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Alain Roussel, Le Texte impossible, suivi de Le vent effacera mes traces

L’œuvre d’Alain Roussel est polymorphe. Si la poésie y occupe la première place, elle comprend aussi des romans, des récits, des nouvelles, des essais, sans compter une intense activité critique exercée à travers les nombreuses recensions que donne aussi généreusement que régulièrement à de grandes revues ce lecteur infatigable. Son écriture peut privilégier la densité d’une forme aphoristique autant que le déferlement d’une prose poétique déroulant sans ponctuations une seule phrase couvrant tout un ouvrage.

Si son clavier comporte aussi plusieurs registres et fait la part belle à l’imaginaire, à l’humour, à la cabale phonétique où l’être se mue en lettre, la liberté de jeu n’est pourtant jamais gratuite, mais toujours motivée par une profonde quête de sens.

Avec ce trentième opus, Alain Roussel, une fois encore, nous surprend et nous invite à sa table. Une entrée, un plat de résistance et le chariot des desserts. Un festin de rêve. L’ouvrage qui paraît dans la belle et bien nommée collection « Les vies imaginaires » se compose d’un poème introductif, d’une prose centrale, et d’une suite de quatre poèmes réunis sous le titre de Le vent effacera mes traces.

Lettre poème pour un amour perdu, proposé en ouverture nous prépare à la survenue du Texte impossible. Cette lettre jamais postée, comme une adresse intime à ce qui fut vécu, nous plonge dans l’état intérieur et les sombres dispositions du poète.

je traînais mon néant par les rues d’Arles
comme dans un labyrinthe sans fil d’Ariane.

Alain Roussel, Le Texte impossible, suivi de Le vent effacera mes traces, Arfuyen, 2023, 103p. 13,5€.

Mais cette errance peut être favorable au surgissement de l’inattendu qui toujours nous devance.

ce jour-là le monde avait rêvé notre amour,
mais nous ne le savions pas encore

Le Texte impossible entremêle deux thèmes constants chez Alain Roussel qui procèdent d’une expérience fondatrice où se nouent l’amour et l’écriture. Un même vide souvent les précède, une même décharge électrique signale leur avènement, un même désir les stimule, une même jubilation les exalte, un même tourment les menace. L’un et l’autre nous initient.  Et le poète ne cesse d’explorer les liens, les parentés, les secrètes connivences qu’ils entretiennent. On pourrait croire que c’est l’amour qui suscite le langage amoureux. Pourtant, les plus beaux accents, à quelques exceptions près, jaillissent quand l’amour se perd ou qu’il est impossible comme souvent chez les troubadours. L’état de poésie est un état amoureux comme l’ont si bien chanté les poètes de l’amour courtois auquel l’auteur se réfère souvent. L’inspiration est comme un coup de foudre, une ébriété soudaine, une ivresse d’être dont la poésie comme la femme est la source et que le poème comme l’amant voudraient rejoindre.

Le Texte impossible nous conte son histoire. Peut-être celle d’un amour impossible. Et comment il s’empare de celui qui l’écrit, l’envoûte, le fascine, le conduit. Mais il est aussi le récit d’une lutte de l’écriture aux prises avec la banalité du quotidien. On l’abandonne, mais sans cesse on le reprend, à moins que cela ne soit lui qui nous reprenne. Le texte impossible questionne le réel dont il se méfie tant il échappe à la saisie du langage. Le réel se rit de nos discours. Il est là, affalé dans sa platitude insolente, me regardant de biais avec cet air de vouloir dire : Vas-y, écris, écris encore… La brûlante nudité de l’aimée ou celle du monde est inaccessible au brouillard des mots. Devant la platitude ordinaire, cette écriture est pourtant capable de faire des trouées dans le réel et de livrer des passages au fabuleux, comme celle que peut opérer la seule lettre O. C’est ça l’écriture, ça part d’un point, ça part d’une bulle, ça part de rien, ça tourne en boucle comme ce O à l’intérieur de la tête, et ce O pourrait être ta bouche mon amour dans la soudure à haute température de nos baisers… Les paroles alors peuvent aussi bien sortir par les lèvres entrouvertes d’un sac à main.

Comme toujours chez Alain Roussel, la question du langage est centrale. J’écris parce que je n’ai rien à dire… Je n’écris qu’à la condition d’interroger mon écriture, de l’expliquer à l’instant même où elle s’envole… Il y a quelque chose d’insoluble dans cette volonté d’interroger la parole par la parole… Peut-être faudrait-il brûler tous les mots pour que le non-dit se profile. Et si nous vivions à l’insu du langage ? À la fin, le texte parle de sa fin qui le guette depuis le début. Comment peut finir le texte impossible ? À quoi peut-il nous ouvrir une fois refermé si ce n’est sur le texte de la vie ?

Mais l’histoire du Texte impossible ne s’arrête pas là. Une première version de ce texte, tirée à la ronéo (agrafée, mal imprimée), a été envoyée en 1975 à quelques poètes et écrivains qui, à la surprise de l'auteur, ont suscité des réactions très favorables émanant de divers milieux, notamment de Gherasim Luca, Vincent Bounoure, Roland Barthes, René Nelli, Jacques Abeille… Il fit ensuite l'objet d'une publication confidentielle en 1980 par Pierre Vandrepote dans sa collection « inactualité de l’orage", avec de nouvelles réponses élogieuses : Joyce Mansour, Giovanna et Jean-Michel Goutier, Marianne Van Hirtum... Le texte a été profondément remanié pour la présente édition », précise l’auteur. Ce qui nous laisse deviner la place capitale qu’il occupe dans l’élaboration d’une œuvre.

Pourquoi et en quoi ce texte est-il impossible ? « Rien de plus imminent que l’impossible », déclare Victor Hugo pour nous mettre sur la piste. Mais c’est l’aveu de Jean Cocteau qui, en renversant l’adage latin, semble le mieux correspondre à l’engagement dont il est ici question : « À l'impossible, je suis tenu. » L’écriture d’Alain Roussel semble toujours obéir à cette secrète injonction qui le pousse sans cesse à l’invention. La phrase le prend par la main et le mène vers un possible qui recule. « J’écris en spirale autour d’un silence qui se dérobe continuellement, ne l’atteignant que par éclairs. »L’auteur se laisse ainsi guider par la phrase, son énergie intime, son entêtement farouche à s’accomplir. Et c’est en enroulant et déroulant ses anneaux que les méandres de cette phrase flexueuse peu à peu nous captivent.

Seul le chemin sait où il va, le premier et le plus long des poèmes qui figurent à la suite du Texte impossible, s’inscrit parfaitement dans cette perspective comme le suggère son très beau titre. Daté de 2020, il est le regard porté 40 ans après sur cette aventure. Il y est toujours question de cette rencontre amoureuse qui se confond avec celle de la langue. Si Nadjade Breton est évoquée, on pense aussi à L’amour la Poésie d’Éluard.

l’amour est la plus belle excuse de la poésie,
mais plus personne ne parle comme ça
en ce siècle à peine né et déjà vieillissant
où même les mots ne prennent plus leur envol
par les courants aériens du sens
de sombres geôliers les retiennent captifs
dans les limites ordinaires de la signification.

Dans une sorte de biographie de l’intime, l’auteur revisite le chemin parcouru. Depuis le flux et reflux d’une jeunesse ardente, les émois de l’adolescence, le frémissement des amours naissantes, le partage des amitiés vivantes autant que des lectures ardentes, les flâneries citadines ou la traversée des déserts vers les Indes intérieures autant que géographiques, un même mouvement anime la phrase d’Alain Roussel et renouvelle ses métamorphoses.

Je m’abandonnais au vent de l'écriture
Qu'il vienne du dedans ou du dehors
guidé seulement par l’étonnement et la surprise
ne jamais réécrire le même texte
ne jamais marcher dans ses propres traces.

Un vent sans cesse pousse la phrase d’Alain Roussel et la porte en avant. Une phrase toujours en quête et inquiète d’inédit. Elle explore ce qui advient dans la candeur de l’insu. Et elle acquiesce à ce qui se dérobe, au fait de ne pas savoir, à l’immensité du mystère.

La poésie a accompagné mon voyage
je ne sais rien d’elle ou si peu de choses
comme d’une femme dont on est amoureux
est-elle la lune ou le doigt qui la désigne.

Le vent de l’écriture et le vent qui effacera ses traces est-il le même ? Pourtant, le vent du regard qui les traverse dans les yeux du lecteur à nouveau les ranime, les enflamme. Un parfum s’élève de cette écriture savoureuse, parcourue de sensations où la langue de la parole se confond avec celle qui est dans la bouche pour notre intime délectation. Un festin de rêves.

Présentation de l’auteur

Alain Roussel

Il s'est intéressé très tôt à l'ésotérisme sous tous ses aspects, lisant pêle-mêle Fabre d'Olivet, Louis-Claude de Saint-Martin, Swedenborg, Éliphas Lévi, Denys l'Aréopagite, Fulcanelli, René Guénon et les grands textes orientaux (bouddhisme tch'an, soufisme, hindouisme, taoïsme). Il a découvert la poésie, en vers et en prose, vers l'âge de dix-sept ans, devenant au fil du temps un lecteur insatiable de Rimbaud, Baudelaire, Lautréamont, Breton, Artaud, Daumal, Leiris, Michaux, Paz, Duprey, de Chazal, Pessoa, Juarroz, Munier, Bonnefoy.

Cet auteur s'inscrit dans une double démarche. D'une part, il écrit des proses poétiques resserrées, à la limite du silence, essayant de dire en quelques mots la présence, l'absence, l'attente, rôdant autour de l'innommable, de l'indicible (ces livres sont publiés chez Lettres Vives et aux éditions Cadex).

D'autre part, il écrit des récits où il peut donner libre cours à son imagination, à son humour, à son insolence, sans perdre la quête du sens qui est essentielle à toute sa démarche. En témoigne son recueil de nouvelles Que la ténèbre soit !(Éditions La Clef d’Argent) et deux romans  : "Le Labyrinthe du Singe" et "Chemin des Équinoxes", publiés chez Apogée.

Bibliographie

  • Le Poème après le naufrage, P.-J. Oswald, 1977
  • Rétropoèmes, Inactualité de l'orage, 1978
  • Les Aventures d'Aluminium, Inactualité de l'orage, 1979
  • Le Texte impossible, Inactualité de l'orage, 1980
  • Le Temps d'un train, P. Vandrepote, 1983
  • La Lettre au petit homme noir, Plasma, 1984
  • Rite pour l'aurore, Tournefeuille, 1989; rééd. Lettres vives, 1998
  • La Légende anonyme, Lettres vives, 1990
  • Il y aura toujours des gardiens de phare, Poiein, 1992
  • Fragments d'identité, Lettres vives, 1995
  • L'Ordinaire, la Métaphysique, Cadex, 1996
  • La Poignée de porte, Cadex, 1999
  • Somnifère d'indien, Wigwam, 1999
  • Sans commentaire (avec Christian Hibon), La Clef d'Argent, 2000
  • L'Œil du double, Lettres vives, 2001
  • Ils, Cadex, 2003
  • La Voix de personne, Lettres vives, 2006
  • Le Récit d'Aliéna, Lettres vives, 2007
  • La Vie privée des mots, La Différence, 2008
  • Que la ténèbre soit !, La Clef d'Argent, 2010
  • Le gardien des voyages, Pièces à conviction, 2010
  • Chemin des équinoxes, Éditions Apogée [archive], 2012
  • Petit manuel de savoir-vivre en une seule leçon, Le Cadran ligné, 2012
  • Ainsi vais-je par le dédale des jours, Éditions Les Lieux-dits, 2013
  • Le Labyrinthe du Singe, Éditions Apogée [archive], 2014
  • Le Boudoir de la langue, illustrations de Georges-Henri Morin, Pierre Mainard, 2015
  • Un soupçon de présence, Le Cadran ligné [archive], 2015
  • Le livre des évidences, avec des encres de Georges-Henri Morin, éditions des Deux Corps, 2016
  • La Phrase errante, Le Réalgar Editions [archive], 2017
  • La Vie secrète des mots et des choses, Maurice Nadeau, 2019
  • Avec Christian Hibon, Sans commentaire, éditions Pierre Mainard, 2021
  • Arachné, avec un dessin de Marie Alloy, Éditions Les Lieux-Dits (collection Le Loup bleu), 2022
  • Le texte impossible, suivi de Le vent effacera mes traces, Éditions Arfuyen,2023

Poèmes choisis

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