les nouvelles théories de la relativité: Platon a banni les poètes " parce que leurs moyens de discours entravaient le développement des pouvoirs abstraits que Platon s'efforçait d'entretenir ". Olson veut rétablir les poètes ", c'est-à-dire leur donner un langage commun, " mais il lui faut d'abord pour les comprendre réacquérir  certaines habitudes de langage et de pensée que la révolution platonicienne a fait perdre ".Stein poursuit : " Olson insiste sans relâche sur les théories linguistiques concrètes : des théories qui mettent l'accent sur la primauté des sons des mots, des mots d'action et de la nominalisation, par rapport à l'utilisation de la langue, sur la subordination et les relations grammaticales abstraites. Dans son livre "Grammar-a book" Olson cite des passages du livre Language d'Edward Sapir, selon lesquels " l'ordre des mots et l'accentuation " sont " les méthodes primaires d'expression de toutes les relations syntaxiques " et que la " valeur relationnelle de mots et d'éléments spécifiques " n'est " qu'une condition secondaire due au transfert des valeurs. " ...

La théorie radicalement concrétiste de Sapir sur la grammaire va de pair avec la "parataxe" de Havelock en fournissant à Olson des concepts linguistiques grâce auxquels il peut justifier l'accent mis sur les aspects les plus concrets du langage au détriment de la syntaxe.

La pratique d'une "syntaxe par apposition" est liée pour Olson à sa compréhension du "changement" de perspective cosmologique opéré par la théorie de la relativité et l'institution du continuum espace/temps comme contexte des événements de la réalité. Dans (The) Special View of History, Olson souligne : « La coïncidence et la proximité, parce que le continuum espace-temps est connu, deviennent les déterminants du hasard et de l'accident et rendent possible le succès créatif....

L'accent mis sur l'inclinaison de la finalité et du hasard, de l'accident et de la nécessité, de la forme et du chaos, comme étant à l'intérieur du processus actuel, est la justification cosmologique du "concrétisme" d'Olson, son insistance pour que les mots soient traités comme des objets solides, et les poèmes comme des champs de force....»

Theodor Adorno lie la cohérence défaillante du modernisme à ce qu'il identifie comme l’apparence du sens. Tout l'art moderne après l'impressionnisme, y compris probablement les manifestations radicales de l'expressionnisme, a abjuré l'apparence d'un continuum fondé sur l'unité de l'expérience subjective, dans le "courant de l'expérience vécue". L'enchevêtrement, le mélange organique, est coupé, et détruite la croyance qu'une chose se fond entièrement avec l'autre, à moins que l'enchevêtrement devienne si dense et complexe qu'il obscurcisse complètement le sens. À cela s'ajoute le principe esthétique de la construction, la primauté brutale d'un ensemble planifié sur les détails et leur interconnexion dans la microstructure ; en termes de cette microstructure, tout l'art moderne peut être appelé « montage ». Ce qui est intégré est comprimé par l'autorité subordonnée du tout, de sorte que la totalité contraint la cohérence défaillante des parties et affirme ainsi à nouveau le semblant de sens.

Même Michel Foucault préfère rétablir le statut de la cohérence lorsqu'il écrit : " Nous ne sommes plus dans la vérité mais dans la cohérence des discours, nous ne sommes plus dans la beauté, mais dans les relations complexes des formes ". Le meilleur moyen de comprendre ce que j'appellerais " un modèle de connectivité " est de mettre en question l'identité. Foucault écrit : "Il s'agit maintenant de savoir comment un individu, un nom, peuvent être le support d'un élément ou d'un groupe d'éléments qui, s'intégrant dans la cohérence des discours ou dans le réseau indéfini des formes, efface, ou du moins rend vacant et inutile ce nom, cette individualité dont il porte la marque pour un certain temps et à certains égards. Nous devons conquérir l'anonymat, prouver que nous sommes justifiés d'avoir l'énorme présomption de devenir un jour anonymes, un peu comme les penseurs classiques devaient justifier l'énorme présomption d'avoir trouvé la vérité, et d'y avoir attaché leur nom. Autrefois, le problème de celui qui écrivait était de s'extraire de l'anonymat de tous ; à notre époque, c'est de parvenir à effacer son nom propre et à loger sa voix dans ce grand vacarme des discours qui sont prononcés. "

Allen Fisher, from proceeds in the garden, 10, 11 and 12, after Dante’s Paradiso

 

Julia Kristeva  de son côté offre une sorte de contre-vue lorsqu'elle écrit à propos de Hannah Arendt : "Ayant [...]reconnu la déconnexion entre l'histoire en acte et l'histoire racontée, Arendt ne croit pas que la caractéristique essentielle de la narration puisse être trouvée dans la fabrication d'une cohérence au sein de la narration ou dans l'art de former un récit, ce qu'elle confirme par la suite, « Si nous nous laissons trop emporter par la cohérence d'une intrigue, nous oublions que le but principal de l'intrigue est de révéler, » et  « Cela ne peut manifester ce processus logique essentiel que s'il devient lui-même action.(...) »

Le désir personnel et l'affirmation publique, en particulier lorsqu'il s'agit de promouvoir une série d'activités morales, amènent les poètes à envisager toute une série de réponses allant de l'implication engagée à la fuite. Ce dont la poésie est capable à travers une recherche poétique, délibérée et détaillée, de la forme poétique et de la variété des vocabulaires utilisés, laisse souvent la meilleure poésie incapable de répondre à la demande générale d'une expression continue et linéaire, la demande de significations complètes.

Le sujet est trop vaste pour être totalement traité et l'article le démontrera par son approche confiante de son manque de solutions et de toute proposition de compréhension complète » écrit Allen Fisher, qui fait ensuite appel au mathématicien Alan Turing : celui-ci a prouvé "l'existence de problèmes mathématiques qui ne peuvent être résolus par la machine de Turing universelle" ainsi que  de problèmes mathématiques qui ne peuvent être résolus par aucune méthode systématique - en d'autres termes, qui ne peuvent être résolus par aucun algorithme :
"L'argument de '
Solvable and Unsolvable Problems' illustre pourquoi le besoin d'intuition ne peut pas toujours être éliminé en faveur de règles formelles. Turing, dans la conclusion de son essai, écrit : "Les résultats qui ont été décrits dans cet article sont principalement de nature négative, fixant certaines limites à ce que nous pouvons espérer atteindre par le seul raisonnement. Ces résultats, ainsi que d'autres résultats de la logique mathématique, peuvent être considérés comme allant dans le sens d'une démonstration, au sein des mathématiques elles-mêmes, de l'inadéquation de la "raison" non soutenue par le bon sens ".

L'auteur évoque ensuite son ouvrage sur la littérature et l'art en Amérique après 1950 dont l'introduction a donné naissance au texte iDamage, qui commence ainsi : "En un sens, c'est un sujet dépassé, car  on considérait déjà naguère que c'était un dilemme entre mélancolie et espoir, ou bien on pensait que les cultures occidentales ne survivraient jamais au prochain millénaire. "...

Une partie de la  thèse pourrait impliquer les élaborations extensives des idées de Francis Bacon, Aby Warburg et  Jean Baudrillard sur la simulation et le sentiment  d'hyperréalité de ce dernier. iDamage note : " Cela se juxtapose à la reconnaissance qu'un engagement avec les exigences proprioceptives de l'empathie pourrait être miné par la méthodologie d'assemblage. Cependant, plutôt qu'un inconvénient, il s'agit d'un résultat nécessaire ; l'idée que les préoccupations méthodologiques devraient conduire à une focalisation singulière serait une démonstration de dégâts qui mineraient la pensée sensible en promouvant de faux cadres de vérité, encouragés par un vision populaire sommaire et une alchimie de raccourcis rappelant les compétences sociales du show Celebrity Farm et les informations télévisées nationales.

Shamoon_Zamir (Auteur) Allen Fisher (Auteur) Paige Mitchell Pierre Joris (Préface) Aesthetic Function, Facture, and Perception in Art and Writing since 1950 Paru en novembre 2016  (ebook (ePub) en anglais

Une partie de la  thèse pourrait impliquer les élaborations extensives des idées de Francis Bacon, Aby Warburg et  Jean Baudrillard sur la simulation et le sentiment  d'hyperréalité de ce dernier. iDamage note : " Cela se juxtapose à la reconnaissance qu'un engagement avec les exigences proprioceptives de l'empathie pourrait être miné par la méthodologie d'assemblage. Cependant, plutôt qu'un inconvénient, il s'agit d'un résultat nécessaire ; l'idée que les préoccupations méthodologiques devraient conduire à une focalisation singulière serait une démonstration de dégâts qui mineraient la pensée sensible en promouvant de faux cadres de vérité, encouragés par un vision populaire sommaire et une alchimie de raccourcis rappelant les compétences sociales du show Celebrity Farm et les informations télévisées nationales.

"La cassure peut être considérée comme un processus nécessaire et positif. Une métonymie de civilisation brisée ou de devoir social détérioré n'est pas nécessairement volontaire. La forme initiale dérive de la rupture directe de la recherche. Le produit final est une conséquence de la rupture impliquée, en particulier dans le post-collage et dans la poétique transformationnelle, où la forme du texte a été rendue possible grâce à une série de transformations. Au niveau des mots du texte, par exemple, des transformations peuvent être utilisées pour créer des liens entre les mots, des modèles de connexion, par l'utilisation de sons (rimes), de sens comparables (rhétorique), de discussions ou de perturbations du sens (poétique) et de collages imparfaits (que l'on retrouve dans la plupart des genres, y compris la poésie, la peinture et la comédie). Le produit fini a donc subi une série de ruptures et de  transformations. Parfois, cette série implique une modification, une rupture planifiée et une réparation fortuite, parfois l'œuvre utilise une perturbation collagique de l'espace-temps, et souvent le collage de différentes parties simule la continuité. Dans le post-collage, une œuvre visuelle peut subir une nouvelle présentation et se transformer en une nouvelle image. La forme de  iDamage, Introduction to Assemblage and Empathy, a book in progress, fait appel à des processus conservateurs apparemment cohérents et parfois rhizomiques, souvent arbitrairement isolés de la constellation mobile de spins que l'œuvre propose et (parfois) réfute par cette discussion".

L'auteur poursuit et met en parallèle une analyse de l'oeuvre de Yeats, et la thèse de Jim Baggot, du département de physique de Seattle, sur le déplacement des ondes lumineuses et leurs dépendances spatio-temporelles « de plus en plus "désalignées" : en des points spécifiques de l'espace-temps, le pic n'est plus aligné avec le pic, le creux n'est plus aligné avec le creux. Il en résulte une interférence destructive et une perte de cohérence de la lumière. En clair, nous obtenons des interférences constructives et une cohérence maximale des trajets lumineux qui ne diffèrent pas de manière significative en termes de distance et donc de temps. Le mystère est maintenant résolu. Lorsque la lumière voyage à travers un seul milieu (comme l'air), les trajectoires de la lumière qui ne diffèrent pas de manière significative en termes de distance et de temps sont toutes regroupées autour du chemin le plus court, en ligne droite, de la source à la destination, qui est aussi le chemin le moins long.' » et plus loin, "le pragmatisme et l'instrumentalisme typiques de la jeune génération de théoriciens impliqués dans le développement initial de la théorie (quantique), comme Heisenberg, Dirac et von Neumann, exigeaient un cadre mathématique cohérent qui fonctionne. Pour ces physiciens, il importait peu que la signification profonde des concepts de la théorie semble être de plus en plus déconnectée de la réalité que la théorie tentait de décrire ... " qui commence ainsi à s'apparenter à la poésie dans le langage commun.

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Allen Fisher tire également des exemples  sur les fondements de l'incertitude dans l'étude de l'hydrologie par Gordan MacKerron, les théories mathématiques (Felix Klein Mario Livio, et Evariste Galois) et l'interprétation de la mécanique quantique, où «  certainement le problème des interférences macroscopiques, que semblent prédire une théorie linéaire et en pratique et qui ne sont  jamais observées, au point même qu'elles paraitraient absurdes si nous les voyions. La réflexion sur ce problème a conduit à l'idée de la décohérence, qui est certainement la découverte la plus importante de l'interprétation moderne …  "Lorsqu'une histoire comprend un phénomène marqué par la décohérence, il ne peut y avoir de cohérence pour une propriété ultérieure qui contredirait ce phénomène ou ses conséquences. On ne peut pas logiquement le nier. Il donne lieu à un enregistrement indélébile qui conserve ses conséquences, même s'il est effacé ou se dissipe. Il reste présent dans les détails internes des fonctions d'onde, la décohérence interdisant la cohérence de sa négation. Toute histoire qui tenterait de la nier (ou tenterait de nier ses conséquences ultérieures) violerait nécessairement les conditions de cohérence, et donc les règles, de la logique.

Nous sommes parvenus à l'ère  du " passage d'un monde structuré par des frontières et des enceintes à un monde de plus en plus dominé, à toutes les échelles, par des connexions, des réseaux et des flux...". Aujourd'hui, le réseau, plutôt que l'enceinte, apparaît comme l'objet désiré et contesté : le double domine désormais. L'extension et l'enchevêtrement l'emportent sur la clôture et l'autonomie " Pour exagérer ce problème, Vlatko Vedral a noté que la connectivité dans les phénomènes naturels peut en fait être mieux que parfaite. On s'en est rendu compte pour la première fois lorsque les physiciens ont essayé de déduire les lois qui régissent le comportement des petits objets... dans l'étude de la physique quantique. .... Les électrons sont comme de petites toupies, chacun tourne à sa façon, en fonction des circonstances extérieures. (…)

La connectivité est devenue la caractéristique déterminante de notre condition urbaine du XXIe siècle. « Mais nous avons besoin d'une imperfection planifiée, pas d'une correspondance exacte, ...l e réseau ultime fonctionnera par les moyens quantiques et magiques de la physique quantique..." ... Une solution consiste à introduire une non-linéarité effective par des mesures résultant d'opérations de portes probabilistes. Dans le calcul quantique à sens unique, l'erreur de mesure quantique aléatoire peut être surmontée en appliquant une technique de rétroaction, de sorte que la base des mesures futures dépende des résultats des mesures précédentes. ... Le calcul quantique à sens unique est basé sur des états multiparticulaires hautement intriqués, appelés "états groupés", qui constituent une ressource pour le calcul quantique universel. L'intrication établie entre des systèmes quantiques situés à différents endroits permet la communication privée et la téléportation quantique, et facilite le traitement quantique de l'information. L'intrication distribuée est établie en préparant une paire de particules quantiques intriquées à un endroit et en transportant un membre de la paire à un autre endroit. Cependant, la décohérence pendant le transport réduit la qualité (fidélité) de l'intrication. Un protocole de "purification" de l'intrication a été proposé afin d'améliorer la fidélité après le transport.'Cependant, les "probabilités de réussite n'étaient (que) supérieures à 35 %"."L'architecture multisegmentée de piège utilisée ici devrait permettre de distribuer les particules intriquées à des endroits distincts afin d'explorer des protocoles répétitifs dans de futures expériences.'

Pour Leavis, il est "évident" que nous voyons (dans l'ode de Keats "To Autumn") les arbres noueux et robustes avec leurs enchevêtrements de feuilles très chargées, bien que le poème n'en dise rien. De son côté,le physicien Roland Omnès, dans  Comprendre la mécanique quantique, clarifie la condition et la laisse en suspens lorsqu'il note que "l'état enchevêtré est une superposition quantique de deux systèmes physiques distincts. (Ainsi un état de deux réalités dans un collage.) C'est une situation très fréquente car tout système composite dont la fonction d'onde n'est pas simplement un produit des fonctions d'onde de ses composants est enchevêtré.' (Métaphoriquement, la relation entre la cognition et l'esthétique.

Read and filmed by Prof. Alan Macfarlane

John S. Bell a été plus concis dans son article de 1986 : il y a "des contreparties mathématiques dans la théorie à des événements réels à des endroits et des moments définis dans le monde réel (par opposition aux nombreuses constructions purement mathématiques qui se produisent dans l'élaboration des théories physiques, par opposition aux choses qui peuvent être réelles mais non localisées, et par opposition aux "observables" d'autres formulations de la mécanique quantique, pour lesquelles nous n'avons aucune utilité ici). Un morceau de matière est donc une galaxie de tels événements. En tant que parallélisme psychophysique schématique, nous pouvons supposer que notre expérience personnelle est plus ou moins directement constituée d'événements dans des morceaux de matière particuliers, nos cerveaux, lesquels événements sont à leur tour corrélés avec des événements dans nos corps dans leur ensemble, et ceux-ci à leur tour avec des événements dans le monde extérieur où, comme le note Karl Popper, "toutes les mesures de l'élan reviennent à des mesures de la position". John S. Bell écrit : "... l'observation, même lorsque l'on fait la moyenne de tous les résultats possibles, est une interférence dynamique avec le système qui peut modifier les statistiques des mesures ultérieures.... ainsi que la croyance que les instruments ne sont après tout rien d'autre que de grands instruments de mesure.

La formulation quantique est construite sur un ensemble de quatre postulats, ainsi que sur la relation de commutation position-momentum, les propriétés de convergence de l'espace de Hilbert et le théorème d'expansion. Le dernier ingrédient restant à considérer est également l'un des plus déroutants. Il s'agit du traitement mathématique de l'indiscernabilité..... Les pommes sont distinctes parce qu'elles occupent des régions de l'espace sensiblement différentes... Le fait est que les électrons, comme toutes les particules d'onde quantique, sont indiscernables. ... L'indiscernabilité est une propriété des particules quantiques qui est intrinsèquement liée à leur nature onde-particule, tout comme leur relation de commutation position-impulsion et le principe d'incertitude de Heisenberg. Tous ces problèmes sont un seul problème.

En tant que poètes écrivant après la fin de l'histoire, nous n'avons peut-être aucun problème à comprendre les déclarations de William Mitchell (dans Me ++ The Cyborg Self and the Networked City), selon lesquelles « le monde numérique est logiquement, spatialement et temporellement discontinu » et « les discontinuités produites par les réseaux résultent de la recherche de l'efficacité, de la sûreté et de la sécurité. » Cela ne convient pas lorsqu'il écrit que « si vous voulez construire des structures complexes », vraisemblablement comme des poèmes peuvent l'être, il ne sert à rien d'essayer de « minimiser les erreurs et de corriger automatiquement les erreurs lorsqu'elles se produisent. » Les widgets à l'échelle nanométrique cliquent directement sur le quantum mécanique; c'est un monde d'écume, d'interférence, de déséquilibre, d'incertitude et de confiance.

Exposés sur la décohérence
Video. Olivier Brossard © Allen Fisher, Kent in Paris, UPEM, double change, Olivier Brossard, 2018.

Bernard Williams interroge  : « Les notions de vérité et de véracité peuvent-elles être intellectuellement stabilisées, de telle sorte que ce que nous comprenons de la vérité et nos chances d'y parvenir puissent être mis en adéquation avec notre besoin de véracité ? »
De fait,  la poésie peut-elle  « s'adapter » à notre besoin de langage commun  lorsque « la Vérité en tant qu'idéal conserve son pouvoir... » Car n'y a aucun pouvoir sans violence (ou dégradation) , ce qui ne permet pas l'éclosion d'une esthétique efficace.




Shuhrid Shahidullah

Cette chronique publiée au début de l'année 2016 propose une approche complète du travail du poète Shuhrid Shahidullah. Marilyne Bertoncini permet à nos lecteurs de découvrir des poètes anglophones mais aussi italophones, grâce à son travail de traductrice enrichi par sa pratique de la poésie.

∗∗∗

Shuhrid Shahidullah (né en 1975 en Kushtie, Bangladesh) est l'une des voix les plus originales et les plus puissantes de la scène poétique bengali de ce nouveau millénaire. Il a déjà publié cinq recueils, dont le premier, Autobiographie du Dieu, publié en Inde en 2001. Ses écrits et poèmes font partie de son engagement contre l'establishment littéraire et culturel  Shirdanra........ (Epine Dorsale), petite revue coéditée par lui, est devenue une plateforme influente pour les jeunes poètes d'avant-garde au Bangladesh. Il traduit et publie régulièrement des textes de la littérature mondiale, dont un dossier spécial sur les poètes roumains des années 90, ainsi que d'autres poètes européens contemporains. Sa principale traduction en Bengali inclut les Lettres à un Jeune Poète de Rainer Maria Rilke. Il travaille actuellement à son premier roman, traduit La Maison en Lames de Rasoir de Linda Maria Baros et prépare, avec la poète Marilyne Bertoncini, une anthologie bilingue de ses poèmes (français-anglais) à paraître. Invité au Festival International de Poésie à Paris en 2014, il a présenté ses poèmes, publiés dans La Traductière.

Titulaire d'une maîtrise en littérature anglaise de l'université de Calcutta, il travaille dans les bureaux bangladais du NETZ, organisation basée en Allemagne, chargée de l'amélioration du niveau de vie, de l'éducation et des droits civiques des plus démunis au Bangladesh.

Shuhrid Shahidullah (born in 1975 in Kushtia, Bangladesh) is one of the freshest and most powerful voices in Bengali poetry scene in the new millennium. He has published five  collections of poems until now. His first collection of poems (Autobiography of the God) was published from India in 2001. His poems and other writings are part of his ‘movement’ against the literary and cultural establishments.  Shirdanra ( Backbone), a little magazine co-edited by him has become an influential platform for the young and avant-garde writers in Bangladesh. He also translates regularly from the works of the world literature. Lately, he translated and published a special dossier on ‘90s generation of Romanian poets along with other European contemporary poets. His major translation in bengali includs Letters to A Young Poet by Rainer Maria Rilke. Currently, he is working on his first novel and translating The House Made of Razor Blades by Linda Maria Baros. He is also working now with french poet Marilyne Bertoncini for his upcoming bilingual (english, french) anthology. He was invited to present his poems in Paris International poetry festival in 2014. La Traductere, the official publication of the festival published his poems in that occasion.

Shuhrid has a Master degree in English Literature from University of Calcutta, India. Currently he is working in Bangladesh office of NETZ, a Germany based development organisation, to facilitate livelihood, education and human rights support for the extremely poor households in Bangladesh.

Photographer: Peter Dietzel.

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Nouveaux poèmes

Traduction : Marilyne Bertoncini

Identity

Into your belly I insert a feather of a ruthless bird
That simple sign of mine you carry to the world-- where
            the reincarnated dogs safeguard
            the under-aged pregnant girls

Someone of them is my mother

Someone of them is called Bird
I am her secret feather

Identité

J'insère dans ton ventre la plume d'un oiseau cruel
Tu mets au monde ce simple signe de moi – au monde où
                               les chiens réincarnés protègent
                               les mineures enceintes

L'une d'entre elles est ma mère

L'une d'entre elles se nomme Oiseau
Je suis sa penne secrète

***

The Jungle Story

Hearing the groaning of a tigress, every time,
                           I put hands on your breasts        

Seems myself is a novice tourist;
       have come to an unprotected forest
                            across the line of an undecided borderland;
Leaving the bullet-pierced body of my sister
                                                           hanging on the barbwire--
I have come to collect the roadmap
                                           for carrying her body back

But, once come, I’ve fallen asleep putting my hands on your breasts
              and my bullet-pierced sister has fallen asleep in you and
               a solar-jungle is emerging out from her sleep;
Trees are raising their heads; so are the animals and birds

And continuously bowing down my head, I am immersing myself
             in the clay— in a submerged bloody jungle—
Putting my fingermarks on your breasts
                leaving you as an eye-witness—oh, you matricide!

Histoire de la Jungle

Chaque fois que j'entends rugir une tigresse,
                              Je pose mes mains sur tes seins

Je me sens étranger ;
                 Dans une forêt sans protection
                                de l'autre côté d'une frontière indécise ;
Laissant le corps de ma soeur percé d'une balle
                                                                              pendu aux barbelés -
Je suis venu rassembler les cartes routières
                                                  pour ramener son corps

Mais une fois rentré, je m'endors, les mains sur tes seins
                et ma soeur percée d'une balle est endormie en toi et
                une jungle solaire émerge de son sommeil ;
Les arbres dressent leurs têtes ;  comme les animaux et les oiseaux

Et tête basse, je me plonge
              dans la glaise – dans une jungle inondée de sang --
laissant l'empreinte de mes doigts sur tes seins
              t'appelant comme témoin oculaire – ô, toi, matricide !

***

Mirror

The vesper diminishes in the mirror
             when fever comes without any shivering;
On top of that the mercury leaps high and,
            in delirium, distorts the landscape and identity of the father

Your dearest kid, crawling, come to you
You had given birth to him in the open market at the budget
                                                                       of a leap-year
Ah! Why he resembles me today
                                    in the mirror

Putting a mirror on your navel I will see myself once again
                                              I may deserve this much spirituality
But in the mirror, I find, instead of my own face, the glossy third world
                that remains standing with numerous orphanages
Each orphan has a wooden donation box in his hands

You donate uterus and I collect sperm
Thus, age after age we give birth to each other;
                               never  blame you alone

But if fever comes without shivering but the vesper shivers
Don’t look for my birth-mystery, oh mother,
                                          in the sins of a bastard mirror

Miroir

Vénus diminue dans le miroir
et vient la fièvre sans tremblement et le mercure  monte haut et,
           dans le délire, déforme le paysage et l'identité du père

Ton plus cher enfant rampe vers toi,
Tu lui as donné naissance sur le marché libre
                             grâce au budget d'une année bissextile

Pourquoi me ressemble-il aujourd'hui dans le miroir

Posant un miroir sur ton nombril je me verrai de nouveau
                                            J'ai droit à cette spiritualité
Mais dans le miroir, au lieu de mon visage,  je trouve le tiers monde glacé
                              dressé là, toujours,  avec tous ses orphelinats
Chaque orphelin a dans les mains une boîte d'offrandes en bois

Tu donnes ton uterus, et je recueille du sperme
Ainsi, sans cesse, nous nous engendrons mutuellement ;
                                Sans jamais te blâmer

Si la fièvre revient sans tremblement mais que tremble Vénus
Ne cherche pas le mystère de ma naissance,
O mère, dans les péchés d'un miroir bâtard

***

Performance

Spread the fire in winter vegetables
                            at the obduracy of a broken-horn buffalo,    
Let it burn the cigar of the middlemen,
                         tip for truck-drivers and
                         the blurred face  of farmer’s wife
                                               that emerges out piercing the thick fog

Take a snap

The dance is yet to be finished;
                following its moves sing a song—ecologic
                                    in theremixed sites of prayers

Oh! the paddy-lifter girl!
I had extended my hands to your abdomen and collected
Your pubic hair that is constantly complicated like the poverty-line
This country will offer me a befitting reception for that
Already asked me to spread the fire,
                                 take a snap,
                                 dance and
                                   sing following the sharia law

But I am still waiting at the bottom of your abdomen
I am that wound, oh girl, of your old memories left in the paddy field

Représentation

Répand le feu dans les légumes de l'hiver
                                avec l'obstination d'un buffle à corne brisée,
Laisse-le tout brûler - cigare des intermédiaires,
                               pourboire des chauffeurs routiers et
                               le visage brouillé de femme de fermier
                                                 émergeant de l'épais brouillard qu'il perce

Prends une  photo

La danse doit encore finir ; dans les sites de prières remixés
                 suivant ses mouvements chante un air – écologique

O, la cueilleuse de riz !
J'ai tendu les mains vers le bas de ton ventre et cueilli
ta toison pubienne, inextricable comme le seuil de pauvreté
Ce pays me fera bon accueil pour cela
On m'a déjà demandé de répandre le feu,
                           prendre une photo
                           danser et
                           chanter selon la charia

Mais j'attends toujours tout au bas de ton ventre
Je suis cette blessure, o jeune fille, de tes vieux souvenirs laissés dans la rizière

*

Executioner

See you in my dreams only

You grow capital crops in the shade of vegetable garden
Parents of missing-girls in fair come to buy that every day
But can’t afford
You demand so high a price
Difficult to touch it in their life-time

Why don’t you put off your mask even in the dreams

The sun melts itself green-cold; the sweet sun-drink is sold
         on the road where the girls have assembled nude today
                  to celebrate the vegan day
Their faces are covered with your masks only

How far the civilized human beings will go without killing animals
How many days man will remain human without killing man
Uteruses of vegan girls swell with so many questions like these
In their swollen uterus fetuses sleep like a question mark

Will they be born in the field of capital crop in the shade of vegetable garden

See you only in dreams
Otherwise I could only see you in the night of the capital punishment 

Bourreau

Je ne te vois que dans mes rêves

Tu fais pousser des cultures de profit sous ton potager
Les parents de celles qui disparurent au marché viennent chaque jour acheter ta récolte
Mais n'en ont pas les moyens
Tu demandes un tel prix
Qu'en toute une vie ils ne pourraient te le payer

Pourquoi n'ôtes-tu pas ton masque, même dans les rêves

Le soleil fond, comme la glace, et la boisson de doux soleil  frappé est vendue
           à l'angle des rues où les filles se sont assemblées nues aujourd'hui
                       pour célébrer la Journée Mondiale Végétalienne
leurs visages seuls sont couverts de ton masque

Jusqu'où ira l'homme civilisé sans tuer d'animaux
Combien de temps restera-t-il humain sans tuer un autre homme
L'uterus des jeunes filles veganes s'enfle de ces questions
Dans leur uterus gonflé dorment des foetus en points d'interrogation

Naîtront-ils dans des cultures de profit  déguisées en potager

Je ne te vois que dans mes rêves
Sinon nous nous serions rencontrés dans la nuit de la peine capitale

*

Forgiveness

Forgiveness is an extraordinary game
I don’t know even the rules to play it
Have you ever tried to teach me—I can’t remember though
Which I can only recollect: if I would have been forgiven by somebody
              I would ask for one or more lives for me to learn
              few games of forgiving or not-forgiving

Le Pardon

Pardonner est un jeu extraordinaire
Je ne sais même pas comment on y joue
Avez-vous jamais tenté de me l'enseigner – je ne m'en souviens plus
Voici ce dont je me souviens  :
si l'on me pardonnait
                 je saurais comment vivre à nouveau  pour apprendre les tours
                 afin de pardonner ou pas.

*

Navel

A snake lies down, encircled,
in your navel
A snake lies down, encircled,
in my navel
They will sleep that way
Whole winter and summer--
Until I wake your snake up
With my finger
Until you wake my snake up
With your finger

After they wake up
They will be taken aback for once to see each other
Then, as if to correct a mistake of the previous lives,
The snake of your navel will come and
Lie down in my navel
The snake of my navel will go and
Lie down in your navel

Since then, through winter and summer,
They will be sleeping like that
Only to safeguard skeletons
                  of our several previous lives

Nombril

Un serpent dort, enroulé,
dans ton nombril
Un serpent dort, enroulé,
dans mon nombril
Ils dormiront ainsi
Tout l'hiver et l'été -
Jusqu'à ce que je réveille ton serpent
Avec mon doigt
Jusqu'à ce que tu réveilles mon serpent
Avec ton doigt

Une fois réveillés
Ils seront d'abord surpris de se voir
l'un l'autre
Puis, comme pour corriger l'erreur de précédentes vies,
Le serpent de ton nombril viendra
Se coucher dans le mien
Celui de mon nombril ira
se coucher dans le tien.

Dès lors, tout le long des hivers et des étés,
ils dormiront ainsi
Juste pour préserver les squelettes
                              de nos  vies précédentes

*

Commune

One hand at your mouse, another at your button
And the remote control on the pillow

This is our 21st century
This is our closest universe

This story is not of incest
But PC*, you are the only hope
At every click, net and internet
Colonial cousin poke; inter-racial at chat-rooms
Who speaks, once is visible, next time not

The house you built in the blank I can touch it once but next time can’t
In spite, sacred moaning keeps me meditated
hardcore loneliness encapsulates primitive myths in the emotins
Fake ID smashed silicon and bring pure orgasm

PC, future is emerging by opening and pressing your button
Robot god complete his masturbation; goddess watches it all through videocam
She has also your mouse at her one hand while another hand at your button
The fetish angels are trembling within her two lips;
Firewalls are shattered at memory-less vibrators--
                                thus open thousands of risky free zones

At every home, PC, thus awaken is our solitary commune  

Communauté

La souris dans une main,
ton  bouton dans l'autre et
la télécommande sur l'oreiller

Voici notre 21ème siècle
Notre plus proche univers

Ce n'est pas une histoire d'inceste
Mais PC*, tu es le seul espoir
A chaque clic à travers net et internet
Les cousins coloniaux se pokent  : interracial dans les chat-rooms
Qui parle, parfois visible, parfois non

La maison que tu as bâtie dans l'espace, parfois je peux la toucher et parfois non
Malgré cela le mugisssement sacré me laisse pensif
la solitude du hardcore encapsule des mythes primitifs dans les émoticons
et un faux ID porte à un pur orgasme

PC, l'avenir se déploie en ouvrant et pressant ton bouton
Le dieu robot finit sa masturbation : la déesse regarde tout cela à la videocam
Elle aussi a ta souris dans un main et l'autre sur ton bouton
Les anges pervers tremblent entre ses lèvres :
Les pare-feux se brisent sous les vibrations sans mémoire -
ouvrant ainsi des milliers de zones de risque.

O, PC ! Dans chaque foyer, c'est ainsi que s'éveille notre solitaire communauté

(* PC – Personnal Computer. Le son de PC est presqu'identique au mot bengali Pisi, signifiant “oncle paternel”)

∗∗∗

Entretien avec Shuhrid Shahidullah

 

 

Cet entretien avec le poète bengali Shuhrid Shahidullah était programmé depuis longtemps, mais l'actualité politique récente, et les crimes et intimidations répétés contre des écrivains et des éditeurs au Bangladesh, jusque dans les allées de la grande Foire du livre d'Ekushey*, donne à ce témoignage et à cette analyse de la situation de la culture dans ce pays un écho particulier que nous souhaitions partager avec nos lecteurs. (English version follows)

*

Marilyne Bertoncini : Shuhrid, merci d'accepter cet entretien pour Recours au Poème. J'avais préparé quelques questions pour toi, et je me suis rendu compte que tu pouvais avoir envie de répondre aussi au questionnaire intitulé "Contre le Simulacre", que nous avons proposé à des poètes français sur l'état de l'esprit poétique en France – mais dont le thème me semble toucher plus largement le monde. Sens-toi libre de répondre aux questions que tu préfères, comme tu l'entends.

Tu as déjà publié des poèmes sur ces pages il y a quelques années, et nos lecteurs auront certainement été surpris par ta poésie, très différente de l'idée que l'on s'en fait habituellement : pas de lyrisme, pas d'images brillantes, mais une profonde préoccupation politique pour le monde, ton pays et tes compatriotes : peux-tu nous expliquer en quelques mots la situation politique et historique de ton pays, et ses liens avec ta poésie?

Shuhrid : Je suis un poète imparfait, dans un monde imparfait. Mon pays, le Bangladesh, en fait partie. Il est considéré comme un pays du Tiers-Monde, situé en Asie du Sud. Historiquement, dans la société de l'Asie du Sud, l'acquisition du savoir et de la sagesse prévalait fortement sur la pratique d'autres professions, comme le commerce – La société était paisible et non-violente. C'était une économie de type agricole. Nous n'envahissions aucun pays, alors. Mais nous avons été envahis de nombreuses fois, par des puissances étrangères, dont  les Moghols, et bien sûr,  les Européens (Hollandais, Français, Britanniques). Les Européens sont venus ici tenter leur chance dans le commerce. Plus tard, avec l'argent et la violence, ils se sont ingéniés  pour devenir les maîtres de cette région. Les Britanniques nous ont dirigés pendant deux cents ans, de 1757 à 1947. Ils sont parvenus à détruire notre système d'éducation et nous ont gentiment offert un système éducatif qui forme des fonctionnaires au service du royaume de Sa Majesté.

 Le Bangladesh a gagné son indépendance du Pakistan en 1971, après une sanglante guerre de libération qui a coûté la vie à 3 millions de Bengalis. En terme de dimension de massacre en un temps limité, il s'agit du deuxième plus grand génocide depuis la deuxième Guerre Mondiale. Auparavant, nous avons été la première nation à donner notre sang pour maintenir l'honneur de notre langue maternelle Bengali, que nous appelons Bangla. Le 21 février a été déclaré Jour International de notre Langue Maternelle par les Nations Unies.

On voit ainsi que, bien qu'étant une nation pacifique, nous avons subi de nombreux tourments politiques. L'histoire de mon pays est à la fois glorieuse et frustrante. Après l'indépendance, la plupart du temps, nous avons été dirigés par des juntes militaires soutenues par les puissances du monde. Depuis les années 90, nous avons ce qu'on peut appeler un gouvernement démocratique avec une brève interruption en 2007-2008, quand un gouvernement soutenu par les militaires est arrivé au pouvoir. Mais la classe dirigeante de ce pays est le porte-drapeau d'enjeux étrangers. Nous disions adieu au colonialime en 1957, mais nous portons toujours cette histoire dans notre sang. Au nom de l'aide humanitaire et du développement, le colonialisme est encore très présent dans ce pays. Seuls 64% des gens savent écrire leur nom, et partant de là, nous déclarons que 64% de la population est éduquée. De par sa position stratégique géo-politique, le Bangladesh fait partie des plans prioritaires des superpuissances. C'est pourquoi nous subissons si souvent l'impact des politiques globales.

Du point de vue économique, il y a un fossé toujours plus grand entre ceux qui possèdent quelque chose et les autres. L'exploitation traverse toute la société, empêchant mon peuple de développer pleinement des qualités humaines.

La beauté de cette nation est qu'elle ne se plaint même pas vraiment. L'influence du soufisme et du baulisme**  rend mes compatriotes indifférents à la vie terrestre. Ceci rend mon peuple indifférent à la vie terrestre. Ils ont toujours été plus mystiques que religieux.  Toutefois, le récent essor du fondamentalisme religieux a lui aussi laissé des traces. Ces dernières années, des écrivains ont été tués ; un grand nombre d'entre eux est en danger.  L'état utilise la censure, bannissant des livres, arrêtant des auteurs.

Ceci a un rapport avec ma poésie. Je veux intégrer ces faits à mes poèmes, de façon poétique. Le traumatisme colonial, le conflit politique, l'extrémisme, l'omniprésente exploitation de mon peuple, les enjeux globaux des structures de pouvoir, tout ce qui a lieu dans le monde et aux franges de celui-ci, je veux que tout ceci fasse partie de mes poèmes. Je veux révéler ce qui est caché sous la surface. Je veux décoder les significations pour les encoder dans des sens différents. Ainsi, mes poèmes ne sont pas un blog politique, je suis à la fois politique et apolitique. Je mène la vie de la petite bourgeoisie, mais je rêve qu'un jour le prolétariat s'unira et me chassera de ma zone de confort. Ils mettront le feu au bureau sur lequel j'écris. Je veux voir si mes mots survivront à ce feu ou deviendront des cendres. Tous mes poèmes sont des prières trompeuses – la spiritualité d'un non-croyant.

L'une de tes façons d'être engagé dans la vie politique et littéraire de ton pays est ton activité de rédacteur en chef – peux-tu nous parler de ces activités et de la scène littéraire au Bangladesh?

Depuis 16 ans, nous publions un petit magazine nommé Shirdanra (colonne vertébrale). Je suis l'un des co-fondateurs de cette revue. Nous la dirigeons collectivement. Ahmed Nakib et Laku Rashman sont mes coéditeurs. L'un est un poète prolifique et l'autre un cinéaste. Nous avons aussi un éditeur qui travaille dans le même esprit : Ulukhar Publications. Notre ami Sagar Nil Knan, propriétaire de cette maison d'éditions, publie des auteurs marginaux, qui n'écrivent que dans de petites revues et ignorent la tentation de devenir des écrivains connus sur la scène littéraire grand public. Pour autant que je sache, Ulukhar est la seule maison d'édition du pays qui agisse ainsi pour les auteurs marginaux, en courant le risque de pertes financières.

Franchement, je ne suis pas satisfait de ce que nous avons fait jusqu'à présent avec ce magazine. Au Bangladesh, l'intérêt pour la littérature dans la société n'est pas très significatif. Je citerais Hanif Qureshi : "Autrefois, il y avait de la culture, maintenant, il y a les achats." Sans doute est-ce un jugement un peu exagéré pour mon pays où tant d'habitants vivent sous le seuil de pauvreté. Mais l'influence de la société consumériste est très présente. Nous avons échoué à pourvoir le plus grand nombre avec une éducation correcte. Et ils n'ont rien à faire de la poésie. Les autres, les gens prétendument cultivés, ne veulent plus penser. Ils veulent des distractions bas de gamme, qui ne requièrent pas de réflexion. Ils ont la télé et Facebook pour se distraire. Dans le même temps, les gens se tournent de plus en plus vers la religion depuis les attentats du 9/11 aux USA. Il y a un mélange bizarre d'économie émergente dans le cadre culturel d'un  marché ouvert envahissant.

La littérature grand public aussi est influencée par ces faits. De plus, elle est contrôlée par les maisons d'édition populistes du Bangladesh. Ainsi, la littérature grand public sert les buts du marché. ShirdaNra voulait être une plateforme alternative pour de jeunes écrivains. Nous espérions qu'ils provoqueraient une arrivée de colère explosive avec des pensées neuves et de l’énergie pour la société. Pas seulement par le contenu, nous espérions que les jeunes poètes surgiraient aussi avec des formes d’avant-garde. Comme notre but n’est pas de servir le marché, mais plutôt de créer une voix critique capable de défier l’establishment, nous sommes d’une certaine façon marginalisés sur la scène littéraire. Toutefois, nous ne sommes pas encore déçus. En tant qu’éditeur, je veux que mon magazine demeure la plateforme alternative pour des écrivains potentiels.

Si tu devais définir la poésie en quelques mots, que dirais-tu ?

Pour moi, la poésie est l’épanchement d’une âme blessée qui saigne. L’âme est blessée parce qu’on lui a interdit de se développer pour elle. La poésie est un désir de beauté cosmique. Mais le monde a dressé de nombreux murs devant nos yeux pour nous empêcher de le voir dans tout son éclat. Notre âme essaie de les pousser sans cesse – et se blesse. Sans la lumière de la beauté cosmique, elle demeure incomplète. Elle pleure. Ces pleurs de l’âme, nous les appelons poésie.

D’un autre côté, la poésie est aussi pour moi un miroir magique. Quand je me tiens devant, j’y vois un être préhistorique, un tueur rusé qui se ment à lui-même. C’est le moi qui a perdu la capacité d’aimer, même soi. De l’autre côté du miroir, niant la chaleur du mercure qui brûle, la beauté attend de m’embrasser. Atteindre ses bras est mon but ultime. Mais le miroir est si magique qu’il ne me laissera jamais le traverser. La poésie n’est pas la beauté elle-même ; elle est promesse de la beauté jamais rencontrée.

∗∗∗

Voici le questionnaire Contre le Simulacre - Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain :

1)    Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

Je vous rejoins jusqu'à un certain point. Tout est politique. La poésie est l'essence de ce "tout". Ainsi elle ne peut être que politique. Le nier serait inhumain. Mais l'important est de savoir quelle politique on défend. La poésie peut aussi être un instrument d'exploitation. Elle peut être utilisée contre l'homme et la nature, comme d'autres formes d'art, le cinéma par exemple.

En lien avec ceci et la méta-poétique révolutionnaire, j'aimerais pouvoir te lire mon dernier livre, paru en février. La traduction anglaise de ce long poème est "L'Emergence du Camp de la Mort". Le fond est très politique. Il traite de l'inhumanité qui envahit le monde et mon pays. Mais en même temps, c'est un projet ambitieux sur le plan de la forme également. Il défie la forme traditionnelle de la poésie. Non, il n'est pas expérimental. Il est plus que cela.  Commençant  par une interprétation traditionnelle des muses, il se met à délirer. Il utilise le discours racoleur d'un vendeur de rues, des études de cas tirés d'un projet de recherche, des dialogues de cinéma, des collages et des montages, bribes de romans, pointillisme pictural etc. Hélas, le poème n'est pas traduisible ; il fourmille de références locales qui perdraient leur force dans la traduction. C'est le sort de mes nombreux poèmes.

2)    « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

C'est naturel – c'est ce qui est beau dans la nature. C'est ainsi que la nature maintient son équilibre. Mais de nos jours, nous tentons d'être plus forts qu'elle. Rien n'est garanti entre les mains de l'homme. Nous sommes des dangers en croissance qui bloquent tous les moyens de guérir. La poésie est le seul remède qui reste au monde. Et elle est en grand danger maintenant, elle aussi. Peu lisent la poésie de nos jours. Autant que je sache, Recours au Poème a dû cesser son activité d'éditions. Je n'en connais pas la raison précise, mais je peux imaginer que le manque de lecteurs est l'une des principales raisons. Dans mon pays, réputé comme très cultivé et poétique, les livres de poésie les plus vendus sont tirés à 500 exemplaires. Oui, cinq cents, dans un pays de 160 millions d'habitants.

Ainsi, je doute fort que l'optimisme prophétique d'Hölderlin soit encore à l'ordre du jour. Le seul remède que je vois aujourd'hui est la destruction. La complète destruction de la prétendue civilisation humaine et l'émergence d'une nouvelle civilisation, si nous en avons encore le désir.

3)    « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

J'aimerais pouvoir le dire pour moi-même. Comme déclaration, c'est tellement puissant que seul un génie poétique comme Baudelaire peut le dire. Laisse-moi citer l'un de nos poètes ( Sukanta Bhattachariya, mort en 1947, seulement âgé de 21 ans). Il a dit : "O, poésie, je t'abandonne maintenant ; dans le royaume de la faim, le monde est prosaïque : même la pleine lune ressemble à un rooti grillé" (pain rond traditionnel).

Je peux vivre trois jours sans pain, bien sûr, si je peux avoir du riz à la place. Ah, ah, ah ! Mais je peux survivre aussi bien des jours sans poésie. En tant que forme artistique, je suis plus intéressé par le cinéma que par la poésie. Malheureusement, je ne peux pas faire de films. Je peux seulement écrire de la poésie, de la poésie imparfaite, plus précisément, comme je te le disais plus tôt. Je peux m'arrêter n'importe quand d'écrire de la poésie et me lancer dans le commerce d'esclaves, comme Rimbaud, le premier visionnaire. Au marché des esclaves, ma première affaire serait de me vendre moi-même. Mais si je pense à moi-même, c'est ce que je fais chaque jour. Me vendre sous une forme différente, c'est le mot qui signifie maintenir une famille, avoir la paix en société, essayer d'être un bon citoyen et un consommateur privilégié du marché mondialisé où vous avez toujours "deux pour le prix d'un".

A la fin, c'est toujours la poésie qui me rappelle que je suis encore un être humain, et qu'une chose reste à vendre. C'est mon âme blessée qui me pousse à écrire de la poésie, ou lire au milieu de la nuit, après avoir regardé les débats télévisés de politique, les débats académiques sur le génocide et l'immigration illégale, sur les chaînes télévisées, et la pornographie sur internet. Pendant longtemps,  la vie a été enchaînée, partielle et déformée. Je ne suis pas certain que la poésie ait tant de pertinence ici.

Mais je suis tout à fait d'accord avec la fin de la déclaration, quand Baudelaire écrit "ils ne savent pas, ils ne se connaissent pas. Je suis l'un d'entre eux." Et j'adore Baudelaire.

4)    Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

J'ai étudié la littérature anglaise. Mais  je n'ai rien appris sur la poésie grâce à mes professeurs et à l'institution, sinon un sorte de jargon. Je n'y retournerais pas. Je préférerais me battre plutôt que de faire des devoirs. Je veux apprendre de la vie. Et la vie est pleine de chaos. Avoir un instinct de lutteur peut y être utile. L'histoire de la poésie est une histoire de révolte. Si vous êtes un bon élève docile à l'école de la poésie, alors, vous avortez la terrible naissance d'un nouveau poème ;  dans ce cas, vous ne faites que répéter vos grand-parents-poètes.

5)    Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Les poètes ne m'intéressent pas particulièrement. Je ne les trouve pas différents des autres hommes. Dans ce cas, j'aimerais répéter M. Heidegger un peu différemment : "L'homme, pour quoi faire?" Toutefois, j'aimerais creuser la question "La poésie, pour quoi faire?" Dans le monde ordinaire, la poésie a un rôle. Le premier rôle de la poésie est le sabotage. Saboter le code établi du monde, le langage fixé qui forme et gouverne notre conscient et notre subconscient. Le role de la poésie est donc l'anarchie ; douter de tout ce que la civilisation veut nous enseigner. Alors, un espace pour une vraie créativité émergera et la pésie sera de nouveau capable de chanter pour les muses. Le sens général de la vie est quelque peu stagnant de nos jours. Nous nous répétons et nous imitons. La poésie peut révéler la vérité profonde de la vie et nous informer que ce n'est pas du tout "notre" vie.  Nous vivons d'autres vies que les nôtres. Dans les dysfonctionnements de la grande philosophie qui inclut les religions, la poésie reste seule pour nous parler de la vie dont nous voulions jouir, et que nous n'aurons jamais tant que nous vivrons.

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* http://www.pierremartial.com/Bangladesh-le-pays-ou-editeurs-ecrivains-et-lecteurs-defendent-les-livres-jusqu-a-la-mort_a238.html

**(les Bauls sont  un groupe de ménestrels bengalis mystiques qui couvre l'état indien du Bengale de l'Ouest et le Bangladesh. Les Bauls sont à la fois une secte religieuse syncrétique et une tradition musicale. C'est un groupe hétérogène, comprenant de nombreuses sectes,  mais ses membres sont principalement des hindous Vaishnava et des soufis musulmans.)

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Shuhrid Shahidullah (né en 1975 en Kushtie, Bangladesh) est l'une des voix les plus originales et les plus puissantes de la scène poétique bengali de ce nouveau millénaire. Il a déjà publié cinq  recueils, dont le premier, Autobiographie du Dieu, publié en Inde en 2001. Ses écrits et poèmes font partie de son engagement contre l'establishment littéraire et culturel  Shirdanra........ (Epine Dorsale), petite revue coéditée par lui, est devenue une plateforme influente pour les jeunes poètes d'avant-garde au Bangladesh. Il traduit et publie régulièrement des textes de la littérature mondiale, dont un dossier spécial sur les poètes roumains des années 90, ainsi que d'autres poètes européens contemporains. Sa principale traduction en Bengali inclut les Lettres à un Jeune Poète de Rainer Maria Rilke. Il travaille actuellement à son premier roman, traduit La Maison en Lames de Rasoir de Linda Maria Baros et prépare, avec la poète Marilyne Bertoncini, une anthologie bilingue de ses poèmes (français-anglais) à paraître. Invité au Festival International de Poésie à Paris en 2014, il a présenté ses poèmes, publiés dans La Traductière.

Titulaire d'une maîtrise en littérature anglaise de l'université de Calcutta, il travaille dans les bureaux bangladais du NETZ, organisation basée en Allemagne, chargée de l'amélioration du niveau de vie, de l'éducation et des droits civiques des plus démunis au Bangladesh.

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This interview with Bengali poet Shuhrid Shahidullah, from Bangladesh, had been scheduled a long time ago, but the recent news – violence and intimidation against publishers and writers even  at the Book Fair in Elkushey, Bangladesh, gives this testimony and analysis of the cultural situation in this country a peculiar echo – we are glad to share it with our readers.

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Shuhrid, thank you for accepting this interview for Recours au Poème. I wrote a few questions for you, and realized that you could wish to answer the questions we proposed to other French poets for our inquiry intitled "Against Simulacrum" – here are both mine questions for you, and the inquiry (broad characters) Feel free to answer to the questions you prefer, the way you want.

You already published a few years ago on these pages, and our readers will surely have been surprised at your poetry, which  is very different from the usual idea of what poetry should be : no lyrics, no brilliant images, but a deep political concern for the world and your country and fellowmen : can you tell a few words about your country's story and political situation, and their link to your poetry?

Shuhrid: I am an imperfect poet in an imperfect world. My country, Bangladesh is a part of this world. It is labelled as one of the third world countries and located in South Asia. In South Asia, historically we had a society where acquiring knowledge/wisdom was strongly encouraged compared to trading or other professions. The society was also peace-loving and simple living.  It has been an agro-based economy. We did not invade any country anytime. But we had been invaded times and again by different foreign powers including, Mughals, and of course by the Europeans (Dutch, French, Britishers.  Eouropeans came here to try their luck in trade. Later on, they used their brain with money and brutality to be the ruler of the region. British ruled us for two hundred years from 1757 to 1947. They had successsfully destroyed our education system and kindly offered us an education system to produce clercs to serve the Queen’s kingdom.     

As a separate country, Bangladesh gained its independance in 1971 from Pakistan after a bloody liberation war. It cost 3 million lives of Bangladeshi people. In term of largest genocide in a given time, this has been the second largest genocide after the second world war. Before that we have been arguably the first nation to sacrfice blood to uphold the honour of our mother tongue Bengali, we say Bangla. That very day 21st February has been given the status of International Mother Languge Day by the United Nations.

So you can see, although we were a peace-loving nation, we had to suffer lot of political turmoil. History of my country has been glorious and frustrating at the same time. After independence, most of the time, we had been ruled by the military juntas supported by the big power houses of the world. Since 1990s, we have a so called democratic government with a short break in 2007-8 when a military backed non-elected government was in power. But the ruling class in the country are the flag bearers of the foreign game makers. We said ‚bye‘ to colonialism in 1957 but we still  bear that history in our blood. In the name of humanitarian and development aid,  colonialism has a strong presence in the country. Only 64% of the people can write their name and by dint of that we claimed that we have 64% literate population. For its strategic geo-political position, Bangladesh is in master plan of the super powers. So we are often impacted by the global politics.

As an economy, there is an ever increasing gap between haves and have-nots. Exploitation is pervasive across the society. It denies my people to achieve the full quality of human being.

But the beauty of the nation is that it does not complain that much. The influence of sufism and Baulism ( The Baul are a group of mystic minstrels from Bengal which includes Indian State of West Bengal and the country of Bangladesh. Bauls constitute both a syncretic religious sect and a musical tradition. Bauls are a very heterogeneous group, with many sects, but their membership mainly consists of Vaishnava Hindus and Sufi Muslims.) This makes my people indifferent to the worldly life. They have been more spiritual than religious. But the recent development of religious fundamentalism has left its marks on it also. Last few years, numbers of writers were killed; scores are in threat. State has also been restrictive; banning number of books, arresting writers.

It is all related to my poetry. I want to internalize them in my poems in poetic way.  The colonial trauma, political conflict, extremity, pervasive exploitation of my people, the global game of power structures, everything that is taking place in the world and outer side of the world, I want their share in my poems. I want to get them from their deeper surface. I want to decode their meaning only to encode them into different meaning. So, my poems are not a political blog. I am political and apolitical at the same time. I lead the  life of a middle class but I dream someday proletariats will come together and kick me out from my comfort zone. They will set fire on my writing table. I want to see whether my words survive in that fire or turn into ashes. My poems are all disguised, self-deceiving prayers; spirituality of a non-believer. .       

One of the ways in which you are concerned in your country's litteraty and political life is your implication as an editor – can you tell us more about your activities and the litteraty scene  in Bengladesh?

Shuhrid:  These last 16 years, we have been publishing a little magazine called Shirdanra (Backbone). I am one of the founding editors of the magazine. We run it as a teamwork. Now Ahmed Nakib and Laku Rashman are my co-editors. Both of them are prolific poet and film maker respectively. We have also a like-minded publisher here; Ulukhar Publications. Our friend Sagar Nil Khan, the owner of the publishing house publishes books from the off-beat writers only who write only in little magazine and ignore all temptations to be a writer in the so called mainstream literary scene.So far I know Ulukhar is the only publishing house in the country who are doing this for the off-beat writer; taking risk of financial loss.

Frankly speaking, I am not satisfied what we have done so far with the magazine. In Bangladesh, stake of literature in the society is not that significant now. Let me quote Hanif Qureshi: once there was culture now there is shopping.This will be a little bit exagerated for my country though, with huge number of people under poverty line. But the influence of a consumerist society is very much present there. We failed to provide proper education to the larger number of people. So they do not bother about poetry. The rest, the so called educated people do not want to think any more. They need cheap entertainment which does not require thinking. They have television and facebooking for their entertainment. People are getting themselves more into religion at the same time after 9/11 phenomenon in USA. A strange combination of an emerging economy in the time of  pervasive open-market culture.

Mainstream literature is also influenced by that. Additionally, it is controlled by the populist media houses in Bangladesh. So the mainstream literature is serving the purpose of the market.

ShirdaNra wanted to be an alternative platform for the young writer. We expected them to be angry and explosive coming up with fresh thoughts and energy for the society. Not only content wise , our expectation is that young poets will also come up with avante-garde form also. As our purpose is not to serve the market rather creating  critical voice who will challenge the establishment, we are somehow, marginalised on the literary scene. However, we are not frustrated yet. As an editor, I can see my magazine will remain the alternative platform for the potential writers. 

If you had to give a definition of poetry, in few words, what would it be?

Shuhrid: Poetry, to me, is the bleeding expressions of a wounded soul. The soul is wounded because it has been denied to be completed itself. Poetry is a thrust for the cosmic beauty. But the world has set lot of walls before our eyes to stop us to see it in full bloom. Our souls try to it push it again and again and got wounded. Without the light of the cosmic beauty it remains incomplete. It cries. We name the tears of the soul as poetry.

On the other hand, poetry to me is also a magic mirror. When I stand before it I can see a pre-historical shrewed and self-deceivng killer being. That’s me who has lost power to love even himself. Other end of the mirror, denying the heat of the burning mercury, beauty waits to embrace me. To reach in her arms is my ultimate goal. But the mirror is so magical it will never allow me to  pass through it. Poetry is not the beauty herself; she is the promise of the beauty never met.

1) Recours au Poème defends the idea that poetry is at the same time a political action and a revolutionnary metapoetics – waht do you think of this position (and you can be in complete opposition to this idea)

Shuhrid: I support your position to some extent. Everything is political. Poetry is the essence of that `everthing`. So it has no other way but to be political. Denying this fact is inhumane. But the important question is which politics are you defending. Poetry can be used as an exploitive tools also. It can be used against man kind and nature like other form of arts i.e. example films.

In relation to this and to revolutionnary metapoetics, I wish I could read you my latest book came this February. The English translation of the long poem is „The Emerging Deathcamp“. Content wise it is very much political. It deals with the theme of the current pervasive inhumanity world wide and my country. But at the same time it is an ambitious project of the poetic form itself. It has challenges the traditional form of poetry. No, it is not experimental. It is more than that. It has started with an traditional rendition of muse but after that it went mad. It has used canvassing of a street hawker (seller), case studies of research project, cinema’s dialogue and collage and montage, parts of novels, pointilism of paintaings and so on. Unfortunately, the poem is untranslatable; it is full of local reference which will lose its strength in translation. It happened to translations of my many poems.

2)    "Where danger grows, there also grows what heals" says Hölderlin – Do you think it is still topical?

Shuhrid: That is natural-- beauty of the nature. That’s how nature keeps it balance. But nowadays we are trying to outsmart nature. Nothing is secured in the hands of man. We are increasing dangers and preventing all the paths of healing. Poetry is the only healing system left in the world now. That is also in great  danger as people say. Few read poetry nowadays. So far as  I know,  Recours au Poeme had to stop its e-book project. I am not sure of the exact reason but I can guess absence of readers is one of the major reasons. In my country, known as very cultural and poetic, the best selling poetry books is printed only in 500. Yes five hundreds in the country of 160 million of people.

So I strongly doubt that the prophetic optimism of Holderlin is still topical. The only healing I can see now is destruction. Complete destruction of the so called human civilisation and an emergence of a new civilisation if we have still thirst for that.

3) Baudelaire wrote : "You can live without bread for three days – note without poetry ; those among you who pretend the contrary are wrong : they don't know themselves."Do you consider poetry the way Baudelaire did?

Shuhrid: I wish I could say that for myself. As a statement it is too strong that only a poetic god like Baudelaire can utter it. Let me quote from one of the poets from my language (Sukanta Bhattachariya; who died in 1947 at 21 only). He said, Oh poetry, I am sending you on leave now in the realm of the hunger, the world is prosaic; even the fullmoon looks like a grilled rooti (local round bread). 

I can live without bread for three days, of course, if I get rice istead. Ha ha ha. But I can survive so many days without poetry. As an art form, I am more interested in film than poetry. Unfortunately, I cannot make films. I can only write poetry, imperfect poetry, to be more specific. Any day I can stop writing poetry and go for slave business like Rimbaud, the first visionary. In the slave market, my first business could be to sell myself. But when I look back on myself, that is what I am doing every day. Selling myself in different form in the name of maintaining a family, having peace in the society, trying to be a good citizen and a benefitted consumer of a global market where you always  ‚buy one get one free‘.

At the end of everything this is again poetry that reminds me that I am still a human being and one thing is still left to sell.That is my wounded soul which instructs me to write poetry or read it in the middle of the night after watching political talk shows, academic debate on genocide and illegal migration on television channel and pornography on the internet channel. For many days, life has been channelised, partial and deformed. I am not sure if poetry has that much relevance to it.

But I completely agree with the last part of the statement when Baudelaire says: they don;t know themselve. I am one of ‚them.‘ And I love Baudelaire.

4)    In one of his songs, Leo Ferré says " contemporary poetry doesn't sing any more, it crawls (...) At the school of poetry, one doesn't learn, BUT FIGHT". What about you?

Shuhrid: I was a student of English literature. But thanks to my teachers and institutions I learnt nothing about poetry there, other than some jargon. I will never go there again. If I would have to go back to school, I would love to fight instead of preparing my assignments. I want to learn from life. And life is full of chaos. Having a fighting instinct can be helpful there. History of poetry is a history of revolt. If you are a good and obidient student of the school of poetry, then you stop or abort the terrible birth of a new poem; you mere repeat your grand—poets or parents in that case.

5) And in the end, could you answer the  question : "Poets, what for? "(Heidegger) - on the same line as this sentence from Bernanos "Poetry, what for?"

Shuhrid: I am not that much interested about poets. I don’t see them different from other people. In that case, I would love to repeat Mr. Heideggeer in different way, „man, what for?“. However, I am very much eager to go deeper in to the question „Poetry, what for?“. In the current world, poetry has a role. The prime role of peotry is to sabotage. Sabotage the  set code of the world, the set language that shape and governor our consciousness and subconsciuosness. The role of poetry is thus anarchic; disbeliveing everything that civilisation want to preach us. Then a space for real creativity will emerge and poetry will be able to sing for the muse gain. The comprehensive meaning of life is somehow stagnated now. We are repeating and imitating ourselves. Poetry can reveal the real truth about life to inform us that this is not ‚our‘ life at all. We are living the life of others. In the dysfunctionality of grand philosophy including religions, poetry is left alone to tell us about that life we wanted to enjoy but never get them in life-time. 

*

Shuhrid Shahidullah (born in 1975 in Kushtia, Bangladesh) is one of the freshest and most powerful voices in Bengali poetry scene in the new millennium. He has published five collections of poems until now. His first collection of poems (Autobiography of the God) was published from India in 2001. His poems and other writings are part of his ‘movement’ against the literary and cultural establishments.  Shirdanra ( Backbone), a little magazine co-edited by him has become an influential platform for the young and avant-garde writers in Bangladesh. He also translates regularly from the works of the world literature. Lately, he translated and published a special dossier on ‘90s generation of Romanian poets along with other European contemporary poets. His major translation in bengali includs Letters to A Young Poet by Rainer Maria Rilke. Currently, he is working on his first novel and translating The House Made of Razor Blades by Linda Maria Baros. He is also working now with french poet Marilyne Bertoncini for his upcoming bilingual (english, french) anthology. He was invited to present his poems in Paris International poetry festival in 2014. La Traductere, the official publication of the festival published his poems in that occasion.

Shuhrid has a Master degree in English Litterature from University of Calcutta, India. Currently he is working in Bangladesh office of NETZ, a Germany based development organisation, to facilitate livelihood, education and human rights support for the extremely poor households in Bangladesh.




Un regard sur la poésie Native American (1)

Une chronique qui dure, et qui permet encore à nos lecteurs de découvrir des merveilles, des poètes et auteurs engagés dans une réalité sociale et économique que Béatrice Machet nous fait appréhender à la lumière de leurs œuvres. ce premier épisode est paru sur Recours au poème en février 2013. 

∗∗∗

 

La poésie de Diane Glancy

Auteur prolifique, Diane Glancy est née en 1941, d'un père Cherokee et d'une mère d'origine Germano-Anglaise. Comme tous les métis "Indiens" devenus écrivains, elle reconnaît que c'est la culture Indienne qui l'a le plus nourrie. Diane aime à dire qu’elle ne cherche pas à prendre la parole, mais à la donner à ceux qui ne l'ont jamais eue, afin de leur rendre la voix, afin de réécrire l'histoire trop souvent transmise au travers du filtre d'anthropologues ou d’ethnologues conditionnés, déformés par les a priori, n’offrant d’interprétations que celles attendues d'une culture blanche dominante et oppressive. Diane écrit de la poésie, des essais, des scripts, de la fiction. Elle a reçu de nombreux prix littéraires. Elle est professeur Emérite de l’université Macalester de St-Paul dans le Minnesota, où elle a enseigné la littérature Anglaise et Amérindienne. Elle pense que la salle de classe est une embarcation prête pour un voyage, un endroit où ses étudiants et elle-même prennent des risques et repoussent des frontières. Actuellement, elle vit dans le Kansas auprès de sa fille et de ses petits-enfants.

Disponibles en Français : Pour Iron Woman, aux éditions Wigwam
                                         Cartographie Cherokee, aux éditions de l’Attente.

Job 13 :15--  Briseras-tu la feuille à la dérive ?

Boucle  

Un pinson qui apprend le  mauvais chant a des ennuis. Apparemment, de temps en temps, au lieu d’apprendre le chant de son propre père, un pinson mâle apprend le chant d’un voisin ; chaque trente-six du mois, il apprend la chanson d’un voisin qui n’est pas de la bonne espèce.   
Jonathan Weiner, Le bec du pinson.

Une fois les feuilles sur un arbre
elles seront envoyées à terre vers ce qui
inconnu d’elles
boucle leurs bords.

Elles n’appartiennent à personne
qui soit de leur propre espèce.
L’ombre du cheval
est une feuille, disent-ils
ratissée jusqu’au sein de leur décomposition
laissant le soleil dans la cour
courir
brisé.
Si vous alignez toutes les feuilles tombées
combien de fois feront-elles le tour de la terre ?
Qu’est-ce qu’un cheval ?
Une feuille ?
La signification de briser ?

Miniature Américaine

Elle est
plus petite que
l’histoire, son
acte de naissance non
enregistré. Comme
elle est sévèrement
capturée
par l’huile sur
un petit médaillon
ovale, cheveux
séparés
depuis le milieu,
attachés derrière
la tête
pour tenir
ses oreilles
ouvertes à
sa voix à lui,
qui est
quelque chose comme
un trottoir
encroûté après
la chute du grésil sur
la neige. Sa propre voix
est une
pile de feuilles dont les
langues sont
veinées et
fourchues après
les guerres Indiennes,
farcies dans
la marionnette
de sa
bouche, une
chaussette-singe tordue
et nouée
en une
forme qui n’est pas
la sienne.

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Ajustement

Pour  que son portrait s’adapte à la pièce, elle a fait la maison petite, les chaises petites, le divan. Elle a fait les enfants petits, comme des chaussures séchées qu’elle aurait passées au four.
                                                                                                                                                            Nos sorties au musée ; les halls et les pièces vides, les hauts plafonds, l’endroit vide de meuble : l’imaginer petit, disait-elle, si petit qu’elle pourrait tenir  le musée dans sa main. Regarder seulement la collection de miniaturistes : George Catlin, John Copley, Thomas Cummings, William Dunlap, Charles Fraser, George Freeman, Robert Fulton, Ann Hall, Henry Inman, John Jarvis, Edward Malbone, Anna Peale, James Peale, Henry Pelham, Gilbert Stuart, Thomas Sully, Benjamin Trott, John Trumbull, Benjamin West, Joseph Wood; leurs portraits punaisés là; il y en eut d’autres beaucoup d’autres, leurs petits pinceaux comme des feuilles dans la forêt où les arbres sont trop nombreux pour en faire état dans un  endroit petit comme celui-là petit comme il est.

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Remuda  II Procession

Les bestiaux  grimpent la rampe
traînant leur croix.
Leurs voix telles des chants grégoriens
s’élèvent vers le ciel bleu,
les nuages froids.
leurs yeux sont blancs et larges.
Les vaches flamboient.
Elles iront sauvages au paradis
où des places sont installées
dans des tentes ondulées
avec tables et chaises pliantes
avec  des écriteaux portant leur noms.
Un poisson sera attaché sur leurs têtes.
Elles tiendront leurs cornes dans la gueule.
C’est la foi par conséquent
qui vient
élever les morts.

Driving  Conduire

Le problème c’est les feuilles et le ratissage
de la mémoire est un acte faisant se dérouler ce qui tombe ici

L’objet vers lequel le râteau se déplace
n’est pas ce qui se trouve ici
mais un verbe à la suite du sujet des feuilles
qui désigne les feuilles comme son objet

Le grand érable dans la cour plus large que la cour
couvre aussi la cour du voisin mais ses feuilles tombent dans la vôtre
vagues après vagues elles ondulent sur la pelouse
la cour nue s’ouvre au soleil que l’arbre
réquisitionne en grande partie

Le problème c’est les feuilles elles viennent chaque année sur l’arbre
et tombent dans la cour et tombent
elles changent du vert au rouge ou du vert au jaune
peut-être quelques-unes brunes comme un feuilleté dans le four

Une feuille a le goût de crème glacée
si vous mangez du raisin avec

Les feuilles ont l’odeur des noms elles
déroulent la mémoire de l’automne
le problème des feuilles
est l’objet direct de la désaffection

Une fois vous avez donné des feuilles à votre belle-sœur
pour son anniversaire
votre frère a dit comme s’il n’y en avait pas assez dans la cour
mais elles étaient rouges et son anniversaire tombe en automne

Pendant que vous tirez le râteau
vous recevez le paquet de ce que vous pourriez appeler courrier
à récupérer

Ratisser fait arriver d’autres noms
pelouser par exemple
qui pourrait être un nom ou un verbe potentiel
du genre des feuilles pelousent la surface de la cour

Et si votre place au paradis dépendait des feuilles que vous ratissez ?

C’est la non fiabilité des mots
leurs sens pareils aux feuilles qui tombent               
selon des motifs déconstruits par le vent qui pousse
toutes les feuilles du voisin dans votre cour

Pendant la nuit vous entendez les griffes des feuilles courir
dans la rue
elles s’accrochent à votre porte et tentent d’entrer

Les guerres ont commencé avec des feuilles

Dans les rêves parfois vous ratissez dans l’après-vie
les feuilles ne manquent pas de tomber
vous vous rêvez comme une série de ratissages

Une fois les voisins ont essayé toute une journée de charger une jeep
avec  plus qu’elle ne pouvait contenir
ils arrangeaient et réarrangeaient
et rien ne pouvait changer l’espace libre dans la jeep
sauf la pensée que  la vie est une série
de bagages
pour laquelle le véhicule est plus petit que la charge qu’elle doit transporter

Les feuilles sont-elles uniquement ratissées en Amérique ?

Vous pensez à l’Allemagne
d’où une partie de vos ancêtres sont venus depuis la frontière ouest
d’une forêt
des râteaux dans les bateaux ils ont traversé l’océan 
parce qu’il y avait plus de feuilles en Amérique

Le problème c’est les feuilles
les vagues empilées avec elles
continuellement déversées sur le rivage

vous conduisez votre voiture au travers de feuilles qui courent dans la rue
de la façon dont les crabes déguerpissent

Vous avez vos repères
dans les voitures que vous conduisez à travers les feuilles en Amérique
les petits amis des Impalas pesant deux tonnes
la remorque verte de la gare
et la brune que vous écartez de la voie du mariage
Un mot est plus que le son qu’il produit
au passage de l’air poussé par la bouche
il tombe comme des feuilles sur l’oreille

Le problème c’est les feuilles vous ne pouvez pas vous éloignez d’elles
elles peuplent la cour comme des squatters que vous devez ratisser

Si la neige tombe dessus elles resteront tout l’hiver
et tueront l’herbe en dessous
avez-vous bougé une plaque de feuilles ayant gelé
tout l’hiver
avez-vous vu le sol en dessous de la plaque ?
Le problème c’est les feuilles qui tombent et tombent chaque automne
elles dormiraient dans votre lit si vous les laissiez faire

Vous entendez l’océan pendant que vous ratissez
mais plus que l’eau  c’est le ratissage
de la première voiture que vous avez possédé en propre
vous étiez mariée et  jeune mère
vos voisins un couple de militaires à la retraite
vous avait vendu la voiture qu’ils avaient ramené de Californie
une Ford verte de l’armée rouillée par l’air salé et par l’océan
bordant la base militaire où ils étaient stationnés
et votre mari l’avait achetée pour que vous puissiez aller
faire les courses

Cette voiture est parmi les feuilles que vous ratissez
les vertes feuilles devenant brunes

L’importance des feuilles quitte le désir
amer dans la cour
le son du ratissage à travers elles
le fracas d’une ancienne bataille
les feuilles fuient le râteau et  se retirent

Et si la façon dont vous ratissez vos feuilles est celle dont vous traitez les nations ?

Sans savoir pourquoi vous vous souvenez combien vous vous vouliez conduire le camion aspirateur de feuilles qui vous faisait passer par les vieux quartiers voisins
vous les appeliez avec le ton du vendeur de glaces
et les feuilles couraient
attention disiez-vous et vous les regardiez s’écraser
dans le paradis des feuilles que vous saviez là

L’Illiade en fait parle de feuilles
la longue guerre entre les Grecs et Troie
Don Quichotte était une feuille
les matadors depuis l’Espagne
dirigent les feuilles dans les rues en jouant des castagnettes.

Granted   Accordé

Court avertissement pourtant
vous saviez que cela viendrait
sol (nu)
feuille (ratissée)
arbre (avec branches)
si chéries
les distillées
bien que n’étant pas parmi
(dehors) nations
le nettoyage
un compost
un genou de feuilles ratissées
laisse-moi m’y assoir
(toute) l’ombre
d’hier
vous pouvez
passer la main (au travers).

***********************************************

Les feuilles s’écrasent sous le râteau de leur mouvement

L’histoire (américaine)
tire une boulette __________
à la tête
couvre les sentiers de la guerre
les massacres
les territoires lotis
maintenant ré-empile
les feuilles empilées (sur elles-mêmes).
Redonne à la terre son ancienne apparence
celle d’avant la chute
au-dessous
il y a des sauvages
qui dansent
au son de leur musique.

********************************************

Pousseurs de feuilles

Tout au long des années les feuilles sur la pelouse
ratissées je ne peux m’empêcher de penser
que nous donnons nos vies
à leurs rouges manteaux
à venir
tellement de combinaisons
dans ce qui ratissé ratissé ratissé ratissé ratissé ratissé ratissé ratissé
ratissé ratissé ratissé ratissé ratissé ratissé ratissé ratissé ratissé ratissé ratissé
ratissé ratissé ratissé ratissé ratissé ratissé
un tout ayant de la valeur
nous apprenons pour finir
les couloirs des arbres
le petit (auto) portrait
des feuilles.

*********************************************

Parce que c’était sur eux

il lui fallait marcher sur des dalles de marbre qui faisaient mal et qui étaient également glissantes.
Parce que sa maison était un sol de marbre dur comme des vagues, parce que les dalles avaient des tourbillons de verre en elles elle les vit comme des milliers de Terres. Et parce qu’elles étaient sous ses pieds, les nuages vinrent et vécurent dans sa tête. Les Etres Tonnerre et l’Eclair. L’Eclair d’abord parce qu’il était plus rapide. Langue de serpent zigzagante. Les Etres Tonnerre plus lents parce qu’ils étaient chargés lourdement du bruit de l’Eclair. Tonnerre . Tonnerre, disaient les Etres Tonnerre. Ils grondaient  depuis sa bouche. C’était la haute atmosphère. Les nuages des essaims d’abeilles dans sa tête. Les Eclairs tirés depuis ses yeux. Il faisait craquer les dalles de marbre jusqu’à ce que les tourbillons terminés par une queue s’élèvent hauts par-dessus les cieux dans sa tête. Loin au-dessus des vagues au sol pareilles à des lames de verre si brisé qu’elle ne pouvait séparer les morceaux les uns des autres. Tous lui hachaient les pieds alors qu’elle allait sur les terres brisées. Elle versait son sang. Alors que les Etres Tonnerre tempêtaient depuis sa bouche.

*******************************

Grosse légume

La femme a perdu prise. Elle boit
du 7-Up quoiqu’on veuille que cela signifie.
Oh  Seigneur. Une épaule déboîtée.
Un Figolu. Et pourquoi doit-
elle être tremp’ejaborée ?
Pas dans le ton non plus. Vous pensez
qu’elle aurait rectifié maintenant.
Sa propre langue. Son propre espace.
Bénie soit-elle. La femme a vécu comme une
abeille de ruche. Une palissade binée.
Dont la vie est un jour de lessive avant
l’électrification des campagnes. Dont les changues
s’élèvent contre l’aube. Bénissez son un-jour-
libérée. Son ouplala. Roule-
nationale
. C’est encore devant elle.
Son sniff-encombré. Bing-de-hanche. Pow Wow.
Toutes ses fiestivités.

• Ouplala pour Opila, cérémonie d’action de grâce, de give away chez les Sioux ( Lakota)

Squaw

Une squawl une squawk ou bien entre. Je le serai donc.  Ramasse la terre roule-là sous un buisson à proximité du champ de maïs labouré. Je peux dire comment prendre en charge le langage, souffler dedans comme dans un sac de papier kraft, le frapper de mes mains. Je suis le reste après la division de mes numéros qui ne tombent pas juste.  Pas la voix de l’absolu ou de l’agression, mais voici ma gamelle, haka, voici ma gamelle.

Poèmes traduits par Béatrice Machet




Margaret Noodin : un regard sur la poésie native américaine

Vivre en fonction du nom qui vous est attribué.  

 

Les ancêtres nous disent : « vis en fonction du nom que tu as reçu . / Nous percevons la vérité dans nos os / si nous écoutons. » Extrait du poème Listening, dans Weweni de Margaret Noodin)

Fait rare pour être mis en avant dès la première phrase de l’article, Margaret Noodin écrit sa poésie dans sa langue tribale : il s’agit de l’Anishinaabemowin, qui est la langue des Indiens Odawa, Potawatomi, Ojibwa, tous peuples cousins originaires des Grand Lacs, en Amérique du nord. Cette langue est parlée par plus de deux cents communautés au Québec, en Ontario, dans le Manitoba, le Saskatchewan et en Alberta pour ce qui concerne le Canada mais aussi dans le Dakota du nord, le Michigan, Wisconsin et Minnesota pour ce qui est des USA. Sa vitalité regagne des forces mais sa survie est encore précaire. Et dans cette période de l’histoire de la planète où la diversité culturelle, comme la biodiversité sont en danger, il y a lieu de noter les efforts pour y échapper ! Bilingue donc, ses livres nous ouvrent sur une façon de penser et de regarder le monde avec des yeux d’Anishinaabe, une façon de percevoir et de décrire le monde avec une sensibilité qui porte attention à certains détails qui échappent aux langues occidentales n’ayant pas été conçues et polies dans le même environnement ; elles restent des langues « exportées », les langues Indiennes étant plus à même de dire le territoire qui fut le leur pendant des millénaires.

Margaret Noodin, Weweni, Wayne State University Press; Bilingual edition, 2015, 112 pages, 16,99 €.

Margaret Noodin est née en 1965, elle est membre de la nation Anishinaabe (Chippewa, descendante de la bande « grand portage » qui vivait sur les bords du lac Supérieur), née dans le Minnesota aux Etats Unis, elle enseigne actuellement à l’université de Milwaukee dans l’état du Wisconsin. Elle fait également vivre un site www.ojibwe.net dédié à l’apprentissage de la langue Anishinaabemowin avec en plus des leçons, des histoires et des chants traditionnels Anishinaabe et des informations sur des événements ou des personnes ayant un lien avec la vie tribale indienne. Margaret est aussi directrice de l’institut Electa Quinney situé à Milwaukee, Wisconsin, qui s’occupe d’éducation pour les Indiens d’Amérique originaires de cette région sud-ouest du lac Michigan (Michigami), lac appartenant au grand bassin d’eaux venues des grands lacs et où les rivières Milwaukee, Menominee et Kinnickinnic se rencontrent, là-où les nations souveraines Anishinaabe, Ho-Chunk, Menominee, Oneida et Mohican restent, discrètement certes, présentes. Avec ses deux filles, Margaret fait partie d’un groupe de chanteuses : les Miskwaasining Nagamojig (les chanteuses des marais) qui s’accompagnent aux percussions traditionnelles Indiennes, elles chantent des chants Ojibwa (Anishinaabe).

 

 

La langue Anishinaabemowin est une langue agglutinante dont la grammaire peut sembler fort complexe à nos esprits façonnés par les origines latines de notre français. Mais chacun des préfixes, suffixes et personnes employées (14 au lieu des 3 que nous reconnaissons) nous indiquent la façon de comprendre les relations entre l’animé et l’inanimé, le proche et le lointain, le singulier et le pluriel …). Une façon fine donc d’analyser les phénomènes.

 

 

 Les versions des poèmes en Anishinaabemowin sont deux à trois fois plus longues que leurs versions anglaises, ce qui donne une multiplicité de sons pour sentir et faire percevoir la réalité Anishinaabe. Précision poétique contre brièveté tournée vers une « efficacité » matérialiste : ainsi se confrontent et se complètent les cultures ! J’ajouterai que cette langue agglutinante est comme la manifestation du savoir tribal : tout est lié. Les mots s’allongent à l’envi et la parole tisse ses filets qui attrapent tout de la réalité ainsi que vue par des yeux Indiens. L’anglais ou le français ne sauraient rendre visible, ni à l’oreille ni écrits sur le papier, cette philosophie de l’interdépendance !

Margaret Noodin, Université du Michigan, groupe d'étude du langage Ojibwe. Tony Ding/AP Photo.

Margaret Noodin parle de sa poésie comme d’un mélange qui essaie à la fois d’imiter, de respecter la tradition des ancêtres, mais aussi d’amener la langue vers une poésie moderne qui lui permette de changer et de s’adapter à l’époque actuelle. Margaret est l’auteure à ce jour d’essais, d’une thèse, et de plusieurs livres, dont certains « pour enfants », dont voici les titres :

  • Bizhiw Miinawaa Miinan : Lynx and the Blueberries with Cecelia Rose LaPointe and Dolly Peltier. Waub Ajijaak Press, 2019.
  • Ajijaak: Crane with Cecelia Rose LaPointe and Dolly Peltier. Waub Ajijaak Press, 2018.
  • Learning Ojibwe: Anishinaabemowin maajaamigad. With Kimewon, Howard. Owen Sound, Ont.: Ningwakwe Learning Press. 2009. ISBN 9781896832975.
  • Bawaajimo: A Dialect of Dreams in Anishinaabe Language and Literature. American Indian Studies. Michigan State University Press. 2014. ISBN 978-1611861051.
  • Weweni: Poems in Anishinaabemowin and English. Made in Michigan Writers Series. Wayne State University Press. 2015. ISBN 978-0814340387.

 

 

Elle en prépare d’autres, dont un ouvrage intitulé ce que la mésange sait d’où sont tirés tous les poèmes sauf un, que j’ai traduits. Son premier livre de poèmes, Weweni, utilise pour titre la formule rituelle qui souhaite à l’autre de bien prendre soin de soi, qui lui veut du bien, quelque chose entre notre « bon voyage dans la vie » et notre « porte-toi bien », ou bien un mélange des deux. Margaret Noodin y évoque les sujets contrastés de l’actualité planétaire mais évoque aussi les histoires de fantômes, nous parle du message que délivrent les arbres. Les poèmes parlent de l’intime, des moments de difficultés et de joie, de rêves et d’inquiétude pour le futur.  Elle y évoque aussi les blessures et les traumatismes que la triste histoire de la colonisation a infligés aux peuples amérindiens. En voici un exemple :

Les prometteurs 

Parfois
la pluie tombait deux fois
et c’est quand ils mentaient.

Les hommes vieillis ont tordu
les promesses poussiéreuses
que jeunes amants ils avaient une fois faites

Les femmes vieillies au four ont cuit
les récits jusqu’à ce qu’ils lèvent
au-delà de la vraisemblance

Les petits enfants les adoraient
pour cette capacité
à re-imaginer leurs vies.

Leurs propres enfants étaient effrayés
à l’idée de ce qu’ils diraient
eux-mêmes un jour.

 

 

Margaret Noodin, Bawaajimo': A Dialect of Dreams in Anishinaabe Language and Literature, Michigan State University Press, 2014, 37,91 €.

Dans son recueil en préparation, intitulé ce que la mésange sait, Margaret construit son travail en deux parties. Une première illustre la façon dont le langage, donc la pensée Anishinaabe, mélange philosophie, science et psychologie. La seconde rétablit la « vérité historique » trop souvent effacée ou maquillée dans les journaux ou institutions dirigés par la société dominante blanche. Ainsi ce poème :

 

Portrayed in the Newberry

 

Someone has carefully hung them in the half light
facing a declaration
which tells all the world the facts of
“the merciless Indian savages”
. . . but only the month is wrong.

We remember you Simon, wearing your brown shirt
you are son of Elizabeth and Leopold
you are grandson of Chief Topinabee
you are great-grandson of Chief Naniquiba
. . . but you are not a “chief” they say.

Nearby if we follow a different road
a wall-card remembers one                        
who called for human extermination
four days before Wounded Knee
. . . but he wrote stories for children.

Here where there are old pages and portraits
we wonder how to understand
discovery and being discovered
clarification and collusion
. . . but maybe it is time instead to discover one another.

 

Dépeints à la Newberry                      

 Quelqu’un les a soigneusement pendus dans la pénombre 
faisant face à une déclaration
qui annonce au monde les méfaits des 
“impitoyables sauvages Indiens”
. . . seulement le mois est faux.

 Nous nous souvenons de toi Simon, tu portais ta chemise brune 
tu es le fils d’ Elizabeth et de Leopold
tu es le petit fils du chef Topinabee
tu es l’arrière petit fils du chef Naniquiba 
. . . mais tu n’es pas un “chef” disent-ils. 

 Tout près, si nous suivons un trajet différent 
une plaque murale commémore quelqu’u
ayant prescrit l’extermination humaine 
quatre jours avant le massacre de Wounded Knee
. . . mais il écrivait des histoires pour enfants. 

Là où nous trouvons vieilles pages et portraits
nous nous demandons comment comprendre
découverte et être découvert
clarification et collusion
… mais peut-être est-il simplement temps de se découvrir l’un l’autre.

 

  • La Newberry Library ou bibliothèque Newberry, aussi appelée Newberry Research Library, est une bibliothèque publique de recherche de la ville de Chicago (Illinois). Elle est plus particulièrement orientée vers les sciences humaines.
  • Simon Pokagon (1830-1899), leader tribal des Indiens Potawatomi, écrivain prolifique, avocat de la cause indienne. Ses écrits se font abordables pour les populations blanches et disent sa fierté d’être Indien, il présente une image positive des Indiens qui alors devaient faire face à des défis jamais rencontrés. Topinabee et surtout son père Naniquiba étaient eux aussi des leaders, grands guerriers ayant adopté la cause de Tecumseh. (N.d.T.)

J’aimerais maintenant vous faire voir et lire des poèmes courts, pris dans la première partie de ce recueil ce que la mésange dit, qui expriment et montrent bien l’attitude et le regard qu’ont les Indiens en général sur les phénomènes de la nature et plus particulièrement leur relation entretenue avec les animaux. La version en Anishinaabemowin pour aiguiser votre curiosité ! Et rendre hommage à cette langue et à ses locuteurs.

∗∗∗∗∗∗

Bangan Zoogipoog

 

Epiichi bangan zoogipoog
biinijichaagigewaad 
biidaazhegaamewaad
endazhi maaminonendamang
ezhi-oshkibaakadawaabiyang waaseyaabang

 

Silent Snowfall

While silently the snow falls
souls are washed new
arriving along the shore
where we pause to consider
the way each dawnlight opens our eyes again.

 

Chute de neige chuuut  

Quand silencieusement la neige tombe
les âmes sont lavées de neuf
qui atteignent la berge
où nous nous arrêtons pour contempler comment
la lumière de chaque aube ouvre nos yeux

 

 

 

∗∗∗∗∗∗

 

Gijigijigaaneshiinh

Ningii-ozhibii’amawaag gijigijigaaneshiinyag onzaam gaawiin maajaasiiwaad miinawaa Linda LeGarde Grover gii-ozhibii’aad Azhegiiwe Wiingashk.

Aanikoobijiganag aanikoobidoowaad
wiingashk wiindamawiyangidwa
gashkibijigeg gegashk-akiing.

Gijigijigaaneshiinh ayaa gawaandag
noondaagozid noondenimiyangidwa
manidookeyaang manidoowiyaang.

 

Chickadee

For the chickadees who never leave, and Linda LeGarde Grover who wrote about them in The Road Back to Sweetgrass.

The ancestors tied and extended it
the sweetgrass, telling us
make bundles, the world is not yet ripe.

The marsh chickadee is there in the white pine
calling out wanting to be with us
it’s a ceremony, a way to be alive.

 

Mésange

 pour les mésanges qui ne partent jamais, et pour Linda LeGarde qui a écrit à leur sujet dans The Road Back to Sweetgrass (la route du retour vers Sweetgrass)

 Les ancêtres l’avaient etendue et nouée
la sweetgrass, ils nous disaient
fais des paquets, le monde n’est pas encore mûr

 La mésange des marais se trouve dans le pin blanc
elle appelle veut participer avec nous
c’est une cérémonie, une façon d’être vivante.

 

 

  • Sweetgrass est une ville au nord de l’état du Montana, mais c’est aussi une herbe que les Indiens d’Amérique du nord récoltent et rassemblent en “bouquets”ou bien en tresses pour les faire sécher et les faire brûler, ce qui degage une odeur particulière, comme le ferait l’encens, avec des vertus purificatrices. (N.d.T.)

∗∗∗∗∗∗

 

Bi Booniig

Boonipon apii biboong miidash dakaanimad odishiwe daashkikwaading
Boonitamaang madwezigoshkaag miinawaa bizindaamangidwaa wewenjiganoozhiinhyag
Boonigidetaadiwag mii maajii-aamiwaad epiichi makwamiiwaagamaag
Booniiwag enaazhi-zhingobiiwaadikwanan nanegaaj waaboozwaagonagaag
Boonam gegapii miidash boonendang aki biinish bookoshkaag

 

Landing Here

When it stops snowing in winter and deep cold arrives to crack the ice
We stop hearing the freezing then listen for the great horned owls
They forgive one another and begin to mate while the world is frozen
Landing on pine branches as snow falls gently in large flakes
Eventually she lays an egg then ignores the world until it breaks

 

Atterrir ici

 En hiver quand il cesse de neiger que le grand froid arrive et fait craquer la glace
Nous cessons d’entendre le gel alors nous écoutons les grands-duc
Ils se pardonnent les uns les autres et s’accouplent pendant que le monde est glacé
Se posant sur des branches de pin ils font tomber délicatement la neige en larges flocons 
Finalement elle pond un œuf alors elle ignore le monde jusqu’à ce qu’il éclose

 

 

 

Pour conclure, dire aussi que Margaret n’écrit pas « seule », dans le sens où elle reconnaît avoir des alliés objectifs et des soutiens en les personnes de Kim Blaeser, Heid E Erdrich, poètes Anishinaabe comme elle, entre autres amitiés. Je ne sais pas quel nom a été donné à Margaret Noodin, poète si attachante, mais si je devais lui en donner un, après ce que j’ai lu d’elle et sur elle, cela pourrait bien être « la-courageuse-survivante-qui-enseigne-inlassablement ». Et elle le fait dans le respect, dans la compassion ; pas de traces de colère chez elle comme il peut s’en trouver chez d’autres auteurs amérindiens même si elle dénonce le sort fait aux Indiens d’Amérique du nord, aujourd’hui comme par le passé. Quelque chose de pacifique dans son œuvre qui pourrait laisser entendre comme un appel à la réconciliation. Et comme le disait souvent John Trudell, leader et poète Sioux en direction d’un auditoire occidental : « n’oubliez pas que vous êtes les prochains Indiens » ! En ce monde perturbé où des espèces végétales, animales, disparaissent chaque jour, une vague d’extinction de l’espèce humaine n’est pas inenvisageable qui rappelle et évoque la vague d’extermination génocidaire subie par les Indiens d’Amérique du nord et les peuples indigènes de la planète, depuis le seizième siècle jusqu’à nos jours.

  •  




Olivier Larizza

Olivier Larizza est né en 1975 à Thionville, en Lorraine, dans une famille d’origine ouvrière ayant immigré d’Italie et de Hongrie. De 2003 à 2015, il a partagé sa vie entre Strasbourg et la Martinique. Il réside actuellement à Toulon et toujours dans la capitale européenne (plus jeune il a beaucoup voyagé en Europe et en Amérique du Nord).

Il est l’auteur depuis 1999 d’une œuvre littéraire variée, avec à son actif plus d’une vingtaine d’ouvrages en tous genres (romans, récits, nouvelles, essais, contes, poésie…) qui ont été récompensés de plusieurs prix littéraires et traduits dans une dizaine de pays : Iran, Russie, Biélorussie, Italie, Kazakhstan, Pologne, Roumanie, Serbie, Ukraine. Certains de ses livres pour la jeunesse et de ses contes (il en a publié une cinquantaine) sont étudiés dans les écoles. Une partie de son œuvre fait aussi l’objet d’études à l’Université en France et à l’étranger.

Le Figaro Magazine a parlé de « l’un des romanciers les plus doués de sa génération », tandis que le journal L’Alsace évoquait « un auteur hors norme, attachant, modeste et très éclectique dans son écriture ». Une prose « où l’humble touche au sublime » d’après Valeurs actuelles. Une expérience de lecture toujours surprenante.

Ses essais, « tout en nuances et en intelligence » selon Le Temps de Genève, portent sur la critique, la littérature et la société du numérique (sujet sur lequel Larizza donne des causeries et intervient dans les médias). Ces livres ont d’abord été recensés dans des revues anglo-saxonnes (French Studies à Oxford, The Modern Language Review, The New Zealand Journal of French Studies) puis dans la presse française (Le Monde, Les Échos, L’Humanité, la revue Europe) et francophone (La Libre Belgique, Luxemburger Wort, L’Orient-Le Jour au Liban, France-Antilles).

Olivier Larizza est professeur de langue et littérature anglaises à l’Université de Toulon depuis 2015. Auparavant il a été maître de conférences à l’Université des Antilles (2003-2015) et enseignant-chercheur à la Faculté de Strasbourg (2000-2003) après avoir débuté dans l’enseignement secondaire en 1998. Il est chercheur au laboratoire Babel (Toulon) et à l’Institut de recherches en langues et littératures européennes (Mulhouse). Sa thèse de doctorat, soutenue à l’Université de Strasbourg en 2002, portait sur l’écrivain et pasteur irlandais Charles Robert Maturin (1780-1824), l’auteur du formidable Melmoth (1820).

Olivier Larizza a en outre participé à plusieurs aventures éditoriales. Depuis 2014, il est l’un des éditeurs de la marque Andersen.

 

 

Bibliographie (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

Autres lectures

Olivier Larizza, La Condition solitaire

Olivier Larizza : texte et paratexte Suis sorti (j’avais rendez-vous avec un poème) inscrire l’air du temps Revenu des Antilles qui lui ont inspiré une trilogie poétique réunie sous le titre « La vie paradoxale »1, [...]




Une Conversation autour de “L’Ecole de New-York” à Cornelia Street Café

 

 

Cette conversation a été ouverte par la question suivante de Marilyne Bertoncini : “Est-ce qu'il existe de nos jours une école new-yorkaise de la poésie?” L'étiquette même, en anglais “New York School”, suggère la possibilité d'une prolongation dans le contexte contemporain d'un mouvement esthétique et d'un style cohérents, associés inévitablement aux noms des poètes célèbres Frank O'Hara et John Ashbery, parmi d'autres, connus sous la bannière “Poets of the New York School”.

 

On pourrait soutenir qu'une telle “école” dans le sens d'un mouvement bien uni n'a jamais existé. En fait le directeur d'une galerie d'art new-yorkaise, John Bernard Myers, fut le premier à employer le terme “Poets of the New School”. Myers eut le projet de lancer la réputation de son choix de peintres pionniers new-yorkais praticiens du style “AbEx” (expressionisme abstractioniste) comme “The New York School”, et en conséquence, il a enrôlé un certain nombre de poètes pour faire du bruit autour du projet, c'est-a-dire pour avancer son école artistique baptisée “The New York School.” Ce fut aussi Myers qui fit publier les premiers livres de ces poètesi .

 

Quand même il n'existerait pas de “New York School” dans le sens d'un mouvement bien uni, l'on pourrait envisager une certaine influence durable des poètes O'Hara et Ashbery, leurs styles et leurs poèmes les plus connus tels que, disons “The Day Lady Died” d'O'Hara, sur les poètes contemporains ou bien américains ou bien d'autres nationalités. Des poètes avec qui j'ai parlé récemment à New York et à Philadelphie, par exemple, Jack Israel de Philadelphie, répondent sans hésitation que les noms d'O'Hara et d'Ashbery, et les styles qu'ils représentent, restent encore dans l'air poétique, et dans les yeux et les oreilles de bien des poètes américains marquants de nos jours.

 

En ce qui concerne la poésie et les poètes français contemporains le mouvement connu sous le terme “New York School” résonne encore et inévitablement comme un mouvement internationaliste, liant la culture new-yorkaise avec non seulement les styles européens avant-gardistes mais plus précisément avec les mouvements modernistes français de Baudelaire aux Surréalistes. De même, les Français et les représentants d'autres milieux culturels européens comprennent l'histoire du Jazz d'un point de vue particulier, selon une perspective basée sur les artistes individuels qui ont laissé leur empreinte sur l'histoire culturelle française et européenne, tel que, par exemple, Miles Davis.

 

 

Robin Hirsch, “Ministre de Culture” au Café Cornelia Street

 

 

Par la suite j'ai pris contact avec Robin Hirsch, poète, écrivain, fondateur/propriétaire et “ministre de culture” au Café Cornelia Street, point de repère dans le Village de l'Ouest, centre-ville Manhattan. Hirsch est animateur de performances d'artistes de multiples descriptions dans son cabaret au sous-sol du café, rebaptisé récemment “The Underground” (Le Souterrain). Depuis plus de trente ans, Hirsch y accueille des poètes, des écrivains, des musiciens, des comédiens, et des artistes multi-disciplinaires ou “mixed media.” J'ai habité rue Sullivan, dans le Village du Sud ,tout près de la célèbre rue Bleecker et de la rue Cornelia pendant dix ans, et j'ai gardé d'excellents souvenirs du café, et de ma lecture au cabaret, le 29 mars, 2006.

 

Quand j'ai proposé à Hirsch de me donner son avis concernant l'existence d'une école new-yorkaise de poésie dans le contexte contemporain, il a répondu tout de suite qu'il n'y toucherait pas de sa vie (il faudrait imaginer le sourire ironique et les yeux bleus pétillants de l'espiègle “ministre de culture”). Par la suite, il m'a envoyé en forme de riposte un récit où il raconte l'ouverture du cabaret au Cornelia Street Café qui incarne, à mon sens, le kaléidoscope multicolore et sans cesse changeant de l'activité culturelle dans cette région du pays de la poésie dont le nom est New York City, qui se développe surtout dans les “villages” du centre-ville de Manhattan, à l'ouest et à l'est, en traversant constamment CE PONT qui lie le sud de Manhattan et Brooklyn.

 

Le souvenir de Hirsch, “Clean for Gene,” sur un ton à la fois comique et joyeux, raconte l'improvisation materielle collaborative requise pour la construction de l'espace au sous-sol du café destiné à accueillir les lectures inaugurales de poésie du Sénateur Eugene McCarthy lui-même, candidat démocrate à la présidence américaine, et son amie Siv Cedering. Ce récit amusant illustre bien un aspect fondamental de l'évolution de la vie de la poésie à New York : un engagement perpétuel avec l'immédiat, avec le moment, avec la scène qui passe, avec le rythme tellement varié de la vie quotidienne tel que l'on l'entend, convergeant et s'incorporant à la texture de la grande ville.

 

 

Convergences: New York en français

 

 

J'ai parlé également avec le poète new-yorkais Barry Wallenstein, participant régulier aux lectures de poésie à Cornelia Street Cafe ; collaborateur fidèle à la revue annuelle de poésie franco-anglaise La Traductière fondée par Jacques Rancourt; et plus récemment contributeur à la revue internationale de la poésie sur internet Recours au poeme, fondée par Matthieu Baumier et Gwen Garnier-Duguy. Au cours de notre conversation concernant les hypothèses sur une/la “New York School” nous  sommes tombé d'accord que c'est la diversité surtout qui caractérise la poésie contemporaine new-yorkaise. Son choix de poèmes écrits par des poètes contemporains new-yorkais publiés dans ce numéro spécial de Recours au Poème témoigne bien de la diversité, de l'excellence et de l'attraction actuelles de la poésie contemporaine à New York et ses alentours.

 

Nous avons aussi évoqué un aspect récurrent de la poésie new-yorkaise bien enracinée dans son histoire culturelle et sociale : la veine de contestation et de provocation, de protestation et de résistance, une énergie “souterraine” capable de monter à la surface, de se révéler à tout moment. À notre avis, c'est une dimension-phare de la poésie à laquelle New York et ses alentours ont longtemps donné naissance, et parmi les mesures les plus saillantes de sa valeur sur des plans internationaux, et finalement, peut-être plus urgentes de nos jours qu'à aucune autre période dans la mémoire récente.

 

Cette situation de la poésie new-yorkaise pourrait nous rappeler le rôle critique joué par la poésie, sa production et sa distribution, dans la Résistance au régime nazi et ses collaborateurs vichyistes pendant les “années sombres” de l'Occupation de la France, 1940-1944. Les presses clandestines de la Résistance furent fondées,alimentées et dirigées par des individus de disciplines très variées, des poètes, des écrivains, romanciers et journalistes, des éditeurs/rédacteurs, des artistes, des secrétaires, des techniciens, des étudiants, des professeurs, des chercheurs, des philosophes,et ainsi de suite, au péril de leurs vies, l'exemple de Louis Aragon et Paul Eluard figurant parmi les meilleurs. Parmi leurs activités et leurs exploits, ils firent sortir les poèmes collectés dans la clandestinité dans les prisons où les résistants et d'autres membres de groupes ciblés par les forces de la répression furent internésii . Dans les pages des Lettres françaises clandestines, le nom et les écrits de Whitman sont invoqués comme quides fraternels à ceux qui luttaient alors sous la répression et la persécution.

 

 

Bernard Block: “De Whitman à Ginsberg”/Au Cabaret du Café rue Cornelia

 

 

Robin Hirsch m'a également proposé de prendre contact avec Bernard Block, poète, organisateur/activiste, travailleur infatigable dans les champs et parmi les tribus de poètes new-yorkais. Block est fondateur et “commissaire” du programme de lectures/performances “From Whitman to Ginsberg” inauguré il y a cinq ans au Café Rue Cornelia. Ce programme reçut la recommandation du New Yorker en 2016.iii

 

Si les textures de la poésie new-yorkaise sont multiples et variées, et aussi difficiles à circonscrire qu'un océan de voix (alléluia), je trouve l'exemple de Block - sa vie, ses écrits et son activité en faveur d'autres poètes - un témoignage émouvant en faveur de la vie de la poésie comme expérience vécue, d' un engagement permanent, et donc des traditions progressistes les plus durables de la culture de New York. Block caractérise ainsi le programme qu'il a fondé : “Une poésie de témoignage,” avec “l'accent sur la langue parlée” [qui dépasse] “une dimension esthétique pour rejoindre une dimension morale, culturelle et politique, une “poésie d'engagement `politique,' avec la notion de la 'politique' entendue dans un sens très large. Nous nous inspirons des paroles de Whitman: 'Poésie du peuple, pour le peuple.' Ou Leonard Cohen: 'Une poésie qui change les vies et les lois,'”

 

L'oeuvre de Block illustre pour moi cet aspect de la poésie new-yorkaise qui s'exprime par une réponse à la vie quotidienne renouvelée au jour le jour dans la ville américaine la plus internationale, ses beautés, ses luttes, ses défis, ses agonies. Block est né dans le Brooklyn, à Bensonhurst, connu aussi sous le nom de Bath Beach, près de Gravesend Bay. Son activisme en faveur de la présentation et de la performance de la poesie témoigne d'un engagement à vivre la poésie, la poésie comme forme de vie plutôt que carrière, commodité ou prestige.

 

En rapport avec son accent sur la langue parlée et les traditions bardiques, les sujets des poèmes de Block sont aussi variés que cette “Coney Island of the Mind“ gravée dans la mémoire internationale par le grand poète Ferlinghetti. Le style des poèmes de Block est aussi élastique, s'adaptant aux conditions et à la situation de chaque poème. Parfois il adopte un mode visionnaire et imagiste, parfois une voix plus amplifiée, publique et oratoire. Block cite comme prédécesseurs fraternels Blake, Yeats, Auden et Kenneth Fearing aussi bien que Ferlinghetti, Langston Hughes et Dylan Thomas, parmi beaucoup d'autres poètes, artistes et musiciens.

 

Les poèmes que j'ai choisis pour cette traduction en français représentent juste une tranche de son oeuvre. J'ai privilégiéquelques poèmes dont le ton est solennel, et les sujets très sombres, se référant aux tragédies du passé et du présent qui sont les nôtres, nous invitant à aborder les questions qu'ils posent, à nos esprits, à nos coeurs. Ce choix reflète peut-être ma propre humeur plutôt élégiaque devant les problèmes et les défis qui se présentent au moment actuel.

 

Je voudrais remercier Robin Hirsch de m'avoir confié le texte de “Clean for Gene,” aussi bien que de m'avoir fait connaître Bernard Block, ce qui a permis des échanges généreux et précieux entre nous tous, et éventuellement avec “les poètes du monde” pour les yeux et les oreilles desquel Recours au poème  a été fondé.

 

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i - Voir The New York School Poets and the Neo-Avant-Garde: Between Radical Art and Radical Chic, Ashgate Publishing Ltd, UK, 2010, pour l'histoire et un argument concernant les caractéristiques des “Poets of the New York School”.

ii -Voir L'Honneur des poètes, Éditions de Minuit clandestines, juillet 1943, 21 poèmes de poètes français.

iii- La poésie de Block paraît dans la revue européenne sur internet, Levure Littéraire, numéros 8,9 et12, éditrices: Rodica Draghincescu et Erika Dagnino.  

 

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Cornelia Street Café, West Village New York: A Conversation

 

The conversation began with a question posed by Marilyne Bertoncini as she contemplated the first issue of the relaunched international online poetry review Recoursaupoème.fr: :“Is there a New York School of Poets” suggesting the possibility of a contemporary continuation of the celebrated New York School associated with the names of Frank O'Hara and John Ashbery, among others. Many commentators maintain there never was a “New York School of Poets” in the sense of a cohesive aesthetic movement. In fact art gallery director John Bernard Myers was the first to use the term “Poets of the New York School,” as he wanted to promote a selection of AbEx artists as a New York School at his gallery, enlisted a number of poets in furthering the project, and published their first books (See Mark Silverberg's The New York School Poets and the Neo-Avant-Garde: Between Radical Art and Radical Chic, Ashgate Publishing Ltd, UK, 2010, for an history and argument regarding the characteristics of “The Poets of the New York School”).

While there may very well be no New York School of Poets in the sense of a cohesive movement, a profitable question might be which notable poets active on a national, American or international basis still claim “influence” by the individual voices and styles associated with the “Poets of the New York School,” such as O'Hara and Ashbery; and/or which particular poems they published still resonate for them. Poets I have spoken with recently in both New York and Philadelphia, such as Philadelphia's Jack Israel, respond without hesitation that the names of O'Hara and Ashbery, and the styles they represent, are still very much in the air, and in the eyes and ears of notable contemporary American poets. As concerns contemporary French poetry and poets, the movement known as the “New York School” still inevitably resonates as an internationalist movement linking New York culture with not only European avant-garde intentions and styles, but rather and especially with modernist movements in French poetry from Baudelaire through the Surrealists, just as the French and other European cultural milieux have a particular slant on the history of Jazz based on individual figures who made their mark on French and European cultural history, such as, let's say, Miles Davis.

 

Robin Hirsch and Cornelia Street Café

 

I also got in touch with Robin Hirsch, poet, writer, founder and “minister of culture” of landmark Cornelia Street Café in the West Village of Lower Manhattan, which has hosted performances by artists of myriad stripes, poets, writers, musicians, actors, and mixed-media multi-disciplinarians for more than thirty years in its basement cabaret space, recently rebaptised as “The Underground.” I lived nearby on Sullivan street for a decade and have the fondest memory of reading at Cornelia one evening, March 29th, 2006. When I asked the question about a continuing “New York School,” the always puckish Hirsch responded, in essence, he wouldn't touch the question with a proverbial ten-foot pole (I can see the wry smile and twinkle in his impish blue eyes) and sent me instead as his generous riposte, a memoir of the founding of Cornelia Street Café which epitomizes, to my mind, the lively, ongoing kaleidoscope of cultural activity in that region of the country of poetry called New York City, specifically as it transpires in the villages of Lower Manhattan, west and east, and continually crosses THAT bridge between downtown Manhattan and Brooklyn.

Hirsch's memoir, “Clean for Gene,” gleefully recounts the collaborative improvisation required to open Cornelia Street in order to host the inaugural readings of poetry there by none other than Democratic presidential candidate Senator Eugene McCarthy and his friend Siv Cedering. This account captures with some hilarity a fundamental aspect of poetry in New York: a perpetual engagement with the immediate, the moment, the passing show, the multitudinous beat of everyday life as it is heard, converges and is incorporated in the body of the great city.

 

Convergences: New York in French

 

I also spoke with New York poet Barry Wallenstein, long-time contributor to the premier bilingual annual of poetry in French and English founded by Jacques Rancourt, La Traductière; and to the more recent online international poetry review Recoursaupoème.fr founded by Matthieu Baumier and Gwen Garnier-Duguy, who remains a regular contributor to readings at Hirsch's Cornelia Street Café. In a recent conversation on the subject of a/the “New York School” I found we quite agree that diversity is the hallmark of poetry in New York today. His choice of poems by contemporary poets for publication in the relaunching of Recoursaupoème.fr is ample testimony to both the diversity, excellence and broad appeal of contemporary poetry in the New York vicinity. We also agree that another, signal, recurring aspect of poetry produced in New York and a defining dimension of its history is that of a poetry of provocation and protest, and of a regularly resurfacing poetry of “underground” resistance which, in my view, is one of most salient measures of its value on both national and international stages; and perhaps more urgent today than at any time in recent memory. I am reminded of the incomparable role played by poetry during the Occupation of France in the clandestine Resistance press to Nazi and Nazi-led Vichy governments, as exemplified by the activity and publications inspired by Louis Aragon and Paul Eluard ( See L'Honneur des poètes Éditions de Minuit clandestines, juillet 1943, 21 poèmes de poètes français) which collected poems smuggled in and out of the prisons where resisters and other groups targeted by the forces of repression were interned. In the pages of the clandestine journal Les Lettres françaises, the name of Whitman appeared as a fraternal, guiding voice to those who struggled under such persecution and repression.

 

Bernard Block: “From Whitman to Ginsberg”/ The Cornelia Street Café Series

 

Robin Hirsch also introduced me to Bernard Block, poet, organizer/activist, tireless toiler in the fields among the tribes of New York poets. Block is the curator/host of the reading/performance series “From Whitman to Ginsberg” at Cornelia Street Café, now in its fifth year, with seventeen “editions” to its credit. The series received an endorsement from The New Yorker magazine in 2016. Block's poetry has been published in the European on-line literary journal, Levure Littéraire, #8, #9, #12, Editors: Rodica Draghincescu and Erika Dagnino.

While the strands, and strains, of the/a New York poetry may by many and various, and as difficult to confine as an ocean of voices, alleluia for that, I find the trajectory of Block's life, writing and activity in behalf of other poets, and of the life of poetry as a permanent engagement, a moving testimony to some of the longest running and best progressive traditions in the culture of New York. Block describes the series he founded as: “A poetry of witness,” with “an emphasis on the spoken word” [that goes beyond] “an aesthetic dimension to a moral, cultural, political dimension,” a “poetry of ‘political engagement,' with a very wide latitude for the notion of 'political.' We take our inspiration from Whitman: 'Poetry from the people, for the people'. Or Leonard Cohen: 'Poetry that alters lives and laws.'”

Block's work exemplifies for me that aspect of New York poetry which is expressed in a continual responsiveness to daily life in that most international of cities, its beauties, its struggles, its challenges, its agonies. A native of Bensonhurst, Brooklyn, resident of Bath Beach near Gravesend Bay, Block's activism in behalf of the presentation and performance of poetry bespeaks a commitment to poetry as an art that is lived from day to day, poetry as a life, a way of living, rather than as a career, a commodity or a prestige.

While respecting his emphasis on the bardic “oral tradition” and the “spoken word,” the subjects of Block's poems are as various as that “Coney Island of the Mind” inscribed in international memory by Ferlinghetti. The style of his poems is also quite elastic, adapted to the conditions and “situation” of each poem; and range from a visionary, imagistic mode to a more amplified and public voice. Block claims Blake, Yeats, Auden and Kenneth Fearing, as well as Ferlinghetti, Langston Hughes and Dylan Thomas as kindred voices, among many others. The poems I have chosen for translation in French represent a fraction of the range of his work; and lean toward the quieter, some quite somber, ones, with references to the tragedies of past and present, inviting us to engage the questions they pose in heart and mind, and perhaps reflecting my own somewhat elegiac mood in face of the challenges of our own moment.

 

I am grateful to Robin Hirsch for introducing me to Block's example, and to Block for his generous exchanges with me and, eventually, with “the poets of the world” whose eyes and ears France's Recoursaupoème.fr was founded to reach. 

 

 

 




Au Café Rue Cornelia, Village de l’Ouest, New York : Une Conversation

 

Marilyne Bertoncini a ouvert cette conversation en nous posant la question suivante: “Est-ce qu'il existe de nos jours une école new-yorkaise de la poésie?” L'étiquette même, en anglais “New York School”, suggère la possibilité d'une prolongation dans le contexte contemporain d'un mouvement esthétique et d'un style cohérents, associés inévitablement aux noms des poètes célèbres Frank O'Hara et John Ashbery, parmi d'autres, connus sous la bannière “Poets of the New York School”.

 

On pourrait soutenir qu'une telle “école” dans le sens d'un mouvement bien uni n'a jamais existé. En fait le directeur d'une galerie d'art new-yorkaise, John Bernard Myers, fut le premier à employer le terme “Poets of the New School”. Myers eut le projet de lancer la réputation de son choix de peintres pionniers new-yorkais praticiens du style “AbEx” (expressionisme abstractioniste) comme “The New York School”, et en conséquence, il a enrôlé un certain nombre de poètes pour faire du bruit autour du projet, c'est-a-dire pour avancer son école artistique baptisée “The New York School.” Ce fut aussi Myers qui fit publier les premiers livres de ces poètesi .

 

Quand même il n'existerait pas de “New York School” dans le sens d'un mouvement bien uni, l'on pourrait envisager une certaine influence durable des poètes O'Hara et Ashbery, leurs styles et leurs poèmes les plus connus tels que, disons “The Day Lady Died” d'O'Hara, sur les poètes contemporains ou bien américains ou bien d'autres nationalités. Des poètes avec qui j'ai parlé récemment à New York et à Philadelphie, par exemple, Jack Israel de Philadelphie, répondent sans hésitation que les noms d'O'Hara et d'Ashbery, et les styles qu'ils représentent, restent encore dans l'air poétique, et dans les yeux et les oreilles de bien des poètes américains marquants de nos jours.

 

En ce qui concerne la poésie et les poètes français contemporains le mouvement connu sous le terme “New York School” résonne encore et inévitablement comme un mouvement internationaliste, liant la culture new-yorkaise avec non seulement les styles européens avant-gardistes mais plus précisément avec les mouvements modernistes français de Baudelaire aux Surréalistes. De même, les Français et les représentants d'autres milieux culturels européens comprennent l'histoire du Jazz d'un point de vue particulier, selon une perspective basée sur les artistes individuels qui ont laissé leur empreinte sur l'histoire culturelle française et européenne, tel que, par exemple, Miles Davis.

 

 

Robin Hirsch, “Ministre de Culture” au Café Cornelia Street

 

 

Par la suite j'ai pris contact avec Robin Hirsch, poète, écrivain, fondateur/propriétaire et “ministre de culture” au Café Cornelia Street, point de repère dans le Village de l'Ouest, centre-ville Manhattan. Hirsch est animateur de performances d'artistes de multiples descriptions dans son cabaret au sous-sol du café, rebaptisé récemment “The Underground” (Le Souterrain). Depuis plus de trente ans, Hirsch y accueille des poètes, des écrivains, des musiciens, des comédiens, et des artistes multi-disciplinaires ou “mixed media.” J'ai habité rue Sullivan, dans le Village du Sud ,tout près de la célèbre rue Bleecker et de la rue Cornelia pendant dix ans, et j'ai gardé d'excellents souvenirs du café, et de ma lecture au cabaret, le 29 mars, 2006.

 

Quand j'ai proposé à Hirsch de me donner son avis concernant l'existence d'une école new-yorkaise de poésie dans le contexte contemporain, il a répondu tout de suite qu'il n'y toucherait pas de sa vie (il faudrait imaginer le sourire ironique et les yeux bleus pétillants de l'espiègle “ministre de culture”). Par la suite, il m'a envoyé en forme de riposte un récit où il raconte l'ouverture du cabaret au Cornelia Street Café qui incarne, à mon sens, le kaléidoscope multicolore et sans cesse changeant de l'activité culturelle dans cette région du pays de la poésie dont le nom est New York City, qui se développe surtout dans les “villages” du centre-ville de Manhattan, à l'ouest et à l'est, en traversant constamment CE PONT qui lie le sud de Manhattan et Brooklyn.

 

Le souvenir de Hirsch, “Clean for Gene,” sur un ton à la fois comique et joyeux, raconte l'improvisation materielle collaborative requise pour la construction de l'espace au sous-sol du café destiné à accueillir les lectures inaugurales de poésie du Sénateur Eugene McCarthy lui-même, candidat démocrate à la présidence américaine, et son amie Siv Cedering. Ce récit amusant illustre bien un aspect fondamental de l'évolution de la vie de la poésie à New York : un engagement perpétuel avec l'immédiat, avec le moment, avec la scène qui passe, avec le rythme tellement varié de la vie quotidienne tel que l'on l'entend, convergeant et s'incorporant à la texture de la grande ville.

 

 

Convergences: New York en français

 

 

J'ai parlé également avec le poète new-yorkais Barry Wallenstein, participant régulier aux lectures de poésie à Cornelia Street Cafe ; collaborateur fidèle à la revue annuelle de poésie franco-anglaise La Traductière fondée par Jacques Rancourt; et plus récemment contributeur à la revue internationale de la poésie sur internet Recours au poeme, fondée par Matthieu Baumier et Gwen Garnier-Duguy. Au cours de notre conversation concernant les hypothèses sur une/la “New York School” nous  sommes tombé d'accord que c'est la diversité surtout qui caractérise la poésie contemporaine new-yorkaise. Son choix de poèmes écrits par des poètes contemporains new-yorkais publiés dans ce numéro spécial de Recours au Poème témoigne bien de la diversité, de l'excellence et de l'attraction actuelles de la poésie contemporaine à New York et ses alentours.

 

Nous avons aussi évoqué un aspect récurrent de la poésie new-yorkaise bien enracinée dans son histoire culturelle et sociale : la veine de contestation et de provocation, de protestation et de résistance, une énergie “souterraine” capable de monter à la surface, de se révéler à tout moment. À notre avis, c'est une dimension-phare de la poésie à laquelle New York et ses alentours ont longtemps donné naissance, et parmi les mesures les plus saillantes de sa valeur sur des plans internationaux, et finalement, peut-être plus urgentes de nos jours qu'à aucune autre période dans la mémoire récente.

 

Cette situation de la poésie new-yorkaise pourrait nous rappeler le rôle critique joué par la poésie, sa production et sa distribution, dans la Résistance au régime nazi et ses collaborateurs vichyistes pendant les “années sombres” de l'Occupation de la France, 1940-1944. Les presses clandestines de la Résistance furent fondées,alimentées et dirigées par des individus de disciplines très variées, des poètes, des écrivains, romanciers et journalistes, des éditeurs/rédacteurs, des artistes, des secrétaires, des techniciens, des étudiants, des professeurs, des chercheurs, des philosophes,et ainsi de suite, au péril de leurs vies, l'exemple de Louis Aragon et Paul Eluard figurant parmi les meilleurs. Parmi leurs activités et leurs exploits, ils firent sortir les poèmes collectés dans la clandestinité dans les prisons où les résistants et d'autres membres de groupes ciblés par les forces de la répression furent internésii . Dans les pages des Lettres françaises clandestines, le nom et les écrits de Whitman sont invoqués comme quides fraternels à ceux qui luttaient alors sous la répression et la persécution.

 

 

Bernard Block: “De Whitman à Ginsberg”/Au Cabaret du Café rue Cornelia

 

 

Robin Hirsch m'a également proposé de prendre contact avec Bernard Block, poète, organisateur/activiste, travailleur infatigable dans les champs et parmi les tribus de poètes new-yorkais. Block est fondateur et “commissaire” du programme de lectures/performances “From Whitman to Ginsberg” inauguré il y a cinq ans au Café Rue Cornelia. Ce programme reçut la recommandation du New Yorker en 2016.iii

 

Si les textures de la poésie new-yorkaise sont multiples et variées, et aussi difficiles à circonscrire qu'un océan de voix (alléluia), je trouve l'exemple de Block - sa vie, ses écrits et son activité en faveur d'autres poètes - un témoignage émouvant en faveur de la vie de la poésie comme expérience vécue, d' un engagement permanent, et donc des traditions progressistes les plus durables de la culture de New York. Block caractérise ainsi le programme qu'il a fondé : “Une poésie de témoignage,” avec “l'accent sur la langue parlée” [qui dépasse] “une dimension esthétique pour rejoindre une dimension morale, culturelle et politique, une “poésie d'engagement `politique,' avec la notion de la 'politique' entendue dans un sens très large. Nous nous inspirons des paroles de Whitman: 'Poésie du peuple, pour le peuple.' Ou Leonard Cohen: 'Une poésie qui change les vies et les lois,'”

 

L'oeuvre de Block illustre pour moi cet aspect de la poésie new-yorkaise qui s'exprime par une réponse à la vie quotidienne renouvelée au jour le jour dans la ville américaine la plus internationale, ses beautés, ses luttes, ses défis, ses agonies. Block est né dans le Brooklyn, à Bensonhurst, connu aussi sous le nom de Bath Beach, près de Gravesend Bay. Son activisme en faveur de la présentation et de la performance de la poesie témoigne d'un engagement à vivre la poésie, la poésie comme forme de vie plutôt que carrière, commodité ou prestige.

 

En rapport avec son accent sur la langue parlée et les traditions bardiques, les sujets des poèmes de Block sont aussi variés que cette “Coney Island of the Mind“ gravée dans la mémoire internationale par le grand poète Ferlinghetti. Le style des poèmes de Block est aussi élastique, s'adaptant aux conditions et à la situation de chaque poème. Parfois il adopte un mode visionnaire et imagiste, parfois une voix plus amplifiée, publique et oratoire. Block cite comme prédécesseurs fraternels Blake, Yeats, Auden et Kenneth Fearing aussi bien que Ferlinghetti, Langston Hughes et Dylan Thomas, parmi beaucoup d'autres poètes, artistes et musiciens.

 

Les poèmes que j'ai choisis pour cette traduction en français représentent juste une tranche de son oeuvre. J'ai privilégiéquelques poèmes dont le ton est solennel, et les sujets très sombres, se référant aux tragédies du passé et du présent qui sont les nôtres, nous invitant à aborder les questions qu'ils posent, à nos esprits, à nos coeurs. Ce choix reflète peut-être ma propre humeur plutôt élégiaque devant les problèmes et les défis qui se présentent au moment actuel.

 

Je voudrais remercier Robin Hirsch de m'avoir confié le texte de “Clean for Gene,” aussi bien que de m'avoir fait connaître Bernard Block, ce qui a permis des échanges généreux et précieux entre nous tous, et éventuellement avec “les poètes du monde” pour les yeux et les oreilles desquel Recours au poème  a été fondé.

 

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i - Voir The New York School Poets and the Neo-Avant-Garde: Between Radical Art and Radical Chic, Ashgate Publishing Ltd, UK, 2010, pour l'histoire et un argument concernant les caractéristiques des “Poets of the New York School”.

ii -Voir L'Honneur des poètes, Éditions de Minuit clandestines, juillet 1943, 21 poèmes de poètes français.

iii- La poésie de Block paraît dans la revue européenne sur internet, Levure Littéraire, numéros 8,9 et12, éditrices: Rodica Draghincescu et Erika Dagnino.